Réflexions finales sur la mémoire de la dictature en Argentine.

Écrit par Maeva Morin

Il y a un phénomène mondial lié à la mémoire, c'est en ce sens que certains auteurs parlent de « fièvre mémorielle ». Ainsi Enzo Traverso dans son article  De la memoria y su uso publico montre que le cas de l'Argentine n'est pas unique, le phénomène mémoriel se développe aussi bien en Pologne, qu'en Chine ou en Corée. Cet auteur parle de « globalisation de la mémoire » au sens où, bien que les événements et les caractéristiques nationales diffèrent, un phénomène global émerge : la sanctification des victimes et des héros nationaux. Ceux-ci, qu'ils soient un groupe minoritaire ou une communauté nationale, réclament une reconnaissance ainsi qu'une réparation morale et matérielle. L'auteur appuie sa thèse sur les récents débats autour de l'esclavage, du colonialisme, des crimes de guerres et des génocides. Ces débats mettent l'historien du temps présent face à un problème majeur: l'écriture du passé alors qu'il est encore un objet présent. Enzo Traverso rappelle en effet que pour écrire l'Histoire il faut penser le passé comme une expérience terminé. Or comme c'est le cas en Argentine, ou pour d'autres pays ayant connu une expérience totalitaire similaire, le risque pour l'historien est de voir la mémoire nationale se transformer en mémoire des victimes. L'historien Peter Novick, étudiant la mémoire de l'Holocauste, parle d'une « religion civile » qui transforme les survivants en « Saints laïcs ». La société célèbre les anniversaires, rend des hommages aux victimes, sacralisent des lieux de mémoire. L'Etat tient d'ailleurs un rôle dans ce processus en promulguant des lois, impulsant des procès et sanctionnant le calendrier avec des dates anniversaires.

Le cas de l'Argentine s'inscrit donc dans un processus global. Il est à  bien des égards intéressant de constater qu'effectivement la mémoire et la commémoration de la dernière dictature y tient presque lieu de religion. Les associations des droits de l'Homme parlent en effet de devoir de mémoire. Les dates anniversaires donnent lieu à de grands regroupements populaires. Il est dès lors difficile d'établir une limite entre la transmission de l'Histoire, et donc de la mémoire aux nouvelles générations et la mise en place d'une « religion civile » où les victimes sont sacralisées. C'est probablement cette difficulté qui explique la raison pour laquelle les historiens argentins étudient peu l'histoire de la dernière dictature. Roberto Pittaluga montre en effet dans son article sur l'Ecriture du passé récent argentin : entre histoire et mémoire, qu'un discours testimonial domine depuis ces dix dernières années. Celui-ci explique que « les regards sur le passé récent argentin furent principalement dirigés vers la reconstitution testimoniale des dimensions répressives de l'Etat et de leurs conséquences durant la transition démocratique ». L'historiographie argentine sur la dernière dictature abonde d'ouvrages de journalistes d'investigations traitant des exactions de l'Etat répressifs donnant lieu le plus souvent à une surenchère de l'horreur. En effet ces ouvrages rendent difficilement compte de la complexité des processus politiques, sociaux et culturels des années soixante et soixante-dix.

Toutefois l'Argentine reste « précurseur » dans le domaine de la mémoire des années dictatoriales dans le Cône sud. En effet, bien que la justice fonctionne à deux vitesse, des procès ont lieu grâce au dynamisme des associations des droits de l'Homme et au soutien du gouvernement. Si l'on compare avec d'autres pays du Cône sud, on remarque que l'Argentine est un des rares pays à affronter son passé. Ainsi le Courrier International, publiait récemment un article qui rendait compte de l'impunité qui perdurait en Uruguay. Le 25 octobre a eu lieu un référendum pour l'abrogation de la loi dite de « prescription », une amnistie qui empêche de juger les responsables des atteintes aux droits de l'Homme durant la dernière dictature (1973-1985). Cette loi avait été votée par le Parlement en 1986 et ratifiée par référendum en 1989. Or, lors du dernier référendum, le oui n'a pas obtenu les 50% nécessaire à l'abrogation. Un autre article du Courrier International mettait l'accent sur l'héritage de Pinochet au Chili, notamment sur la privatisation d'ancienne entreprise publique, durant la dictature. En effet, Julio Ponce Lerou, l'ancien gendre de Pinochet détient encore aujourd'hui l'entreprise publique Soquimich, devenu la SQM lors de sa privatisation entre 1983 et 1988. Alors que cette ancienne entreprise publique, spécialisée dans l'extraction de lithium, revient normalement à l'Etat, celle-ci reste aux mains de l'ancien gendre du dictateur déchu et ce jusqu'en 2030 ! En comparason, l'Argentine a le mérite d'affronter son passé et de tenter de construire une mémoire pour les générations future grâce notamment à la collaboration de l'Etat, des Associations des droits de l'Homme et de la société civile en demande permanente. Cette dernière ne peut en effet éviter ce passé omniprésent, la dictature étant présente à chaque coin de rue. Des tags à l'Université de Buenos Aires mais aussi dans la rue indiquent que la population s'est approprié les lieux publics pour en faire des lieux de mémoire. La mémoire de la dictature est aussi un thème d'inspiration pour les artistes, avec les travaux de Gustavo Germano et de Martin Acosta mais aussi grâce au musée de la mémoire de la Plata où sont exposées des peintures et des sculptures relatives à la dictature.

Ce dossier thématique tend à montrer que l'Argentine se met aujourd'hui face à son histoire. Celui-ci ne rend compte que d'une partie des débats qui ont cours en Argentine et dans le Cône Sud en général. En effet, c'est un débat en constante évolution, de part l'action des Associations des droits de l'Homme, l'avancée des procès et la créativité permanente des artistes qui s'intéressent au sujet. Nous invitons donc le lecteur à se reporter à la bibliographie et aux sources de ce dossier qui proposent une liste exhaustive des Associations des droits de l'Homme. Le lecteur pourra ainsi se rendre sur les sites internet et suivre l'avancée du débat en Argentine.

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Puentes, Ano 8, Numéro 25, décembre 2008, Comision Provincial por la Memoria, La Plata.

« L'Argentine de Perón à Kirchner, 1973-2003 », Matériaux pour l'histoire de notre temps, N°81, janvier-mars 2006, La BDIC et l'Association des Amis de la BDIC et du Musée.

Courrier International, « Uruguay, l'impunité reste intouchée », n°991, 29 octobre-4 novembre 2009, Paris.

Courrier International, « Chili, le lithium dans les mains de la famille Pinochet »,  n°988, 8 octobre-14 octobre 2009, Paris.


 

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