La présence physique de la dictature dans le paysage argentin : le cas de Buenos Aires

Écrit par Maeva Morin

La dernière dictature est présente physiquement dans le paysage argentin. Un argentin aussi bien qu'un touriste ne peut ignorer les marques visibles qui jalonnent le pays: des tags sur les murs, des plaques commémoratives, des places et des rues qui portent le nom de victimes de la répression. La mémoire est donc territorialisée pour reprendre l'expression d'Elisabeth Jelin. Ces marques territoriales résultent nécessairement de l'action humaine et donc de luttes, entre ceux qui voudraient effacer ces traces, ces restes gênants de la répression et ceux qui au contraire promeuvent une politique de la mémoire pour la récupération de lieux de mémoire. On peut citer par exemple le projet de Menem en 1998, de détruire l'ESMA au profit d'un monument de la réconciliation nationale contre l'action des Associations des droits de l'Homme qui luttent pour la récupération des anciens centre de détentions. Il s'agit bien souvent de récupérations de lieux ayant une forte symbolique historique, tel que la découverte des fosses communes de l'ancien centre de détention El Atletico ou encore la récupération de l'ancien centre de détention Automotores Orletti.

 

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Des monuments dédiés à la mémoire sont aussi construits tel le Parque de la Memoria à Buenos Aires. Son emplacement n'est pas fortuit et résulte d'un débat : l'emplacement, son esthétisme, etc. Celui-ci fait face au Rio de la Plata où tant d'Argentins furent jetés à la mer vivant. A partir du moment où le projet de la construction est lancé, le débat autour de l'esthétisme du futur monument s'impose. Une première difficulté nait : comment représenter los desaparecidos ? La représentation doit-elle être réelle ou symbolique ?

La représentation des disparus apparaît comme centrale en Argentine et semble répondre à un besoin vital : mettre un visage sur les 30 000 disparus, englobés dans une masse, un chiffre si impressionnant qu'on en oublierait que l'on parle en fait de 30 000 destins, de 30 000 individus. C'est surement pour rappeler que l'on parle d'individus et non pas d'un chiffre que le photographe Gustavo Germano a reprit des photos des années 1970 et photographié les survivants laissant vide l'espace qu'occupaient autrefois les disparus d'aujourd'hui. Dans son exposition ADN, qui met en scène des grands-parents avec leurs petits enfants volés sous la dictature, Martin Acosta n'a pu s'empêcher de mettre une photo, si petite soit-elle, des parents disparus à côté de celle des grands-parents et petits enfants, de nouveaux réunis. Chaque jour Pagina/12 publie une photo d'un disparus à la date de sa disparition. Lors des manifestations, les familles de disparus affichent des portraits de leurs disparus.

 

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Partant du postulat que les marques territoriales de la dernière dictature sont locales et localisées, l'analyse sera centrée sur la ville de Buenos Aires autour de quelques grands exemples : l'ESMA, la Plaza de Mayo, le parque de la memoria, l'Iglesia Santa Cruz, le local des Madres, le Théâtre San Martin où ont été exposé les photographies de Martin Acosta, et le centre culturel de la Recoleta où s'est déroulé l'exposition Ausencia de Gustavo Germano. Trois types de lieux de mémoire seront abordés : ceux qui émanent de l'Etat (Le parque de la memoria et l'ESMA), ceux qui résultent de l'action des Associations des droits de l'homme (Les anciens centres de détentions tels El Atletico et Orletti), enfin ceux que sont appropriés la population comme c'est le cas avec la Plaza de Mayo.

Les photographies qui illustrent cette brève introduction sont extraites de « Centros Clandestinos de la Ciudad de Buenos Aires », Instituto Espacio para la Memoria, (brochure gratuite donné au sein de l'Institut).

La dernière photographie présentée fut prise par l'auteur le 24 mars 2008, lors de la commémoration du coup d'Etat.

L'ESMA

 La Escuela Superior de Mecanica de la Armada était une école de la Marine située à Buenos Aires. De 1976 à 1983, elle fut utilisée comme centre de détention clandestin au service de la dictature. L'ESMA fut un des principaux centres de détentions, près de 5 000 opposants ont disparus dans ses murs, faisant de cette école le symbole même de la dictature.

Elle est depuis août 2004, un musée de la mémoire. Une visite guidée gratuite est proposée sur rendez-vous. Le visiteur sera surtout conduit au Casino des Officiers, anciens lieux de détention. La visite permet de refaire le trajet typique d'un détenu qui arrive à l'ESMA, de l'attribution de son numéro de matricule aux salles de torture en passant par le lieu de détention en lui-même, la capucha. De pudiques panneaux accompagnent le visiteur qui pénètre dans le système concentrationnaire des années de la dictature. La visite, rythmée par les explications du guide, dure environ deux heures au terme desquelles le visiteur peut se rendre aux archives de la Mémoire, qui comprennent de nombreux ouvrages de la période mais aussi des témoignages de victimes et de photos d'époque. Une des antennes des Madres est également située dans l'enceinte de l'ESMA. Le musée devrait être terminé d'ici à 2010.

 

Numriser0005L'ESMA, pavillon central.

 

IMG_07931 P6020099  Le Casino, vue de l'extérieur

 

IMG_08091La capucha, lieu de détention des prisonniers.

 

 IMG_08141 P6020094La Capuchita, dernier étage du Casino, servait de lieu de détention et de torture. En général , les détenus de la Capuchita étaient des détenus en transit venant d'autres centres de détentions, ou des détenus « extraordinaires » comme les deux religieuses françaises, Alice Domon et Léonie Duquet, disparus dans les murs de l'ESMA.

 

 IMG_08161 P6020095Des panneaux tels que ceux-ci sont disposés tout au long de la visite pour guider le lecteur.

 

La Plaza de Mayo

La Place de Mai, qui fait face à la Casa Rosada, centre du pouvoir de la république argentine, est un lieu de réunion et de revendication hautement symbolique pour tous les Argentins. Des discours enflammés de Perón au balcon de la Casa Rosada à l'annonce de la récupération des Malouines en 1982, la Plaza de Mayo est un des points névralgique dans la vie politique argentine. Mais c'est aussi, et surtout pour beaucoup, le symbole de la lutte contre la dernière dictature et par extension la « place des Mères ». En avril 1977, un petit groupe de mère d'enfants de disparus se réunissent pour la première fois sur la Plaza de Mayo et entame une ronde autour de l'Obélisque, ronde qui aura lieu tous les jeudis durant les six années de la dictature et qui continue d'avoir lieu encore aujourd'hui. Chaque 24 mars, la Place est prise par les associations des droits de l'homme et par une foule d'argentins qui viennent réclamer « vérité » et « justice ». La Place de Mai est donc un lieu de mémoire que se sont appropriés les familles de disparus et les associations des droits de l'homme. Cette appropriation est même marquée dans la pierre, puisque le panuelo des Madres y est peint. Il est difficile de savoir quand exactement est apparu le symbole du panuelo. Au moment de la transition, en 1983, il était coutume de peindre, les jours de manifestations et de marches des slogans tels que « Apparition en vie » ou « les assassins en prisons » dans les rues et sur les murs. C'est à cette époque que commencèrent à être peint les panuelos. La peinture de ces panuelos ainsi que leur entretien revient aux jeunes argentins proches des Madres.

 

P3240017Panuelo peint sur la place de mai, photos prise par l'auteur.

 

P3240001Commémoration du coup d'Etat le 24 mars 2008, photos prise par l'auteur.

 

Local des Madres à Buenos Aires

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Le 30 avril 1977, un groupe de quatorze femmes, guidées par Azucena Villaflor, défiait le régime militaire en protestant pour la première fois contre les disparitions forcées. Comme ces Madres le content encore aujourd'hui, « nous nous sommes réunies en nous demandant « A toi aussi il t'arrive la même chose qu'a moi ? » ». Ces femmes se sont réunies non pas autour d'un parti ou d'une idéologie mais pour retrouver leurs enfants disparus, le slogan « Aparicion con vida » a rythmé leur marche autour de la pyramide de la Plaza de Mayo durant les six années de la dictature. Le gouvernement dictatorial ne trouva pas de moyen de faire taire les Madres et encore moins d'empêcher leur ronde chaque jeudi après-midi. Leur combat est célèbre dans le monde entier, et durant les années de la dictature leurs voix se firent entendre à l'extérieur, notamment lors du mondial de football qui eut lieu en Argentine, à Buenos Aires en 1978. Preuve de leur succès, Paris a son jardin des Mères et Grands-mères de la Place de Mai, quai André-Citroën face à la Seine dans le XVe arrondissement depuis avril 2008.

L'année 1986 marqua la scission entre l'Association des Mères d'Hebe de Bonafini et la ligne fondatrice. Les raisons de la scission sont surtout politiques et liées à la figure d'Hebe de Bonafini. L'Association des Mères de la Place de Mai a, par exemple, refusé les indemnités offertes par le gouvernement démocratique d'Alfonsin aux familles de disparus et s'opposent encore aujourd'hui aux analyses ADN qui permettraient l'identification des disparus.

Aujourd'hui l'Association des Mères de la Place de Mai, continuent leur combat pour la Vérité, mais ont aussi un rôle dans des actions sociales : lutte contre la précarité, le chômage et les injustices sociales en générale. Leurs actions sont fortement politisées et lient le passé au présent. En effet, les Madres s'opposent vigoureusement au modèle capitaliste, en partie responsable, selon elle, de la disparition de leurs enfants, puisque le dernier gouvernement militaire avait mit en place une économie ultralibérale basée sur l'endettement externe, politique contre laquelle luttaient leurs enfants disparus.

 

 DSCN0354 DSCN0355 DSCN0362Local des Madres, à l'intérieur, photos prise par l'auteur

 

 DSCN0368Nora de Cortina, co-fondatrice de Madres de la Plaza de Mayo Línea Fundadora avec Azucena Villaflor, photo prise par l'auteur lors de l'entretien avec Nora le 5 mars 2009.

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Lors du Mondial, de nombreux journalistes étrangers purent interviewer les Madres.

Voir l'article de Página/12, "Otra Plaza de las Madres", 8 avril 2008, Buenos Aires.

La ligne d'Hebe de Bonafini fut aussi parmi les fondatrices du mouvement, l'appellation de « linea fundadora » est le nom que se sont données les Madres qui ne voulaient plus suivre la ligne jugée trop personnelle d'Hebe.

Selon l'Association, l'identification des corps des disparus diviseraient les familles de disparus entre celles qui connaissent le destin de leur proche et celles qui l'ignorent.

Pour le détail des actions des Madres en matière sociale, suivre le lien suivant : http://www.madresfundadoras.org.ar/pagina/trabajosocial/37

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 Le slogan en est espagnol est un peu différent de la traduction offerte par l'auteur : « carcel a los genocidas ».

JELIN, E, LANGLAND, V, (Comp.), Monumentos, memorias y marcas territoriales, Memorias de la represión, Siglo XXI, Madrid, 2003

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 En juin 2008 a eu lieu la signature d'une convention entre les Archives Nationales de la Mémoire et l'Association des Reporters Argentins qui visait à confier aux archives divers fonds parmi lesquels un fond de Pagina/12 des années 1980 à 2002, un fond de la Razon des années 1950 à 1985, 1000 photos inédites du jugement de la junte de 1985, etc.

Le site officiel de l'ESMA, http://www.derhuman.jus.gov.ar/espacioparalamemoria/ offre la description complete de l'itinéraire d'un détenu qui arrivait à l'ESMA ainsi que des photos du site. Les conventions signées pour la réalisation du musée de la mémoire sont également en ligne.

Pour des détails concernant les nombreux centres clandestins de détentions que comptait le pays, voir le lien suivant : http://www.memoriaabierta.org.ar/ccd/index.htm.

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 JELIN, E, LANGLAND, V, (Comp.), Monumentos, memorias y marcas territoriales, Memorias de la represión, Siglo XXI, Madrid, 2003

L'Instituto Espacio para la Memoria est particulièrement actif dans la récupération de lieux de mémoire.

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