Le langage reflet d’une société : les traces de l’immigration dans la langue et la culture écrite

Écrit par Claire Bénard ; Alice Martin-Prével ; Marie-Aimée Prost

Dans les deux articles d'introduction du cas argentin, nous avons montré l'importance du phénomène migratoire dans la fin du XIXe et le début du XXe siècle, à l'échelle du pays et de sa capitale. Les transformations s'opèrent dans plusieurs domaines : la démographie de la ville change au niveau quantitatif avec l'explosion du nombre d'habitants mais aussi au niveau qualitatif puisqu'en 1909, 2 porteños sur 3 sont nés hors du pays, l'architecture se modifie, l'industrie se développe et l'organisation de la capitale se voit profondément transformée. De nouveaux espaces apparaissent : les conventillos (logements populaires) et l'orilla (quartiers ouvriers de l'extérieur de la capitale, en contact avec la campagne) sont le lieu de rencontre des immigrés et des gauchos que l'industrialisation incite à l'exode rural. Cette nouvelle société est donc le foyer de créations culturelles d'une importance grandissante.

La fin du XIXe siècle est marquée par la présidence d'intellectuels qui organisent en 1884 un système scolaire obligatoire, laïque et gratuit avec la loi 1420. Cette réforme donne accès à la lecture aux classes populaires, dont une proportion considérable est issue de l'immigration. Cette génération naissante de lecteurs forme donc un public pour une culture populaire. La presse se développe donc, souvent les nouveaux lecteurs s'y limitent mais l'on voit quand même se développer le théâtre grotesque et la saynète en plus de la multiplication des romans feuilletons.

Les revues largement diffusées de l'époque, telles que Caretas y Caras, tirée à plus de 70 000 exemplaires sont les témoins de cette nouvelle vague de culture populaire qui exploite les clichés. Les scénarios se peuplent d'immigrés caricaturés lorsqu'ils mélangent les langues, sont victimes de multiples tromperies et escroqueries dans les conventillos ou essayent par tous les moyens de ressembler au gaucho.

Le développement de cet humour montre à la fois la distance qui sépare le nouvel arrivant du créole mais dénote aussi une certaine empathie car il nécessite une longue observation et une grande analyse de la vie quotidienne des populations mises en scène. Cela nous permet de comprendre que les efforts d'intégration de l'immigrant sont perçus par la société même si dans la revue Caretas y Caras, les thèmes migratoires sont récurrents. La question de la naturalisation, les mobilisations sociales des migrants ou les mariages mixtes, pour n'en citer que quelques exemples, font couler de l'encre.

L'élite va quant à elle s'effrayer de cette invasion de la culture de masse et y répondre. Tout d'abord, elle remet aussi l'image du gaucho à l'honneur. Néanmoins, contrairement au gaucho de la culture du peuple, qui est mis en scène, avec son langage et ses traditions, le gaucho de l'élite lettré est une image effacé, un objet de poésie. D'autre part, ces deux cultures suivent des cercles de production et de diffusion distincts : l'une gagne la foule dans le théâtre et la presse alors que l'autre s'étend à l'élite à travers les livres.

Ce nationalisme culturel se traduit aussi par une volonté de retour à la pureté de la langue espagnole. En effet, le langage est une manifestation culturelle puisqu'il fait partie des « productions intellectuelles, artistiques et des idéologies d'une société »[1] qui définissent la culture. Lorsque la société se transforme, la langue aura donc elle aussi tendance à évoluer ; les dynamiques communautaires sont traduites par la conservation de la langue et la volonté d'intégration par l'usage de la langue du pays. C'est ce lien entre culture, société et langage que nous allons exploiter au long de cet article.

 En quoi les bouleversements sociétaux et culturels du début du XXe siècle en Argentine ont-ils laissé une trace durable dans la langue argentine ?

 Nous verrons d'abord que de la culture des immigrés sont nées de nouvelles formes d'expression qui ont provoqué de nombreux débats au sein de l'élite. Malgré la réponse politique donnée au début du XXe siècle, nous verrons qu'à l'heure actuelle la trace de l'immigration reste présente dans le langage, ce qui reflète l'influence fondamentale du phénomène migratoire dans la culture du pays.

 I. Les nouvelles formes d'expressions dues à l'immigration

  a.    Le cocoliche

 Le cocoliche est un des rares mots dont on connaît l'origine précise car elle provient d'une anecdote. On doit ce terme à un acteur, Celestino Petray, connu pour ses capacités d'imitation, qui travaillait dans la troupe de théâtre des frères Podestá. Lors d'une soirée, il était entré sur scène à cheval dans un costume ridicule et avait imité un ouvrier calabrais nommé Antonio Cocoliche. L'imitation, qui reprenait et exagérait le jargon italo-créole des ouvriers de l'époque, avait été un franc succès et c'est ainsi que le nom de l'ouvrier calabrais devint un nom commun.

Le cocoliche désigne dès lors deux choses. D'une part, c'est un type de théâtre grotesque qui représente des scènes quotidiennes de la vie des immigrants en exploitant les clichés de l'époque. Ce théâtre est écrit par des auteurs hispanophones qui se jouent de la manière de parler des ouvriers italiens et de leurs tentatives d'intégration par l'assimilation au gaucho.

D'autre part, le cocoliche est un mode de communication réel des immigrés qui n'ont d'autre choix pour se faire comprendre que d'inventer une langue avec les bases de leur dialecte maternel et ce qu'ils savent de l'espagnol. Il n'est pas facile de donner une définition de la langue cocoliche car chaque dialecte italien donne naissance à un cocoliche différent au contact avec l'espagnol. En outre, plus l'immigré étend sa connaissance de l'espagnol, plus le cocoliche s'en rapproche. Ainsi, on peut dire qu'il existe presqu'autant de cocoliches que d'immigrés italiens.

Certains linguistes ont défini ce mélange linguistique comme un pidgin puisqu'il est, de fait, un langage servant de moyen de communication entre des populations de langues différentes, créé sur le vocabulaire et sur certaines structures d'une langue de base. Cependant, cette définition ne peut pas être totalement acceptée puisque le cocoliche n'est pas une langue rudimentaire et l'on n'assiste pas à la simplification syntaxique qui définit normalement les pidgins. Par ailleurs, ces langages apparaissent normalement dans des contextes où les deux langues en contact ne sont pas intelligibles mutuellement et où certains segments de population n'ont pas acquis la langue d'autres segments important de la société. Or les italophones et les hispanophones peuvent se comprendre et les immigrés italiens ont montré une volonté d'intégration. La distance sociale nécessaire à la naissance d'un pidgin n'est donc pas observable dans le cas du cocoliche.

Finalement, on peut s'en tenir à la première définition de cette langue, proposée par le linguiste Meo-Zilio qui affirme que le cocoliche est un « transfert de l'italien à l'espagnol et vice versa »[2]. Ainsi l'on comprend que cette langue n'a pas de vocation à être transmise aux enfants, c'est une simple transition, nécessaire à la communication de la première génération d'immigrés. Elle est d'autant plus encline à disparaître qu'elle est vue comme une langue populaire, dont les immigrés doivent se défaire s'ils veulent pouvoir grimper les échelons de la société.

 b.    Le lunfardo

 Pour la Real Academía Española, un « lunfardo » est un voleur. C'est aussi le terme qui sert à désigner l'argot développé au début du siècle dans les quartiers ouvriers de la capitale argentine. Le lunfardo n'est pas assez complet pour être une langue ou un dialecte mais il possède un large vocabulaire d'influences diverses, notamment celle de la forte présence italienne dans les quartiers où il nait.

Borges, dans El idioma de los Argentinos[4] distingue le lunfardo, langue des voleurs, de l'arrabalero, langue des couches populaires du quartier Arabal, ou de l'orillero - créé dans l'orilla. On peut remettre en question cette distinction puisque ces argots reflètent plus des réalités économiques que géographiques. De plus, avec le temps, le lunfardo se diffuse dans toute la société et perd sa connotation péjorative.

La première étape du lunfardo commence avec l'arrivée des immigrants et se somme par un grand nombre de prêts linguistiques. Par exemple, le travail se dit « trabajo » en espagnol mais « laburo » en Argentine : cette forme est issue du mot italien « lavoro ». Après la Première Guerre mondiale, le lunfardo connaît une phase de consolidation due à la fermeture du phénomène migratoire. Dans ces années, on assiste à la création de mots par de nombreux processus. Tous ne seront pas cités dans cet article mais en voilà quelques exemples, les plus communs :

-         La restriction ou spécialisation du sens : tienda (magasin en espagnol) désigne alors seulement un magasin de tissus

-         L'amplification ou la généralisation du sens : manija (la poignée ou la manette) est élargie pour désigner le pouvoir, l'autorité

-         Déplacement de la signification : el verde (littéralement : le vert) désigne le dollar à cause de la couleur.

-         Par ajout ou suppression d'une syllabe : señorita (mademoiselle) devient en lunfardo seño et fin de semana (week-end) devient finde à l'inverse gratis (gratuit) devient gratola.

-         Par anagramme, notamment en reversant l'ordre des syllabes comme dans le verlan français qu'on appelle verse (anagramme de revés, « envers » en espagnol) : par exemple le café devient feca et le tango gotán.

-         Par défaut d'audition. Par exemple, un sandwiche se dit sanguche car au début du siècle les immigrants avaient peu de connaissance de l'anglais.

 Par la suite, le lunfardo a continué d'évoluer avec l'intégration de mots anglais au vocabulaire existant après la Seconde Guerre mondiale. Par exemple, on parle de sale, shopping, outlet ou encore de lobbistas. D'autre part, cet argot va connaître une très large diffusion. Il était l'expression des délinquants des quartiers mal famés mais s'étend vite aux hommes des classes populaires, puis moyennes, pour devenir un vocabulaire couramment utilisé tant par les hommes que par les femmes dans la moitié du XXe siècle. Cette diffusion se fait par différents canaux : d'abord, grâce à la forte mobilité sociale des immigrants, ensuite par la presse, la saynète et les paroles des chansons de tango qui utilisent largement le lunfardo et sont les éléments d'une culture de masse.

Dans la deuxième moitié du XXe siècle, les expressions nationales, comme le tango par exemple, perdent de leur vigueur. Le lunfardo connaît aussi une légère crise mais persiste dans le temps car le vocabulaire créé possède une utilité réelle dans la vie des porteños et les mots sont devenus indispensables.

  II. L'élite et la langue argentine

 Le projet des politiques d'immigration était de peupler le pays pour en faire un territoire uni et étendu, bien exploité grâce « aux bras italiens et aux capitaux britanniques ». Si cet objectif fait l'unanimité dans la théorie, l'immigré occupe toutefois dans la pratique une place ambiguë : il est à la fois une clef du développement économique mais aussi un facteur de dissolution nationale. En effet, l'influence culturelle, notamment linguistique, de l'immigration va effrayer l'élite et défrayer la chronique.

 a.    Les étapes du parlé argentin

 La langue en Argentine connaît 3 étapes. D'abord l'instauration et l'évolution du castillan apporté par les colons. A cette époque déjà on ne fait plus la différence entre le « s », le « c » et le « z » car c'est un héritage des Andalous qui arrivent les premiers sur le continent.

Ensuite, avec l'indépendance, on voit une volonté d'instaurer une langue nationale afin d'étendre l'émancipation politique au domaine linguistique. En 1837, un courant d'intellectuels appelé « la génération 37 » montre une volonté de modifier le castillan hérité des colons. En 1843, Sarmiento propose d'instaurer une orthographe propre au pays. L'intellectuel Juan María Gutiérrez refusa même une distinction de la Real Academía Española car il ne voulait pas « conserver la pureté de la langue espagnole » dans une ville comme Buenos Aires où résonnent de nombreux accents.

Enfin, pendant la période de l'immigration massive, les nombreuses évolutions sociales se reflètent dans le langage, comme nous l'avons étudié en première partie. Ces transformations profondes dans la culture du pays posent la question de l'identité argentine. Les mots de polyglottisme et cosmopolitisme se chargent d'une nouvelle connotation qu'ils n'avaient pas avant les années 1880. Tout cela ravive les débats de l'élite sur une langue nationale.

b.    La question de la langue nationale

Au début du siècle la polémique sur la langue et l'identité nationales va croissante, notamment à cause d'une œuvre publiée en 1901 par le français Lucien Abeille : El idioma nacional de los argentinos[4]. Dans ce traité de plus de 400 pages sur la grammaire, le professeur démontre en quoi la langue parlée en Argentine diffère de l'espagnol de la péninsule. Abeille affirme la présence de deux dynamiques dans la langue : l'une conservatrice et l'autre révolutionnaire. Pour lui, la seconde doit prendre le dessus  sur la première après l'indépendance car un pays doit avoir une langue nationale, au même titre que des institutions ou un drapeau qui lui sont propres. Demander à un pays d'évoluer politiquement, culturellement et économiquement en conservant intacte la langue héritée des colons serait une aberration.

Cette œuvre se heurte à quelques réactions chez les partisans d'une langue nationale mais surtout provoque un tollé chez l'élite lettrée qui prône un retour à l'espagnol pur. En effet, au début du siècle on entend de plus en plus de voix s'élever contre le polyglottisme et le cosmopolitisme - qui se reflètent dans la prolifération de la presse et des écoles étrangères notamment.

Vincente Quesada avait déjà commencé une lutte pour l'éducation de la lingua nobilis, parlée par l'élite littéraire, qu'il fallait différencier des autres langues, issues de l'immigration (comme le cocoliche) ou altérées par les transformations modernes (comme le lunfardo). Néanmoins, c'est son fils, Ernesto Quesada, premier directeur de l'Académie argentine, qui se fera le chantre de ce courant de conservatisme linguistique. Dans son essai de 1902, le « créolisme » dans la littérature argentine[5], Quesada s'insurge d'abord contre la littérature de masse qui reprend - à tord selon lui - l'image du gaucho. Il affirme que le gaucho est mort et, s'il a sa place dans la poésie, il n'a ne peut plus s'exprimer dans des pièces de théâtre, encore moins s'il le fait en cocoliche.

En plus de s'alarmer sur la décadence culturelle, Quesada dénonce le livre de Lucien Abeille et prône la préservation d'une unité linguistique face à l'influence de l'immigration européenne et des Etats-Unis. Pour lui, il faut entamer une croisade pour la lingua nobilis, c'est-à-dire l'espagnol de l'élite, qui se diffuserait dans la presse, l'éducation et la littérature. Le caractère agressif de la croisade de Quesada est évident : le ton alarmé qu'il adopte dans son œuvre - qui donne au danger une ampleur d'autant plus impressionnante -  et les valeurs qui sont en jeu (la race, la langue, la tradition, l'histoire ou la patrie) montrent une volonté de réaction immédiate et radicale.

Le débat qui s'instaure entre Quesada, Abeille et leurs partisans respectifs ébranle sérieusement les acteurs politiques et conduit plusieurs réformes. Deux décennies plus tard, Quesada tire un trait sur la question en concluant dans la revue Nosotros - par son article  « évolution de la langue nationale » - que la guerre qu'il voulait mener est gagnée, que le danger est définitivement écarté.

Néanmoins, ledit danger était-il si important ? L'immigration était-elle réellement un facteur de dissolution nationale et les politiques mises en place ont-elles totalement produit l'effet escompté ? C'est à ces questions que nous essaierons de répondre dans notre dernière partie en évaluant les facteurs de disparition de la culture du pays d'origine et les traces de l'immigration dans la langue.

III. La culture des immigrés : entre disparition et persistance

a.    Les facteurs de disparition des langues des immigrés

Au moment du Centenaire de l'Argentine, de nombreuses idées nationalistes émergent et les termes de « récupération », « tradition », « restauration » ou encore « racine » sont remis à l'ordre du jour. Pour les nationalistes du Centenaire, la nation doit se définir dans tous les domaines mais l'on peut noter que la langue occupe une place importante de leur discours : imposer une culture de la langue serait un frein aux altérations apportées par l'immigration. Si les visions politiques de ce mouvement sont plus ou moins agressives toutes s'accordent sur l'importance de l'éducation dans la construction d'une nation homogène.

Ces idées s'ajoutent à celle de Quesada et provoquent une réaction de la part du Ministère de l'éducation. Toutes les politiques de ce ministère sont rapportées dans le Moniteur de l'éducation commune, un organe journalistique du Conseil National de l'Education. Cela a donc permis leur étude approfondie (notamment par Angela Di Tullio[6]) et l'on voit qu'en plus des matières qui forgent un sentiment national (comme les cours « d'éducation patriotique »), l'accent est mis sur les cours de « langue nationale » ou encore « langue de la patrie ». L'éducation publique étant gratuite, laïque et obligatoire depuis 1884, tous les enfants d'immigrés apprennent donc l'espagnol à l'école et le gouvernement lutte contre les écoles privées étrangères qui sont vues comme un danger.

Mais les immigrés ont bien d'autres raisons d'adopter l'espagnol aux dépends de leur langue maternelle. Il y a d'abord un fort facteur social : pour accéder à certains postes, et donc à un certain statut, la domination de la langue est une condition sine qua non. D'autre part, nous avons vu que l'Italien qui tente de s'intégrer en parlant cocoliche et en s'habillant comme un gaucho est une image largement tournée en dérision dans le théâtre populaire. Certes, il s'agit d'une exploitation humoristique des préjugés mais cela incite tout de même les Italiens à parler correctement l'espagnol afin d'échapper aux clichés. Les parents ne s'empressent d'ailleurs pas d'enseigner leur langue à leurs enfants pour leur éviter d'être victimes des discriminations car l'italien est une langue fortement rattachée à l'image de l'immigrant pauvre.

Ensuite, l'acquisition de la nationalité argentine pour les fils d'immigrés ou pour les immigrés après seulement 5 années de résidence a certainement joué une importance dans le processus d'intégration. Par l'intégration légal, le gouvernement incite à l'intégration à d'autre niveau, notamment linguistique.

Enfin, pour des raisons que l'on pourrait qualifier « d'intralinguistiques », l'on pouvait s'attendre à ce que l'immigrant adopte assez rapidement l'espagnol. D'abord, les deux langues sont très proches et l'apprentissage en est d'autant moins laborieux. De plus, il n'y a pas un italien fédérateur mais une multitude de dialectes et cette division rend plus difficile la conservation de la langue. Cette division linguistique affaiblit le poids de la langue maternelle face à l'espagnol.

b.    La persistance des traces de l'immigration dans la langue

En Argentine on parle donc maintenant espagnol. Certes, il s'agit un espagnol propre à l'idiosyncrasie nationale avec l'emploi du « vos » (pronom sujet de la deuxième personne du singulier), la prononciation atypique du « ll » et du « y », l'élision du « s » final et d'autres altérations grammaticales - notamment l'utilisation du subjonctif imparfait à la place d'un conditionnel dans une proposition introduite par « si ».

Quid alors des traces de la grande immigration dans ce langage propre à l'Argentine et tout particulièrement à Buenos Aires ? Normalement, la langue du pays d'accueil aurait du remplacer la langue maternelle. Cela a été le cas pour les immigrés russes, allemands ou britanniques. Cependant, la proximité entre l'espagnol avec l'italien permet, comme le souligne Fontanella de Weinberg (1978), une interpénétration plus importante qui se reflète dans les intonations et les prêts lexicaux.

Tout d'abord, on peut citer que le lunfardo reste tout à fait présent dans la capitale. Il n'a plus la même vigueur qu'au début du siècle mais son vocabulaire est encore employé et en constante évolution : il s'agit d'un héritage du début du siècle encore dynamique à l'heure actuelle. D'autre part, il laisse des traces dans la tonalité de la langue qui marquent profondément le parlé argentin.

En ce qui concerne les traces de l'italien, en dehors des prêts de vocabulaire dans le lunfardo, la relation n'est pas facile à valider scientifiquement. En effet, il faut d'abord prouver qu'il y a eu contact entre l'espagnol et l'italien - c'est à dire qu'il y a eu un nombre suffisant d'italophones. Il faut ensuite s'assurer que l'italien contient bien les formes qui font la particularité de l'espagnol argentin et enfin, il faut montrer  que c'est bien à cause du contact entre les deux langues que l'espagnol a été modifié. C'est cette relation de causalité qu'il est difficile d'établir scientifiquement.

Toutefois, Laura Calantoni a mené plusieurs études linguistiques sur le sujet et a réussi à montrer que l'intonation argentine, si différente des autres pays hispanophones se rapproche en revanche de la musicalité du napolitain. De fait, le pic de l'intonation de la phrase arrive après la syllabe accentuée dans plusieurs versions de l'espagnol (notamment à Madrid, au Venezuela ou en République Dominicaine). A Buenos Aires, le pic de l'intonation apparaît dans la syllabe accentuée, comme dans la plupart des versions de l'italien contemporain. De plus, dans l'espagnol de Buenos Aires, la baisse d'intonation en fin de phrase est très marquée. Encore une fois, cette musicalité se retrouve plus dans les dialectes italiens, surtout du sud, plus que dans d'autres versions de l'espagnol.

 CONCLUSION

 L'Argentine du début du siècle change de visage. Dans la naissance de cette nouvelle culture, les immigrés jouent un rôle non négligeable au même titre qu'ils participent au développement économique, démographique et social du pays. De nouvelles formes d'expression naissent de ces masses populaires et se rependent dans la société. L'élite perd alors son monopole sur la culture écrite. Cette situation n'est pas sans déclencher une forte réaction qui se somme par une véritable croisade pour retrouver un espagnol pur. La langue constitue en effet le fer de lance des intellectuels pour forger une nation unie et homogène face aux influences grandissantes des vagues d'Européens.

Néanmoins, malgré les efficaces politiques linguistiques et l'intégration des populations immigrées, l'espagnol d'Argentine garde les traces de cette transformation sociétale. En Argentine, on parle aujourd'hui un espagnol couleur locale, la couleur du cosmopolitisme et du polyglottisme du début du siècle.

 BIBLIOGRAPHIE :

 -       BERTONI, Lilia Ana. « La question nationale et les limites du libéralisme, 1880-1910 », Les Cahiers ALHIM, 2005.

URL : http://alhim.revues.org/index1042.html

 -       CALANTONI, Laura, et Jorge GURLEKIAN. « Convergence and intonation. Historical évidence from Buenos Aires Spanish ». Bilingualism: language and cognition, vol.7 nº2 : 107-119.

URL : http://www.lis.secyt.gov.ar/papers/Napolitano.pdf

 -       COLANTONI, Laura, «La huella del italiano persiste en el español de la Argentina», Unidad en la diversidad. Portal informativo de la lengua castellana [en línea].

URL: http://www.unidadenladiversidad.com/historico/actualidad/actualidad_ant/2004/mayo_2004/actualidad_050504_01.htm

 -       DI TULLIO, Ángela. Políticas lingüísticas e inmigración. El caso argentino, Buenos Aires, Eudeba, 2003.

 -       KLEE Carol, et Andrew LYNCH. El español en contacto con otras lenguas. Washington D.C., Georgetown University Press, 2009.

 -       MARTINEZ, ROBERTO, LUIZ. La inmigración y el idioma de los argentinos, Buenos Aires, Foro argentino de cultura urbana, 2006.

 


[1] Définition internet: http://www.linternaute.com/dictionnaire/fr/definition/culture/

[2] Cette citation est une traduction de la définition que l'on retrouve dans une série d'articles de Meo-Zilio publiés en italien dans  lingua nostras, entre 1955 et 1956.

[3] BORGES, Jorge Luis, El idioma de los Argentinos [la langue des Argentins], 1928

[4] ABEILLE, Lucien, Idioma nacional de los argentinos, París, Libraire Emile Bouchon, 1900.

[5] QUESADA, Ernesto, El "criollismo" en la literatura argentina, 1902

[6] DI TULLIO, Ángela. Políticas lingüísticas e inmigración. El caso argentino, Buenos Aires, Eudeba, 2003.

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