La Cour Constitutionnelle ferme la porte à la réélection d'Uribe

Vendredi, 26 février 2010, au terme de plusieurs heures de séance plénière, la Cour Constitutionnelle colombienne a invalidé la loi qui organisait un referendum visant à permettre la réélection d'Alvaro Uribe à la tête de l'État. La décision de la Cour modifie profondément les enjeux des élections de mai prochain. Elle marque l'existence d'un véritable contre-pouvoir judiciaire en Colombie.

Sept des neuf magistrats qui forment le haut tribunal ont considéré que le processus de préparation de la loi n'avait pas respecté les procédures légales et que la possibilité d'une réélection portait atteinte à l'équilibre des pouvoirs. Seuls Mauricio Gonzales, président de la Cour et ancien secrétaire juridique de la présidence et Jorge Pretelt, un proche d'Uribe, ont voté contre le rapport de Humberto Sierra Porto, le magistrat rapporteur. L'Opalc propose ici une première analyse de la décision de la Cour. Nous reviendrons brièvement sur l'acte législatif qui vient d'être invalidé, avant d'examiner les arguments qui fondent la décision des magistrats.

La loi du 8 septembre 2009

Dès 2007, des élus de la majorité promeuvent l'idée d'un referendum modifiant la constitution, car celle-ci interdit au président de se représenter à la tête de l'exécutif. Une loi constitutionnelle précédente, en 2005, l'avait déjà modifiée une première fois pour permettre la réélection d'Alvaro Uribe en 2006.

Comme le parlement ne peut organiser un scrutin de ce type, les partisans de la réélection d'Uribe proposent l'organisation d'un referendum « d'initiative populaire ». Pour cela, il est nécessaire de recueillir près de 1,5 millions de signatures, soit 5% du corps électoral. Le principal promoteur du scrutin est Guillermo Giraldo, parlementaire de la majorité et secrétaire général du Parti Social d'Unité National, le principal parti « uribiste ». Des grands moyens sont déployés; les rues et les centres commerciaux des principales villes colombiennes regorgent de postes de collecte de signatures, tenus par des intérimaires embauchés pour l'occasion. Des équipes de campagne parcourent les régions colombiennes. Au final, près de quatre millions de signatures, le double de ce que la loi exige, sont réunies et validées.

Le 10 septembre 2008, alors que de sérieux doutes pèsent sur la légalité du financement de la collecte de signatures, le projet de loi référendaire est déposé à la Chambre de Représentants. Il faudra près d'un an à la Chambre et au Sénat pour voter le texte. Son approbation est particulièrement ralentie par l'ambiguïté de la question. Telle qu'elle est entérinée par les signatures, celle-ci affirme que « quiconque ait exercé la Présidence de la République deux fois pourra être élu pour une période supplémentaire ». Ce texte permet l'élection d'une personne ayant fini d'exercer son deuxième mandat. Or, en mai 2010, lorsque les élections auront lieu, Alvaro Uribe ne sera pas arrivé au terme de son mandat. Par conséquent, il devrait attendre quatre ans avant de pouvoir se représenter. Un premier texte voté par la Chambre laisse la question en l'état, et semble fermer la porte à une réélection immédiate. Or, le Sénat modifie le texte, remplaçant le mot « exercé » par « élu », et ouvre alors la porte à la candidature d'Uribe en 2010. L'odyssée législative n'est pas finie; comme les deux chambres du Parlement ont voté des textes différents, il faut effectuer une « conciliation ». Ce procédé législatif réunit une commission composée de parlementaires des deux chambres qui essayent d'arriver à un texte commun. La commission valide le texte proposé par le Sénat et le propose au vote de la Chambre. Après plusieurs jours de prolongations et de séances extraordinaires, celle-ci valide le texte final, qui rend possible une troisième élection consécutive.

Le texte est alors transmis à la Cour Constitutionnelle, qui après avoir réuni les preuves et convoqué des interventions des citoyens, doit rendre son verdict. Ces interventions ouvrent l'arène à une nouvelle mobilisation. Différents collectifs se forment, dans le but de soutenir ou de s'opposer au referendum. Du côté des partisans du scrutin, l'acteur le plus visible est Decidamos por Colombia, un groupe dirigé par le Sénateur « uribiste » Rodrigo Rivera. Du côté des opposants, plusieurs organisations présentent des motions à la Cour. Alianza Ciudadana por la Democracia est un collectif ad hoc créé par des anciens membres de l'Assemblée Constituante de 1991. D'autres groupes déjà existants interviennent également pour s'opposer au referendum; c'est le cas de Dejusticia, une organisation qui combine les fonctions de centre de recherche et d'ONG ou le Colectivo de Abogados José Alvear Restrepo ; un collectif de juristes très actif dans le thème des droits de l'homme.

Le moment de l'évaluation des preuves et de la prise en compte des interventions externes à la Cour est marqué par la motion du Procureur Général, Alejandro Ordoñez. Ordoñez, juriste polémique connu pour ses positions très conservatrices sur des thèmes de société, présente à la Cour un argumentaire extrêmement favorable au referendum. Bien qu'il reconnaisse les nombreux vices de forme qui ont scandé l'histoire du referendum, Ordoñez considère qu'ils n'affectent pas la validité de la loi.

Le 3 février 2010, alors que les audiences de la Cour sont finies, plusieurs médias nationaux affirment que selon « des proches » du magistrat rapporteur, Humberto Sierra Porto, le rapport de celui-ci serait défavorable au referendum. Même si ce document est censé être secret, la presse analyse la décision et détaille les présumés arguments de Sierra Porto. Les sources s'avèrent fiables, puisque les informations livrées par la presse pendant les premières semaines du mois de février correspondent assez bien aux conclusions du verdict officiellement communiqué le 26 février.

Les conclusions de la Cour

La décision de la Cour Constitutionnelle revendique son droit à examiner la loi référendaire depuis sa genèse, c'est-à-dire la collecte de signatures. Cette interprétation s'oppose à ce qu'affirment les défenseurs du referendum, qui avancent que la Cour n'est compétente que pour examiner les procédures législatives stricto sensu. La position de la Cour lui permet ainsi de prendre en compte le financement de la campagne de collecte de signatures, l'un des aspects les plus douteux du referendum.

De plus, la Cour confirme sa jurisprudence en matière de réforme constitutionnelle. Il s'agit de ce que les juristes ont appelé « la théorie de la substitution de la constitution ». Celle-ci affirme que le Congrès ne peut procéder à une reforme constitutionnelle qui soit contraire aux principes fondamentaux de la constitution de 1991. Selon la Cour, la loi référendaire est contraire à plusieurs de ces principes : « séparation des pouvoirs, système de poids et contrepoids, la règle de l'alternance et des périodes préétablies, l'égalité et le caractère général et abstrait des lois ». La mention de cette « théorie de la substitution » est d'une grande importance jurisprudentielle. Elle permet de réaffirmer le rôle de la Cour comme gardienne active des principes constitutionnels.

Bien que la Cour réaffirme cette jurisprudence, le verdict n'aborde que de manière marginale les questions de fond. Il se concentre sur les vices de forme qui affectent différents moments de la procédure législative. Il affirme ainsi que ces vices ne sont pas « de simples irrégularités formelles mais des violations substantielles au principe démocratique, dont l'une des composantes essentielles est le respect des formes prévues pour que les majorités s'expriment ». Cette argumentation est très influencée par le magistrat rapporteur, connu pour ses positions conservatrices, son opposition à la théorie de la substitution, sa conception restreinte des compétences des juges et le privilège qu'il donne aux questions procédurales.

Le verdict final distingue deux moments pendant lesquels ces « violations substantielles au principe démocratique » ont entaché de nullité l'acte législatif : la collecte des signatures et le vote de la loi référendaire.

Le Comité des Promoteurs du referendum, organe chargé de la collecte des signatures et présidé par un parlementaire de la majorité, a dépensé plus de six fois la somme autorisée par la loi. Il a violé aussi la législation qui encadre les apports individuels, puisque certaines personnes morales ou physiques ont donné plus de trente fois la somme autorisée. Il faut remarquer que parmi ces donateurs se trouvent de nombreuses entreprises ayant participé à des contrats publics se chiffrant en milliards de pesos.

Le Comité des Promoteurs a tenté de masquer ces irrégularités par un tour de passe-passe financier. En effet, 93% du budget de la campagne correspondent à un prêt consenti par l'association Colombia Primero, institution dirigée par des membres du Comité. La Cour estime qu'il existe une « unité de gestion et d'administration » entre les deux organes et que le Comité contrôlait depuis toujours l'association. La création de cette dernière n'était qu'une tentative de masquer l'origine de l'essentiel des fonds de la campagne. La Cour considère que le Comité a « violé le principe constitutionnel de transparence, toute la démarche ayant visé à déjouer les contraintes légales et constitutionnelles, ainsi que le principe de pluralisme. Le Comité a ainsi bénéficié de ressources disproportionnées qui lui ont permis de privilégier ou favoriser la convocation à une reforme constitutionnelle ». La Cour dénonce ainsi le détournement d'une procédure conçue initialement pour favoriser la « participation citoyenne » en faveur de groupes dotés d'une grande puissance financière.

L'irrégularité de la gestion des fonds du Comité n'a pas été découverte au moment où la Cour a commencé son enquête. Elle est connue depuis septembre 2008, lorsque le projet de loi référendaire est déposé au Parlement. À ce moment là, le Registrador, haut fonctionnaire chargé de l'organisation des élections et de la tenue de l'état civil, refuse de certifier la légalité des comptes de campagne. Il saisit alors le Conseil National Électoral (CNE). Or cet organe, composé de représentants des partis politiques, tarde plus d'un an pour émettre son jugement. Finalement, en novembre 2009, alors que la loi référendaire a déjà été transmise à la Cour, le CNE invalide la collecte de signatures. La Cour ne mentionne pas le jugement du CNE, mais se borne à souligner que le Parlement n'était pas habilité à voter le projet de loi en l'absence du certificat du Registrador.

Aussi, les magistrats constitutionnels soulignent l'irrégularité du débat parlementaire, au cours duquel la question du referendum a été modifiée. Selon eux, le Congrès a alors dépassé ses compétences en matière législative. La Cour pointe également du doigt l'organisation du débat parlementaire du 17 décembre 2008, lors duquel la Chambre a modifié la question. Alors que la session était close, une session exceptionnelle a été organisée pour permettre le vote. Or, sa convocation n'a pas été publiée au journal officiel, ce qui est une condition essentielle pour l'équilibre entre majorité et opposition.

Enfin, la Cour dénonce aussi l'irrégularité du vote final du 31 août 2009, lors duquel cinq parlementaires du parti Cambio Radical ont voté en faveur de la loi, alors que leur parti avait souscrit à une motion négative. Or, la loi colombienne et les statuts internes du parti obligent les parlementaires à respecter la position collective de leur parti. Pour contourner cet obstacle, les cinq représentants ont changé de parti la veille du vote, en intégrant le Parti Social d'Unité National (« Parti de l'U »), principal soutien d'Uribe. Selon la Cour, ce vote entache d'irrégularité le processus législatif.

La décision de la Cour Constitutionnelle marque l'existence d'un véritable contre-pouvoir judiciaire en Colombie. Alors que les conflits entre la Cour Suprême de Justice et l'exécutif avaient ébranlé la séparation des pouvoirs, le verdict des juges constitutionnels et le respect de ce verdict par Alvaro Uribe sont le signe encourageant de la solidité des institutions politiques colombiennes. Cet événement change profondément la donne des élections de mai. Selon les sondages, aucun candidat ne s'impose clairement face aux autres. La principale question des prochaines semaines reste l'attitude d'Uribe. Cherchera-t-il à désigner un successeur? Étant donné son capital politique, son soutien pourrait permettre à l'un des aspirants de se démarquer. Dans tous les cas, l'influence politique d'Alvaro Uribe reste très grande. Les élections législatives de mars devraient confirmer la force de la coalition uribiste, et principalement du Parti Social d'Unité National. Certains craignent même que le président refuse de prendre réellement sa retraite, et tente de garder une forte emprise sur son successeur, ce qui serait assurément l'un des scenarii les plus néfastes pour la démocratie colombienne.

 

Les citations en italiques sont tirées du communiqué de la Cour : http://www.corteconstitucional.gov.co

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