Le patrimoine urbain de Vaparaíso, quel visage européen ?

Écrit par Claire Bénard ; Alice Martin-Prével ; Marie-Aimée Prost

Valparaíso fait partie de ces ports qui, tels Naples, sont fondés dans une baie s'apparentant à un amphithéâtre naturel. L'océan Pacifique lui tient lieu de scène et les gradins sont remplacés par les quarante-quatre cerros (collines) qui accueillent la ville.

Jusqu'à début du XIXe siècle, Valparaíso n'est qu'un petit village d'à peine 5000 habitants , perçu uniquement comme une terminaison portuaire de Santiago. L'indépendance du Chili déclarée en 1810, accompagnée d'une libéralisation du commerce, marque cependant un tournant décisif dans la destinée de ce port qui devient, en une dizaine d'années, le principal centre d'attraction de la côte sud du Pacifique. Valparaíso entame alors une extraordinaire expansion économique et commerciale qui va de paire avec une très forte croissance démographique, largement alimentée par les premières vagues de migrations européennes. Le port se transforme en ville portuaire : la plaine, agrandie artificiellement, empiète sur l'océan tandis que les habitations s'étendent rapidement tout au long de la baie, pour ensuite grimper dans les cerros.

Dès le début, les immigrés européens s'installent dans des quartiers isolés du reste de la population, créant par là même un paysage urbanistique et culturel unique. Parallèlement, les gouvernements font appel à des ingénieurs, architectes et urbanistes d'Europe pour moderniser les villes et Valparaíso se dote de nombreux édifices à l'architecture typiquement européenne.

La configuration urbaine de Valparaíso est ainsi indissociable de sa fonction portuaire et de son caractère cosmopolite d'autrefois. Il sera donc intéressant de déceler, à partir des traces urbanistiques européennes, la volonté des communautés d'immigrés de préserver leurs valeurs et traditions. C'est pourquoi nous verrons que l'architecture de leurs maisons témoigne d'un indéniable attachement aux styles de vie européens tandis que la construction d'institutions - collèges et églises - illustre clairement le désir de transmission d'une culture d'appartenance.

 Plus d'un siècle s'est écoulé depuis l'arrivée des premiers Européens. Entre temps, la splendeur de Valparaíso s'est ternie et les flux migratoires se sont taris. Loin de sa puissance d'autrefois, la ville est confrontée à un taux de chômage tournant autour des 13% et à la paupérisation de certains quartiers.  Toutefois, son passé cosmopolite, si visible dans l'architecture, lui confère un rayonnement culturel particulier.

Aussi, depuis le début des années 1990, on assiste à l'émergence d'un intérêt certain pour la préservation du patrimoine. Depuis sa nomination par l'Unesco en 2003, la ville envisage d'ailleurs de plus en plus le potentiel touristique de son patrimoine comme une solution de développement alternative permettant de compenser le ralentissement de l'activité portuaire. Ayant vu croître cette nouvelle source de revenu, les autorités continuent d'agir pour conserver la richesse historique de Valparaíso.

C'est aucun sans doute aller trop loin que d'affirmer que l'immigration européenne, un siècle plus tard, continue d'être à l'origine du maintien économique de la ville du fait des traces qu'elle y a laissé. Néanmoins, il paraît intéressant de noter ce tour de l'histoire qui fait, qu'après l'immigration du XIXe siècle, c'est aujourd'hui l'exploitation du patrimoine européen qui joue un rôle important dans le développement du port. Ainsi, il s'agira, dans une deuxième partie,  d'observer en quoi l'héritage de l'immigration a joué un rôle important dans la nomination de Valparaiso comme patrimoine mondial, comment les politiques locales œuvrent désormais pour sa conservation et de quelle façon l'héritage européen est spécifiquement mis en valeur à des fins touristiques.

  IERE PARTIE : LES TRACES URBANISTIQUES EUROPEENNES A VALPARAISO

LE CAS DU CERRO ALEGRE ET DU CERRO CONCEPCION

  La ville de Valparaíso est construite autour de deux ensembles : le plan, une étroite plaine littorale, et les cerros, collines qui, encerclant la baie, forment chacune un quartier spécifique. La très grande majorité de la population porteña habite dans les quarante-quatre cerros et confirme de cette manière l'appellation de cœur économique et politique attribuée au plan. La plaine concentre en effet l'essentiel des activités et centralise les sièges des entités administratives (Municipalidad de Valparaíso, el Congreso Nacional etc.), financières, culturelles et universitaires.

Les avenues constituant le plan sont caractérisées par l'envergure de leurs bâtiments qui témoigne de la puissance financière que devait être la « Joya del Pacifico » en plein âge d'or. Un voyageur européen qui s'y promène n'y sera aucunement dépaysé, il lui semblera au contraire parcourir un centre d'affaire européen ou nord-américain car bon nombre des édifices furent dessinés par des architectes venus d'Europe dans un style néo-classique ou néo-gothique.

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 Si l'architecture du plan confère une certaine image européenne, elle n'est pourtant pas la plus représentative d'un héritage urbanistique légué par les immigrés du vieux continent. Une grande partie de ces bâtiments sont effectivement l'œuvre d'architectes européens qui furent contractés par les autorités chiliennes dans le but de donner à Valparaíso un visage moderne reflétant ses avancées économiques.

Faut-il dès lors rattacher ces architectes aux mouvements migratoires ? Certes, ils quittaient l'Europe pour travailler au Chili, mais généralement d'une façon temporaire qui n'impliquait pas la volonté - ou la contrainte - de se forger une nouvelle vie, loin de leur pays d'origine. Plus qu'un legs stricto sensu de l'immigration européenne, les édifices du plan sont davantage perçus comme étant le fruit d'un premier mouvement de mondialisation, amorcé par la libéralisation du commerce chilien, qui entraîna une certaine homogénéisation architecturale des grands édifices économiques et financiers.

Aussi semble-t-il plus pertinent de se concentrer sur les traces urbanistiques européennes relevant de la vie quotidienne des immigrés qui se sont, dès leur arrivée, organisés en « colonies ». Témoignage du fonctionnement de ces communautés, ces traces rendent bien mieux compte des apports introduits par les Européens dans la configuration de Valparaíso, à mesure de leur installation et de leur intégration au sein de la ville.

Deux cerros permettent alors de déceler très clairement l'influence de la présence européenne dans la ville de Valparaíso : il s'agit du cerro Alegre et du cerro Concepción, deux collines - ou quartiers -  contigües qui furent le lieu d'habitat de prédilection des immigrés britanniques et allemands dans la deuxième moitié du XIXe siècle.

Cerro_alegre_mapa Cerro_Concepcion_mapa

  I. L'ARCHITECTURE EUROPEENNE DU CERRO ALEGRE ET DU CERRO CONCEPCION

 

Les Britanniques et les Allemands furent les premiers Européens à s'installer à Valparaíso, au moment où la ville rentrait dans une période d'effervescence et de progrès. La plupart d'entre eux étaient reliés au domaine de la marine, mais beaucoup travaillaient aussi dans les entreprises de chemins de fer ou avaient fondé leur propre maison de commerce. Très rapidement, ils acquirent une certaine prospérité économique qui alla de paire avec une volonté de confort matériel. Fidèles aux habitudes de la bourgeoisie anglo-saxonne de la fin du XIXe siècle nourrissant un véritable culte du foyer, les Britanniques commencèrent donc à fuir l'agitation, la  saturation et l'insécurité de la plaine pour se tourner vers le calme et l'isolement des cerros. L'habitation idéale devint alors celle d'une maison individuelle qui, loin du centre ville, garantissait un rapport direct avec la nature et une vue sur l'océan.

4 La première maison du cerro Alegre fut construite par le commerçant anglais William Bateman, dont l'attitude ne tarda pas être imitée par ses compatriotes, puis par les autres communautés allemande et française. Les cerros Alegre et Concepción devinrent ainsi les quartiers résidentiels des immigrés européens au niveau de vie plus élevé que celui du reste de la ville.

  L'architecture du cerro Alegre et du cerro Concepción constitue dès lors un riche témoignage du mode de vie de ses premiers habitants, de leur tentative de se forger un nid européen tout en s'adaptant aux caractéristiques géographiques de Valparaíso.

Les immigrés, en particuliers les britanniques, ont construit leurs maisons dans un style européen qui leur rappelait leurs terres lointaines : de deux étages, elles ne vont jamais sans un jardin, un balcon ou une véranda. Nombreuses sont également celles qui reprennent des éléments architecturaux néo-victoriens ; bow-window, fenêtres à guillotine ou mansardes donnent aux cerros un visage anglo-saxon. De même, certains espaces intérieurs dévoilent la volonté des immigrés de reproduire, au sein de leurs demeures, un agencement architectural reprenant les patterns de la bourgeoise européenne. Les maisons se dotent donc d'une salle de billard, d'une salle de piano ou de pièces destinées uniquement à la lecture et au repos.

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 Cependant, les habitations du cerro Alegre et du cerro Concepción sont loin d'être entièrement calquées sur leurs modèles européens. Elles se fondent au contraire parfaitement dans l'environnement porteño, répondent au climat méditerranéen de Valparaíso, à la proximité de l'océan et aux pentes abruptes des cerros. Aussi chaque maison est-elle recouverte de plaques de zinc colorées, tantôt de bleu, tantôt de rose, de jaune ou de vert, qui créent un ensemble pittoresque faisant écho à la forte luminosité de Valparaíso.

L'homogénéité des maisons est aussi un aspect des cerro Alegre et Concepción qui attire l'œil : les constructions sont toute de la même taille, et aucune - a quelques exceptions près - ne domine les autres. Cette uniformité est due à un souci de permettre à chaque maison de bénéficier de la vue sur la baie ; aucune d'entre elles ne devaient donc être trop haute et toutes devaient prendre soin d'avoir toit très peu pentu, appelé communément la « quinta fachada ». Aujourd'hui, ces règles sont toujours en vigueur.

Palacio_Baburizza

Comme suggéré précédemment, quelques bâtiments, bien plus éclatants et somptueux que les autres, brisent l'harmonie des deux cerros et surprennent le regard. Ce sont généralement les anciennes résidences de personnages très influents dans la ville qui se permettaient de déroger aux règles communes pour s'accorder davantage de confort et de faste. Le Palacio Baburizza est sûrement l'exemple qui illustre le mieux ce phénomène, tout en restant connecté au thème de l'immigration européenne. Il fut en effet construit en 1916 pour la famille Zanelli, une des plus grandes familles porteña du début du XXe siècle, par les architectes italiens Roberto Schiavon et Arnaldo Barison.

Le Palacio Baburizza constitue l'une des rares manifestations du style Art Nouveau à Valparaíso. Ce courant artistique - né en réaction au rationalisme et à la froideur de l'ère industrielle - avait remporté, au début du XXe siècle, un grand succès en Europe et aux Etats-Unis par sa spontanéité, sa sensualité et ses références aux éléments de la nature. Son influence arriva même jusqu'au cerro Alegre, via les grands mouvements migratoires européens.

Le Palacio Baburizza fut ensuite acheté par Pascual Baburizza, un des hommes les plus puissants de la ville qui, d'ascendance yougoslave, avait fait fortune dans le salpêtre. Il fut enfin acquis dans les années 1970 par la municipalité de Valparaíso et devint le Museo Municipal de Bellas Artes

 

II. EGLISES ET COLLEGES DANS LE CERRO ALEGRE ET LE CERRO CONCEPCION

  Le cerro Alegre et le cerro Concepción n'étaient pas uniquement le lieu d'habitation des immigrés européens qui souhaitaient fuir les vicissitudes de la plaine : ils formaient également un espace communautaire où l'éducation et la formation des nouvelles générations jouaient un rôle fondamental.Colegio_Aleman

C'est du moins ce que nous suggèrent les bâtiments qui abritaient autrefois le Colegio Aleman (1857), le Colegio Mackay (1857) ou le Colegio Monjas Inglesas Santa Isabella (1916). Ces collèges furent construits par les communautés européennes dans l'optique d'assurer aux enfants d'immigrés une bonne éducation, similaire à celle qu'ils auraient eu dans leur pays d'origine, et de préserver les coutumes et traditions de leurs ancêtres.

Le déclin de Valparaíso, accéléré avec l'ouverture du canal de Panama en 1914, mis cependant un terme à la vie européenne du cerro Alegre et du cerro Concepción. Peu à peu, les familles quittèrent ces quartiers, jugés trop vétustes, pour rechercher un train de vie plus moderne à Viña del Mar - ville balnéaire voisine - et entraînèrent avec elles les collèges. Les bâtiments qui avaient reçu et éduqué deux générations d'immigrés furent donc désertés et souvent laissés dans un état de décrépitude.

Les églises fondées par les colonies européennes ne connurent pas le même destin car elles restent aujourd'hui fréquentées par les descendants d'immigrés qui, le dimanche, retournent vers leurs racines dans le cerro Alegre et le cerro Concepción. Trois églises - anglicane, luthérienne et catholique - témoignent, comme les collèges, de l'organisation et du mode de vie des communautés d'immigrés. Elles constituent de surcroît une preuve irrécusable de la puissance économique et de l'influence sociale des Européens au sein Valparaíso qui ont pu, publiquement, pratiquer un culte protestant à une heure où le catholicisme était la seule religion admise.

Suite à l'indépendance du Chili, la séparation de L'Eglise et de l'Etat semblait en effet une chose inconcevable, même dans les programmes des plus libéraux. L'Eglise catholique restait donc une des institutions les plus respectées du pays : elle interdisait formellement aux « dissidents » de pratiquer extérieurement leurs croyances, de construire des temples ou de se marier avec des catholiques.  Néanmoins, l'influence de la communauté britannique dans la vie économique de Valparaíso conduisit les Anglicans à transgresser la loi : en 1857 l'église anglicane San Pablo est inaugurée dans le cerro Concepción. Son architecture particulièrement sobre et modeste suggère toutefois qu'elle fut édifiée dans une période de grande intolérance religieuse. Construite par l'ingénieur anglais William Lloyd dans un langage architectural médiéval mêlant éléments néoromans et traits néogothiques, l'Eglise San Pablo fut en effet conçue pour passer inaperçue : sa structure horizontale n'est rompue par aucun campanile et ses accès latéraux remplacent l'habituelle entrée centrale.

  L'avancée du XIXe siècle, la liberté de commerce et surtout la place croissante des immigrés dans la société chilienne remettent en cause la suprématie de l'Eglise catholique et, en 1865, la tolérance religieuse est instaurée. La communauté allemande répond à ce nouveau souffle de liberté en construisant sa propre église luthérienne, non loin de l'église anglicane. Enfin, les immigrés européens espagnols, italiens et français de confession catholique ripostèrent à la montée en influence du protestantisme en fondant en 1888 l'église San Luiz Gonzaga, en haut du cerro Alegre.

Continuer à pratiquer son culte et surtout, le transmettre aux générations suivantes, faisait donc partie des premières préoccupations des communautés européennes ; le contournement de loi par la colonie britannique en fournit un certainement la meilleure preuve.

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  L'histoire du cerro Alegre et du cerro Concepción commence avec l'arrivée des Européens. C'est dans ces deux collines que les communautés d'immigrés décidèrent de s'installer, loin de l'affolement du plan. C'est aussi dans ces deux collines qu'elles fondèrent les institutions destinées à préserver - puis à transmettre - les valeurs et les traditions de leurs pays d'origine. L'architecture à la nette influence européenne, la construction de collèges et d'églises répondant à différentes confessions démontre bien la volonté des immigrés de conserver leurs racines européennes.

Le paysage urbain de ces deux cerros est d'autant plus passionnant qu'il permet d'observer que les traces urbanistiques européennes, loin d'être totalement « pures », sont en réalité le fruit d'une adaptation aux particularités et aux normes de la ville-portuaire. Plus qu'un héritage venu droit d'Europe, elles constituent un genre unique né de la symbiose de cultures européennes avec les caractéristiques géographiques de Valparaíso et le cadre juridique chilien.

C'est ce caractère unique qui a poussé historiens, architectes et artistes à considérer qu'il fallait protéger d'éventuelles détériorations ou destructions ces lieux exceptionnels. Il leur paraissait donc essentiel de les rattacher désormais à la notion de patrimoine.

2EME PARTIE : LA MISE EN VALEUR DES TRACES URBANISTIQUES EUROPEENNES A VALPARAISO : L'UNESCO ET LES POLITIQUES LOCALES

Il semble impossible d'ébaucher une définition du patrimoine sans relier ce terme à la notion d'humanité. En effet, patrimoine naturel ou patrimoine culturel, patrimoine tangible ou intangible, quel que soit l'angle sous lequel on aborde ce thème, l'humain en est toujours le point central. C'est l'homme qui, se distanciant d'un objet, décide ou non de le considérer comme patrimoine. Nommer un objet « patrimoine » suppose qu'on le juge digne d'intérêt du fait qu'il constitue un apport particulier à l'édifice de l'histoire et à l'identité des peuples. C'est pourquoi la notion de patrimoine est également liée à celle d'héritage. Pour l'homme, il est nécessaire de préserver et de transmettre ces richesses naturelles ou ces témoignages du passé car ils font parti de notre bagage culturel universel. Dans le cas de Valparaíso, bien entendu, nous nous focalisons particulièrement sur le patrimoine culturel puisque l'héritage étudié ne provient pas des prodiges de la nature mais bien de l'homme. Néanmoins, il convient de préciser que le patrimoine porteño regroupe à la fois des legs tangibles (lieux, monuments, architecture) et intangibles (coutumes, arts, connaissances etc.).

Au vu de notre enquête, nous nous sommes demandés, parmi ces legs, lesquels proviennent de l'immigration européenne. Il s'agit à présent d'étudier le regard  qui est  porté sur ces traces urbanistiques de façon à voir en quoi on assiste à une « production de patrimoine ».

Aussi, afin d'examiner en quoi héritage européen et patrimoine sont profondément liés, il convient d'effectuer un retour sur la candidature de la ville de Valparaíso à l'Unesco, ainsi que sur les politiques de conservation du patrimoine actuellement mises en place par les autorités politiques.

I. L'HERITAGE EUROPEEN DE VALPARAISO, CRITERE DE SA NOMINATION COMME « PATRIMOINE MONDIAL »

Comme nous l'a confié Archibaldo Peralta, historien au Consejo de Monumentos Regionales (Conseil de monuments régionaux dont le siège se trouve à Valparaíso), il n'existe pas « un manual que diga cómo hacer una postulación a la Unesco ». Ainsi, la genèse de la candidature de la ville à la nomination comme « Patrimoine Mondial » remonte bien avant le succès de 2003 et fut marquée par diverses étapes.  Par exemple, la Ve Journée de Préservation Architecturale et Urbaine en 1995 démontra une prise de conscience scientifique autour de ce thème et une Unité Technique de Patrimoine fut créée en 1998 sous l'impulsion du maire Hernán Pinto. Petit à petit, il fallut aux multiples entités et personnalités convaincues de la valeur du patrimoine de Valparaíso dresser la liste des monuments historiques, convaincre le gouvernement de l'exigence de conservation de ces richesses pour finalement faire admettre par l'Unesco l'apport à la culture mondiale qu'offre la ville.

  Au cours de cette démarche, les tâtonnements furent donc nombreux. Dans son article intitulé Valparaíso, valeurs patrimoniales et jeux des acteurs, Sébastien Jacquot explique qu'au moment d'établir un dossier de candidature pour l'Unesco, à la fin des années 1990, deux visions du patrimoine porteño s'affrontent. La première, qui prévaut dans le dossier forgé en 2000, présente le patrimoine de la ville comme "lié aux valeurs paysagères de Valparaíso et de son intégration à son site". Pour Sébastien Jacquot, l'on pourrait qualifier de plus « essentialiste » cette vision du patrimoine qui, considérant la ville comme un tout indivisible, tend à valoriser le lien entre le port et son cadre naturel. Néanmoins, la première candidature de la ville étant écartée en 2000 par l'ONG Icomos (International Council on Monuments and Sites), c'est une autre vision du patrimoine qui influencera plus fortement la constitution du deuxième dossier. Dans le nouvel argumentaire rédigé sont alors davantage mises en valeur les caractéristiques historiques du port comme lieu "manifestant l'intégration du Chili au système économique mondial au XIXème siècle" (S. Jacquot).

  Suite à la présentation du second dossier, l'Unesco décide en 2003 d'inscrire Valparaíso sur la liste du patrimoine mondial sur la base du critère culturel. Le comité reconnait dès lors que "Valparaíso constitue un témoignage exceptionnel de la première phase de mondialisation à la fin du XIXe siècle, lorsqu'elle devint le premier port de commerce sur les voies maritimes de la côte pacifique de l'Amérique du Sud". Ainsi, le lien entre notre sujet d'enquête et le patrimoine de la ville s'établit de lui-même, puisque - est-il besoin de le rappeler? - cette extraordinaire période de développement est essentiellement caractérisée par l'intégration du Chili au commerce mondial et par l'arrivée des immigrants européens. Commerçants britanniques et allemands, immigrés français, italiens et espagnols marquent à tel point l'essor de la ville à cette époque qu'il est impossible de mentionner l'histoire de Valparaíso sans parler du rôle joué par ces communautés. Aussi le XIXe siècle est-il généralement décrit comme la période où le port prend la forme qu'on lui connait aujourd'hui : "Valparaíso adquiere la fisonomía de una ciudad cosmopolita, un "cóctel de razas" según la expresión de Joaquín Edwards Bello. Esta influencia extranjera es decisiva en la configuración y más aún en la creación del porteño, que a la vuelta de pocas décadas transforma su ciudad en un emporio comercial, centro de actividades navieras, corazón económico de Chile, e incluso en un pujante foco cultural y artístico".

 Ainsi, les caractéristiques architecturales de Valparaíso passent même au second plan dans sa nomination comme patrimoine mondial : l'aménagement urbanistique particulier du port est uniquement décrit comme une conséquence de cette immigration De fait, nous avons vu que l'emprunte urbanistique et architecturale européenne est indéniable, pas seulement au niveau des quartiers d'activité du plan, mais surtout dans les cerros résidentiels dont l'occupation a réellement débuté avec l'arrivé des communautés européenne cosmopolites qui a permis le développement de la ville au XIXe siècle. 

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Cette manière plus « historique»  qu'« essentialiste » ou « structuraliste » d'appréhender le patrimoine a d'ailleurs pour principale conséquence l'impossibilité d'englober toute la ville dans la candidature. Considérant effectivement que le patrimoine de Valparaíso relève de l'ère industrielle, ce sont uniquement les quartiers les plus fortement marqués par le développement et les aménagements réalisés à cette époque qui constituent un apport véritable à la culture mondiale. C'est donc une "aire historique"  précisément délimitée (cf. carte ci-contre) qui sera nommée patrimoine de l'humanité. En réalité, la zone désignée comprend une partie du plan, le Barrio Puerto, le cerro Alegre et le cerro Concepción, quartiers qui sont, comme nous l'avons vu, les hauts-lieux de résidence et d'activité des immigrants européens.

  II. DES POLITIQUES LOCALES TOUCHANT PARTICULIEREMENT L'HERITAGE EUROPEEN

 Néanmoins, la nomination d'une ville comme patrimoine mondial ne suppose pas uniquement la présentation d'un dossier bien argumenté. Comme chacun sait, les engagements sont nombreux auxquels les autorités doivent se soumettre pour prouver que ce patrimoine va être protégé et mis en valeur. Suite à la nomination de 2003, les programmes implémentés à partir des années 2000 pour soutenir la candidature de la ville ont été renforcés par de nouvelles politiques. Il convient de garantir l'engagement du gouvernement non seulement à conserver mais aussi à réhabiliter ce bien désormais reconnu d'importance universelle. Ainsi Paulina Kaplán, directrice de l'OGP (Oficina de Gestión Patrimonial) exprime ce besoin d'une gestion politique du patrimoine : "Se necesita gestionar en el sitio porque una vez que Valparaíso fue declarada patrimonio de la humanidad, después viene la gran tarea, el "¿Qué hacemos?". Entonces, para eso se crea esta oficina, para gestionar, hacer proyectos, proteger el sitio, ponerle más normativa."

 Mais en quoi les politiques locales concernent-elles particulièrement le patrimoine européen ?

Tout d'abord, puisque les programmes mis en place s'adressent à la zone déclarée patrimoine mondial par l'Unesco, on peut affirmer que ces politiques touchent en priorité l'héritage de l'immigration européenne. Ainsi, certaines aides gouvernementales - par exemple les Subventions de Réhabilitation Patrimoniale - prennent particulièrement effet dans les cerros Alegre et Concepción et permettent spécifiquement la réhabilitation d'édifices et de logements construits par les immigrants.

Il est néanmoins difficile de dresser un panel exhaustif des politiques touchant à ce patrimoine singulier. Parmi les principales mesures qui concernent les zones que nous étudions, il existe donc le dispositif de Subsidio de Rehabilitación Patrimonial qui, mis en place par le Ministerio de la Vivienda y Urbanismo, permet d'aider financièrement les personnes désirants acquérir et réhabiliter un édifice patrimonial à des fins commerciales ou touristiques (création d'hôtels, de boutiques, de restaurant etc.). Il est également intéressant de citer le dispositif de Subsidio de Renovación Urbana visant à revitaliser les quartiers anciens de Valparaíso, ou encore celui de Rehabilitación de Espacios Públicos del Casco Histórico, développé par le PRDUV et qui s'adresse prioritairement à l'aire classée patrimoine mondial. Enfin, d'autres mesures sont à mentionner, telles que l'élaboration du Plan Especial de Desarollo Turístico del Casco Histórico, développé par la Municipalité et le SERNATUR (Servicio Nacional de Turismo). Ce plan préconise notamment le développement de six pôles touristiques dans la ville de Valparaíso. Parmi ces pôles, deux désignent spécifiquement la zone que nous étudions : le Polo Inmigrantes (Pôle des Immigrants), c'est-à-dire la zone des cerro Alegre et Concepción dont la valeur « architecturale, historique, culturelle et de la concentration d'offre de logement, commerce et restauration» est considérable et le Polo del Casco Histórico de la Ciudad (Pôle du Centre Historique de la ville), c'est-à-dire le site classé patrimoine mondial par l'Unesco, pour « son histoire et la valeur patrimoniale de la ville ».

 En réalité, l'effervescence de programmes et d'initiatives autour du patrimoine de Valparaíso depuis la nomination de 2003 empêche de réaliser un panorama clair des dispositifs mis en place et de leur périmètre d'action. Néanmoins, elle témoigne de l'enthousiasme suscité par cette nomination et de l'activité qui y est liée. « Yo creo que en realidad los porteños han entendido lo que significa ser patrimonio », nous affirme ainsi Paulina Kaplán, tout en pointant du doigt le fait que « estamos recién aprendiendo, [...] por eso de repente el trabajo nuestro es tan difícil, porque aparte estamos una ciudad viva ».gse_multipart5189

En effet, la « Joya del Pacífico » est une ville vivante, qui a une mémoire vivante. Voilà qui éclaire un autre aspect de notre problème : la population de Valparaíso, cosmopolite et descendante de l'immigration, fait aussi parti de son patrimoine. En particulier dans le cas de la mémoire de l'immigration, la conservation de l'héritage culturel passe par la transmission individuelle du souvenir familial et des traditions européennes qui marquent l'idiosyncrasie particulière des habitants du port. Paulina Kaplán, de même que beaucoup de responsables, affirme donc qu'en ce qui concerne les porteños « el más grande desafío es que se quedan acá, no como en muchas ciudades que han sido declaradas patrimonio de la humanidad que la gente se va... y solamente hay hoteles, restaurantes y la gente se va! ». De ce constat de la nécessité de préserver ce patrimoine intangible, nait l'impératif d'inclure la population dans les actions menées dans la ville et les quartiers d'habitation, afin qu'elle participe à la conservation du site et continue d'en faire partie intégrante.

  En somme, le patrimoine constitue un enjeu actuel dont la complexité se situe à plusieurs niveaux. Nous avons démontré qu'il s'agit d'un acquis visible et intégré à la ville. En ce qui concerne notre étude, l'héritage de l'histoire de l'immigration européenne est tout à fait concret et tangible, pour le simple visiteur comme pour le spécialiste. Mais cet « acquis » suppose d'être entretenu. Or, les politiques patrimoniales restent relativement nouvelles à Valparaíso et les moyens financiers investis souvent assez limités. La multiplication des entités actives autour du thème est à la fois un signe encourageant et un handicap lorsqu'il s'agit de dégager un plan d'action clair et des directives précises. Enfin, la complexité de la conservation du patrimoine réside dans le fait que les tâches à accomplir sont d'autant plus nombreuses que le temps passe et que le nombre d'acteurs concernés augmente. La prise de conscience de l'importance du patrimoine intangible de la ville et de la richesse contenue dans sa population est un exemple des défis futurs qui se profilent.

Bibliographie :

Livres

  • Consejería de Obras Públicas y Transportes. D. Gral. Arquitectura y Vivienda, Ministerio de la Vivienda de Chile y la AECI, Guía de Arquitectura de Valparaíso,  Consejería de Obras Públicas y Transportes, Valparaíso, 2005
  • BALDOMERO Estrada, CAVIERES Eduardo, SCHMUTZER Karin, MENDEZ Luz María, Valparaíso, Sociedad y Economía en el siglo XIX, Instituto de Historia, Universidad Católica de Valparaíso, Valparaíso, 2001
  • HALL Catherine, "Home sweet home" dans ARIES Philippe (dir.), Histoire de la vie privée. Tome 4 : de la Révolution à la Grande Guerre, Edition du Seuil, Paris, 1987
  • OJEDA FERNANDEZ Ana María, Valparaíso, los disidentes y los « lugares de muertos », dans VERGARA BENITEZ Fernando, Tributo a Valparaíso,  Ediciones Universitarias de Valparaíso, Valparaíso, 2007
  • WAISBERG Myriam,  La arquitectura religiosa de Valparaíso : siglo XVI - XIX, Fondo Nacional de Desarrollo Científico y Tecnológico (FNDCT), Santiago, 1992

Travaux académiques

  • HERNÁNDEZ SUÁREZ Ana Luisa, "Museo de la ciudad" en Valparaíso, memoria de titulo, dir. José CAMPLÁ LEHMANN, Facultad de Arquitectura y Urbanismo, universidad de Chile, 2004
  • JACQUOT Sébastien,  Réhabilitation et transformation des espaces historiques, Gênes et Valparaíso, mémoire de DEA, dir. Alain MUSSET, Université Paris X Nanterre, 2003
  • RIVAS Fernando, El Barrio del cerro Alegre, Origines y Desarrollo, MA tesis, Universidad Católica de Valparaíso, Valparaíso, 2000

Articles

  • ANDUEZA Pablo, "La política de activación patrimonial en Valparaíso: crítica y propuestas" publicado en Mercado del Suelo Urbano Area Metropolitana de Santiago, no.111, Ene./Feb./Mar. 2010
  • GARCIA Fernanda, "Los claroscuros del patrimonio en Valparaíso" article du journal El Mercurio de Valparaíso, publié le dimanche 30 mai 2010
  • JACQUOT Sébastien « Valparaíso, Valeurs patrimoniales et jeux des acteurs » intervention pour l'Université Européenne d'été Habiter le patrimoine, Saumur, 13 - 16 Octobre 2003

 Webographie :

Entretiens :

  • Archibaldo Peralta, au Museo de Historia Natural, le 1er septembre 2010
  • Paulina Kaplán, à la Oficina de Gestión Patrimonial, le 6 septembre 2010

BALDOMERO, Estrada "Poblamiento e inmigración en una ciudad-puerto. Valparaíso 1820-1920" dans BALDOMERO Estrada (dir.), Valparaíso, Sociedad y Economía en el siglo XIX, Instituto de Historia, Universidad Católica de Valparaíso, Valparaíso, 2001

EL Observador, le 30/06/2010

Nom attribué à la population de Valparaíso.

HALL, Catherine, "Home sweet home" dans ARIES Philippe (dir.), Histoire de la vie privée. Tome 4 : de la Révolution à la Grande Guerre, Edition du Seuil, Paris, 1987

"Quinta fachada" signifierait en français la cinquième façade.

L'article 2 de la Constitution de 1818 stipule que « La religion Catholique, Apostolique, Romaine, est l'unique et exclusive religion de l'Etat du Chili. Sa protection, conservation, pureté et inviolabilité seront les premiers devoirs des chefs de la société qui ne permettront jamais un autre culte public ni une doctrine contraire à celle de Jésus Christ ».

« un manuel qui dise comment postuler à l'Unesco »

Pour une chronologie complète des étapes qui précédèrent la nomination de Valparaíso comme patrimoine mondial voir l'article intitulé "De cómo Valparaíso pasó a ser Patrimonio de la Humanidad", sur le site de la ville http://www.ciudaddevalparaiso.cl

JACQUOT Sébastien, « Valparaíso, Valeurs patrimoniales et jeux des acteurs » intervention pour l'Université Européenne d'été Habiter le patrimoine, Saumur, 13 - 16 Octobre 2003

Il s'agit du critère iii de la Convention de l'Unesco. whc.unesco.org

Pour consulter le compte-rendu de la décision de l'Unesco : http://whc.unesco.org/fr/decisions/736

"Valparaíso acquiert la physionomie d'une ville cosmopolite, un "cocktail de races" selon l'expression de Joaquín Edwards Bello. Cette influence étrangère est décisive dans la configuration et plus encore dans la création du porteño, qui en peu de décennies transforme sa ville en un empire commerciel, centre d'activités maritimes, coeur économique du Chili, et même en un vigoureux pôle culturel et artistique".

http://www.municipalidaddevalparaiso.cl/menu.php?id=23

Dans le détail, l' "aire historique" concernée par la nomination à l'Unesco comprend le tour de l'Eglise La Matriz, la plazuela Santo Domingo, la place Echaurren, la rue Serrano et alentour, le Muelle Prat, les places Sotomayor et Justicia, le Museo del Mar, la rue Prat, la plazuela Turri et alentour, les cerros Alegre et Concepción. Source : www.quintaregion.cl

«Bureau de gestion patrimoniale », créé en 2003, aujourd'hui aussi appelée « Direction de Gestion Patrimoniale ».

"On a besoin de gérer le site, parce qu'une fois Valparaíso déclarée patrimoine de l'humanité, ensuite vient le grand travail, le « qu'est-ce qu'on fait? » C'est donc pour cela que l'on a créé ce bureau, pour manager, faire des projets, protéger le site, y imposer plus de normes".

Subvention de Réhabilitation Patrimoniale par le MINVU, ministère du logement et de l'urbanisme.

Subvention de Rénovation Urbaine

Le PRDUV, ou Programme de Récupération et de Développement Urbain de Valparaiso, a été développé par le gouvernement central pour disposer des fonds attribués par la Banque Interaméricaine de Développement suite à la nomination de l'Unesco. www.prduv.cl

Plan Spécial de Développement Touristique du Centre Historique www.planrumbo.cl

« Je crois en réalité que les porteños ont compris ce que signifiait être patrimoine ».

« nous sommes tout juste en train d'apprendre [...] c'est pour ça que notre travail est soudain si difficile, parce qu'en plus, nous sommes dans une ville vivante »

«le plus grand défi est qu'ils restent ici, pas comme dans beaucoup de villes qui ont été déclarées patrimoine de l'humanité et que les gens désertent... et il y a seulement des hôtels, restaurants, et les gens s'en vont ! »

Pour plus d'information autour de ces points il est par exemple possible de consulter les sites web des associations « Ciudadanos por Valparaíso » ou des « Juntas de Vecinos » des Cerros Alegre et Concepción.

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