A la recherche de l'authenticité, le tango de la Plaza Dorrego et le tourisme

Écrit par Stefan Pinheiro

La plaza Dorrego a un long passé. Elle est située au cœur du quartier de San Telmo, considéré comme le plus ancien et historique de la capitale argentine. Aussi, sa construction et sa fonction (pour ne pas dire sa place) au sein de la ville ont beaucoup évolué depuis l'époque où on y célébrait pour la première fois l’indépendance à Buenos Aires. Elle est aujourd’hui surtout vue comme un lieu de repos ; son âge et son histoire l’ont rendue touristique, puis, avec son aménagement, propice à ces pauses où autour d'un verre l'on contemple les danseurs de tango.

La musique est ici en arrière-plan car dans tous les cas étudiés, il s’agissait presque exclusivement de morceaux datant de l’âge d’or du tango, notamment des années 1930 , l’authentique pour ainsi dire. Or ce n’est pas la musique qui attise le débat du tango touristique. C’est la représentation dansée et la façon dont elle est perçue qui semblent révéler bien des interprétations, certes d’abord corporelles, mais aussi historiques et culturelles du sens que revêt le Tango, comme concept, comme symbole national.

Un couple de danseurs s'exécute avec élégance devant l’objectif des appareils photos dans une représentation qu'une touriste française assise à une table voisine décrit à cet instant comme « spectaculaire ». Ce mot généralement élogieux quand prononcé par les touristes, est employé de façon presque négative par plusieurs porteños qui voient dans ce "spectacle" une représentation artificielle du tango.

A conceptualiser ce qu’est une danse touristique et ce qui ne l’est pas, l’ambigüité est telle que l’on en revient à parler de concepts de base : l’authentique, le national, le commercial. Tout un imaginaire qui semble refaire surface dans le ressenti d’une musique et la perception de sa danse.

Nous chercherons à comprendre comment les danseurs, puis le personnel des bars et restaurants de la Plaza Dorrego perçoivent le tango qui y est dansé afin d’essayer d’expliquer en quoi cette différence, dans cet endroit emblématique, semble synthétiser le débat sur le tango touristique.

La plaza Dorrego et ses danseurs

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Des tables installées par des restaurants et bars recouvrent une grande partie de la place Dorrego. Le long du passage qui la partage, deux parejas de danseurs s’alternent. Autour s’étend un petit « marché hippie » qui, dit-on, est apparu en même temps que le tourisme.

Enrique et Jimena, tous deux argentins, se présentent au centre la place, plusieurs fois par semaine tout le long de l’après-midi. L’espace est réduit et la musique est branchée sur iPod, ce qui contraste un peu avec la souplesse de leurs mouvements et le son de ce tango du début du XXème. Les présentations, qui durent une vingtaine de minutes sur 5 morceaux, se succèdent sans presque aucune variation. En fin de représentation, Enrique et Jimena font chacun le tour de la place tenant un chapeau pour faire appel aux contributions du public. Une fois terminée la danse, l’autre pareja à une vingtaine de mètres, procède à son tour à une représentation similaire. Edison est colombien, Aysa est turque et les deux sont depuis à peine deux jours partenaires de danse.

Edison et Aysa s’investissent dans le tango de rue « non pas pour l’argent mais pour le plaisir ». Cela découle d’un choix personnel et ils ont notamment quitté leur respectifs pays et emplois pour danser le tango dans les rues. De même ils estiment que leur danse n’a rien de touristique, c’est une pure « corrélation de corps ».

Enrique et Jimena pour leur part disent danser le tango « de la première vague, avant que ça ne devienne une attraction touristique ».

Les deux parejas n’estiment pas avoir un but commercial et encore moins représenter un tango spectaculaire et touristique, contrairement à ce que pensent les porteños de la place.

Il convient de souligner que cet article ne prétend en aucun cas juger de la qualité du tango dansé sur la place. Aussi, l’objectif n’est pas de placer l’étiquette « commerciale » sur les danseurs de rue, mais plutôt de creuser le contraste entre les différentes conceptions possibles d’un tango authentique dans un lieu fortement connoté touristiquement.

Le tango touristique et le tango présenté aux touristes

Ces deux idées révèlent l’ambigüité des relations entre le tourisme et le tango. D’une part, le tango touristique est un courant de tango datant environ des années 1990, quand la danse s’est fait connaitre et surtout populariser en Europe (des cours accessibles, des spectacles). Souvent appelé « for export » ou « fantaisie » ce tango (dont vous trouverez un exemple ici) performe de plus grandes « acrobaties » ou jeux de style que le tango populaire. Pour plusieurs, dont Enrique, cette variante est une sorte d’adaptation de la danse au regard étranger, au regard de « ceux qui ne remarquent pas la subtilité des pas du vrai tango », « mais qui a tout de même l’avantage de rendre le tango accessible au regard de tous ». Cette variante du tango, qui a ensuite mis les pieds et fait ses premiers pas à Buenos Aires, est peu populaire et réservée à des salles de spectacle, ou plus souvent aux milongas (lieux où se danse le tango) les plus luxurieuses.

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D’autre part, nous constatons à la Plaza Dorrego un autre tango, présenté à un public majoritairement touristique. Mais cela suffirait-il à le qualifier de touristique ? La difficulté consiste à comprendre quand le regard porté sur une danse peut l’affecter. Difficulté si grande que face à l’abstrait d’une représentation, l’interprétation est libre et souvent révélatrice d'une perception particulière. A commencer par le paradigme qui revient à opposer d’emblée le touristique à l’authentique, pensée qui a fait surface plusieurs fois au cours des témoignages du personnel la place.

Le tango des « trucos » et le tango authentique

« L’authentique » est une caractéristique des plus subjectives et son étude prend une autre ampleur dans un lieu historique à grande valeur nationale. Nous constatons plusieurs divergences dans la Plaza Dorrego car les deux parejas estiment danser un tango authentique, mais l’avis des gérants et serveurs des restaurants de la place semble plus nuancé.

Parler de l’authenticité du tango pose l’ambigüité de l’originel et du réel. En effet, autant parfois les deux ne font qu’un, autant pour certains un tango originel n’est pas synonyme de tango authentique dans le sens où la danse et la musique sont dynamiques et évoluent, l’authentique reposant dès lors sur la capacité de reproduire la « réalité » du tango (sous-entendu, sa représentation actuelle au sein de Buenos Aires).

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Esteban Lopez, musicologue et gérant de la Peña del Colorado (lieu dédié à la représentation de musique folklorique et de tango ) explique : « le tango authentique n’a pas forcément cette tenue élégante. Le tango authentique est né de la classe populaire et se danse en tongs, ou en short ou en quoi que ce soit, mais l’élégance est dans la danse pas forcément dans la tenue, ces danseurs habillés comme ça jouent surtout sur l’apparence […] c’est ce qui attire le regard des touristes ».

Ce point de vue résume la perception partagée globalement, même si plus nuancée, par les gérants et serveurs des restaurants de la place. Manuel, serveur du bar Plaza Dorrego, explique « c’est un tango avec des « trucos », dans le vrai tango on lève à peine les jambes, mais c’est ce qui plait aux touristes […] cette élégance, cette cérémonie, ce « show » ». Rodrigo, gérant du restaurant voisin dit de même « ce n’est pas le tango que nous dansons, nous. Mais c’est beau, très beau.» Ils souligneront que le tango authentique est le tango de salon, dans les milongas. Selon Juan c’est « celui que l’on danse pour la danse, pas pour se montrer », selon Rodrigo : « c’est notamment celui dansé ici sur la place le dimanche au soir, par plusieurs parejas. Pourquoi le dimanche ? Je ne sais pas, c’est comme ça, c’est la tradition ».

S’affirment ainsi deux conceptions différentes de l’authentique. Cette discorde reste silencieuse car purement conceptuelle et ne brouille en rien les rapports entre ces deux partis. D’une part, pour la même raison que les danseurs de la place ne levaient en réalité qu’à peine leurs jambes (l’argument du serveur sur cet aspect « spectaculaire » s’avérant donc infondé) il semblerait que, étant donné le statut de cette place, les porteños qui y travaillent soient prédisposés à voir un manque d’authenticité dans ces représentations de tango, qu’il soit justifié ou pas.

Ainsi, la perception de l’authentique partagée par le « personnel » de la place en arrive à se définir en opposition à cette représentation qui leur semble trop enjouée. Pour l’un, l’authenticité se trouve dans le tango qui ne se montre pas, en opposition à cette pareja seule au milieu de la place et à l’apparence soignée, pour l’autre c’est le tango traditionnel du dimanche, en opposition à celui qui est présent les autres jours de la semaine, et ainsi de suite.

Le tango dansé par Enrique, Jimena, Edison et Aysa ne se veut pas un « tango touristique » mais en réalité qu’un ancien tango dansé dans un lieu touristique, où l’apparence est primordiale étant donné la dimension publique de la représentation.

De même il convient de s’arrêter sur la perception qu’ont les danseurs de l’authentique. En effet, ils semblent revendiquer l’authenticité de leur danse de façon catégorique simplement afin de mieux s’opposer à ce tango touristique qu’ils déplorent mais auquel ils s’attendent à être associés étant donné la présence du tourisme dans leur lieu de travail, sur la plaza Dorrego .

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Ainsi, les allusions qu’ils font à l’authenticité de leur tango, sont basées sur des critères d’âge et de tradition, éliminant par la même toute nouvelle variante de tango développée depuis – ce qui reviendrait inévitablement à aussi faire allusion audit « tango touristique » qu’ils déplorent. D’autre part, leur position de se revendiquer non-touristique dans une place touristique les pousse à des affirmations ironiques, d’estimer que leur tango n’a aucun caractère commercial, tout en révélant que leur source de revenu est globalement constituée des contributions des spectateurs et des restaurants de la place.

La rue et le tourisme, l'authentique et l'ancien

Dans ce scénario de « confrontation » d’un art national à l’influence touristique, nous retrouvons dans la plaza Dorrego un reflet de l’imaginaire du tango touristique à Buenos Aires, que nous formulerons sous forme de deux hypothèses.

D’une part, revient fréquemment l’idée que le tango de rue est touristique et donc commercial, c’est-à-dire, que sa forme se voit changée étant donné les attentes des touristes. Esteban Lopez défend « on dira ce qu’on voudra du tango de rue, les danseurs comme les spectateurs, mais la danse de rue représente leur métier, leur gagne-pain… raison pour laquelle on ne peut pas refouler sa dimension commerciale, sans pour autant dévaloriser leur danse ni sous-estimer la valeur qu’ils lui accordent». Cette idée est, évidemment, à nuancer. La question n’est pas de connaître leur situation économique où l’importance commerciale que ces danseurs accordent à leur spectacle, mais plutôt de souligner que, inévitablement, l’argent est présent dans cet échange avec le public. De même, si leur tenue ne signifie pas qu’ils dansent un tango touristique, elle nous révèle pourtant l’importance de l’image présentée aux spectateurs et, ici, aux touristes.

 D’autre part, il convient de souligner une position récurrente dans le discours du personnel ou des danseurs de la place : l’introduction de cet « enjeu commercial », touristique, est blâmée par les deux partis, qui se font dès lors une idée très rétrograde de l’authenticité, où l’on parle d’un temps « avant le tourisme ». La critique n’est pas visée aux étrangers car, comme le soulignera Enrique, l’influence italienne « révolutionna et fut à l’origine des premiers vrais tangos », mais de là à accorder de l’authenticité au tango reformulé en terres Européennes, ou au tango dansé pour les touristes, il reste un long chemin à parcourir – peut être dans l’Histoire.

 Ainsi il semblerait que la présence du tourisme dans la Plaza Dorrego fasse ressortir un reflet de l’imaginaire des porteños, de leur façon de penser le tango. D’une part le personnel des bars de la place voit dans ce tango soigné un symbole du tango touristique, un tango transformé pour plaire au regard étranger (même si, selon eux le « tango réellement touristique » s’organise majoritairement dans ces « milongas très chères que fréquente le tourisme de luxe »). D’autre part les danseurs défendent leur représentation et apparence comme des enjeux du métier et s’affirment authentiques, dans le sens classiques, originels.

Bibliographie et Sources :

Les entretiens avec Manuel, Juan, Rodrigo et une gérante qui ne s’est pas identifiée, ont eu lieu le 19 et le 24 février 2011 à la Plaza Dorrego.

Les entretiens avec Enrique, Jimena, Edison et Aysa ont eu lieu le 9 février 2011, à la plaza Dorrego.

L’entretien avec Esteban Lopez a eu lieu le 13 février 2011 à la Peña del Colorado

CECCONI Sofía, “El tango como “patrimonio cultural”. Tensiones entre la política cultural y la política turística.”

(link consulté le 18 mars à 22h34)

GARCÍA CANCLINI, Néstor, Imaginarios Urbanos, Eudeba, Buenos Aires, 1999

MARCHINI Jorge, “El Tango en la Economia de la Ciudad de Buenos Aires”, Observatorio de Industrias Culturales de la Ciudad de Buenos Aires (http://oic.mdebuenosaires.gov.ar/contenido/objetos/eltangoenlaeconomia.pdf , consulté le 19 mars à 02:47)

PANTUSO Catalina, “Turismo cultural, una nueva ruta de integración” (http://www.cepag.com.ar/pdf/peronistas_2/Pantusso.pdf consulté le 19 mars à 03 :03)

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