Prologue : l'immigration européenne à Valparaíso.

Écrit par Claire Bénard ; Alice Martin-Prével ; Marie-Aimée Prost

Du milieu du XIXe au début du XXe siècle, l'Europe connaît la plus grande émigration de tous les temps. En pleine Révolution Industrielle, le vieux continent est sujet à d'importants changements économiques et politiques qui fracturent le paysage social. Fuyant la misère, l'insécurité politique ou les persécutions religieuses, des milliers d'Européens prennent le large en quête d'une nouvelle vie.

Les pays d'Amérique latine, récemment émancipés de la tutelle espagnole ou portugaise, font alors figure de Nuevo Mundo. Si beaucoup de migrants s'arrêtent au Brésil ou en Argentine, certains décident de poursuivre leur périple en passant le Cap Horn pour jeter l'ancre à Valparaíso, le principal port d'accueil du Chili. Lieu d'escale - temporaire ou définitive - par excellence, le port de Valparaíso se transforme rapidement en un véritable pôle cosmopolite où se côtoient de nombreuses nationalités d'Europe.

Le but de notre recherche est d'étudier, près d'un siècle et demi plus tard, la mémoire de cette présence européenne dans la ville de Valparaíso. Pour ce faire, il s'avère tout d'abord nécessaire de dresser un bref rappel historique afin de remettre en contexte l'importance de ce mouvement migratoire.

I. L'indépendance du Chili et sur son ouverture à l'international : lancement de la dynamique migratoire

L'indépendance du Chili, déclarée en 1810, joue un rôle non négligeable dans les premières vagues d'immigration. En effet, la fin du monopole économique de l'Espagne permet d'ouvrir les frontières aux échanges. L'insertion du Chili dans le commerce international se présente même comme une nécessité : dépourvu d'une industrie nationale, le jeune Etat est contraint d'avoir recours aux importations, ce qui dynamise les échanges avec différents pays d'Europe.

Par conséquent, Valparaíso, port principal du commerce chilien, attire une main d'œuvre qualifiée d'ingénieurs, d'architectes et de commerçants[1] qui profite des opportunités offertes par cette ouverture nouvelle. Néanmoins, cette dynamique d'immigration est initialement nuancée par les difficultés de transports. C'est ainsi qu'il faut attendre le dernier quart du XIXe siècle, la multiplication des compagnies commerciales et des entreprises maritimes pour que les flux migratoires prennent une ampleur significative.

Il est également important de remarquer que la religion ne s'imposa pas en barrière dissuasive face à ces mouvements migratoires. Si le catholicisme reste la seule et unique religion d'Etat, les Juifs, les Protestants anglo-saxons ou allemands ne sont pas pour autant stigmatisés. Rapidement respectés - voire honorés - pour leur contribution au développement de Valparaíso, ils s'intègrent dans la société aussi facilement que les Espagnols, Italiens ou Français catholiques. Le droit à pratiquer publiquement leur culte et à construire leurs propres institutions religieuses ne leur sera toutefois garanti que dans la deuxième moitié du XIXe siècle[2].

II. Une immigration « de la pure misère »

Parallèlement à cette immigration qualifiée, s'ajoute, à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, une immigration de « la pure misère »[3]. Il s'agit de mouvements de masse constitués d'agriculteurs ou d'ouvriers qui, réduits au chômage en Europe, décident d'aller tenter leur chance dans des terres nouvelles. La crise économique des années 1870-1880, conjuguée dans certains cas à une forte instabilité politique (Italie, Espagne), alimente très lourdement cette tendance.

Avec le progrès des transports maritimes,  les voyages transatlantiques se généralisent et permettent à des milliers d'Européens de rejoindre des terres aussi lointaines que celles du Chili. Débarquent ainsi dans le port de Valparaíso de véritables communautés d'Italiens, de Français, d'Allemands ou d'Anglais qui, rapidement, se fondent dans la trame industrielle de la ville.

III. Le rôle des autorités chiliennes

L'immigration européenne à Valparaíso - et par extension au Chili - n'aurait jamais connu une telle intensité sans les politiques de propagandes des autorités chiliennes. De fait, alors que les pays européens saturent en offre de travail, le Chili, intégré depuis peu dans le commerce international, a besoin de bras, de savoir-faire et de technologies pour se développer. La « race blanche européenne », considérée comme supérieure à celle de sang indigène, apparait au pouvoir politique comme une double garantie de progrès et de « purification » de la population.

Aussi, les Gouvernements Balmaceda (1886-1891) et Pedro Montt (1906-1910) lancent toute une série d'offres destinées à attirer des travailleurs européens. Des terres sont distribuées aux nouveaux arrivants dans le sud du pays, des promotions de voyage sont avancées et, en 1882, se met en place la Agencia de Colonización General en Europa, chargée de recruter le plus d'immigrés européens que possible.

Toutefois, il convient de noter que les flux d'immigration européenne au Chili restent nettement inférieurs à ceux accueillis par les autres pays du Cône sud. Cela s'explique en partie par la géographie du territoire qui limite considérablement les offres de terres cultivables tandis que les contraintes climatiques des terres australes et l'absence de réseaux de communication rendent la vie particulièrement dure. La réalité chilienne s'avère donc souvent décevante : de nombreux immigrés se tournent vers l'Argentine ou décident de repartir en Europe.

IV. L'immigration européenne, entre intégration et sentiment communautaire

Les Européens qui arrivent après l'indépendance sont pris dans une double dynamique : l'intégration aux activités d'un pays et la construction de cercles nationaux qui entretiennent les liens avec la « mère patrie ».

En s'installant à Valparaíso, les immigrés européens amènent avec eux leur savoir-faire et s'investissent personnellement et financièrement dans le développement de la ville ; ils accumulent des richesses sans nécessairement rechercher gloire ou pouvoir. Les réseaux de transport urbains s’étendent grâce aux technologies apportées par les migrants allemands et français et la création de nouvelles entreprises stimule le commerce. Les Britanniques apportent leurs techniques maritimes, les Allemands se distinguent dans le champ chimique et pharmaceutique et tandis que les Français développent toute une industrie reliée à la haute-couture.

En plus des progrès technologiques, on voit naître dans la ville de Valparaíso une cohabitation culturelle avec les traditions nationales qui se mêlent aux chiliennes. Ainsi, les Européens font du Chili leur seconde patrie et la première de leurs enfants. Très vite, les immigrés se rapprochent des élites locales, comprenant qu'ils partagent des valeurs communes, et les mariages d'intérêt deviennent fréquents.

Cependant, loin d'eux l'idée de rompre avec leur pays d'origine. La Grande Guerre en sera la démonstration la plus évidente puisque certains immigrés (même de la deuxième génération) s'engagent et combattent dans les rangs des nations européennes, prouvant leur attachement à des patries qu'ils n'avaient, pour certains, jamais vus. Ainsi, un fort sentiment patriote s'autoalimente par la conservation de la nationalité, la pratique de la langue et surtout par la vie sociale animée par les institutions propres aux colonies, tels que le Club Allemand, la Société Française de Bienfaisance de Valparaíso, ou encore le Cercle Italien.

Bibliographie - Webographie

  • BLANCPAIN, Jean Pierre, Francia y los franceses en Chile, Ed. Histo/Hachette, Santiago de Chile, 1986.
  • ESTRADA, Baldomero, CAVIERES, Eduardo, SCHMUTZER Karin, MENDEZ, Luz María, Valparaíso, Sociedad y Economía en el siglo XIX, Instituto de Historia Universidad Católica de Valparaíso, Valparaíso,  2001
  • GIRAULT René, Diplomatie européenne, 1871-1914 : nations et impérialismes, A. Colin, Paris, 1979
  • M. VEGA E, Chouteau Eugène, Album de la colonie française au Chili, Santiago de Chile, 1904.
  • OJEDA FERNANDEZ, Ana María, Valparaíso, los disidentes y los « lugares de muertos », dans VERGARA BENITEZ, Fernando, Tributo a Valparaíso,  Ediciones Universitarias de Valparaíso, Valparaíso, 2007.

 


[1] La première filière commerciale allemande à Valparaíso remonte à 1822.

[2] L'article V de la Constitution de 1865 stipule : «Es permitido a los disidentes  fundar y sostenir escuelas privadas para la enseñanza de sus propios hijos en la doctrina de sus reigiones".

[3] GIRAULT René, Diplomatie européenne, 1871-1914 : nations et impérialismes, A. Colin, Paris, 1979, p.152

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