La banane "boricua [1]", fruit de l’identité

Écrit par Bouthaina Harfi

 «  Tener uno la mancha del plátano : Haber nacido en la isla de Puerto Rico.

Usase para indicar desgracia o mala suerte.    » [2]

- Augusto Malare, Vocabulario de Puerto Rico

La banane - el plátano [3] - constitue depuis des siècles un élément phare de la culture caribéenne. Icône visuelle au sein de l‘île bananière, elle est l’un des nombreux symboles de l’identité nationale portoricaine, et est profondément ancrée dans les rapports sociaux et raciaux. Pour preuve, l’ouvrier travaillant dans les champs de bananiers se voit facilement identifiable par les traces spécifiques laissées par la plante sur sa peau et sa tenue. La mancha del plátano - littéralement, la tâche du bananier - a ainsi longtemps été un euphémisme servant à désigner, en plus d’une couleur de peau basanée, mi-noire mi-blanche, la marque portoricaine. Dans la conscience collective, cette expression renvoie automatiquement à un sentiment général d‘appartenance. El que tiene la mancha de plátano es puertorriqueño. Plus tard, au début du XXème siècle, le fruit de la Musa Parasiadica - l'arbre producteur de la banane plantain- est assimilé aux immigrés portoricains et dominicains à New-York, tout juste arrivés en terre nouvelle et déjà opprimés par la douloureuse question de l’intégration.

Figure emblématique, elle est réfléchie, exposée et transformée par nombre d’artistes, portant de près ou de loin l’île de Porto Rico dans leur cœur. Ces œuvres engagées, bien que faisant image du même objet, à des époques et des endroits distincts, retracent l’évolution de l’identité portoricaine. Dans un premier temps depuis Porto Rico, tout juste après la fin de la colonisation espagnole et l‘annexion américaine; plus tard à New York, au sein d’une communauté portoricaine sujette à une assimilation culturelle difficilement parable.

L’art, témoin visuel des transformations d’une société.

Le début du XXème, l’impulsion moderne et tous les mouvements artistiques qui en découlent marquent l’Europe. Si cela se répercute en Amérique latine (au Mexique notamment), force est de constater que ces tendances ne trouvent guère d’écho dans l’art plastique portoricain, à l’exception de quelques rares expériences. L’heure est à cette époque à la célébration des paysages portoricains, du visage traditionnel de l‘île, et donc à la glorification de son patrimoine; un élan costumbrista [4] pour le moins anachronique compte tenu des courants contemporains de mode à l’étranger.

 Coutumes locales, figures quotidiennes de la réalité portoricaine sont valorisées, et deviennent des sources d’inspiration privilégiées des peintres. Parmi ces derniers, se distinguent Ramon Frade et sa peinture El Pan Nuestro (1905), dont l’objet principal - la banane - vient apporter à la notion d’identité portoricaine un sens nouveau. La figure du paysan, dit el jíbaro, tenant un amas de bananes entre ses mains y est très évocatrice. Elément central, il est ici le fruit littéral et métaphorique de son labeur quotidien. De cette façon, il se fait l’allégorie de la revendication sociale et nationale. Le cliché du jíbaro sera d’ailleurs souvent utilisé en politique, notamment par le Parti Démocrate et Populaire Portoricain, en tant que logo (une silhouette de paysan entourée des trois mots Pan-Tierra- Libertad) de sa campagne, de 1937 à 1938.

A cette époque, et quelque soit la nature de sa manifestation, l’art semble constituer le filtre d’une réalité sociale, et des processus de changement à laquelle cette dernière est soumise.

Cependant, si El Pan Nuestro vient hisser la figure du jibaro au rang d'ic$one nationale, celui-ci n'en représent pas pour autant une fierté. Le paysan apparaît vieilli, éreinté, presque croulant sour le poids du fruit: son pain quotidien, produit de la terre, et fardeau imposé par l'américain impérialiste. Le tableau ayant été exposé directement après l'invasion américaine (et l'ouragan dévastateur de San Ciriaco, en 1899), le jibaro incarne une culture épuisée. Son âge, sa carrure presque vaincue, sont des références directes à l'image d'un pays en mutation, sombrant dans l'égarement.

***

L’établissement d’une communauté portoricaine à New-York et les flux humains entre l’île et la mégapole laissent paraitre de nouvelles influences dans les arts portoricains. C’est particulièrement le cas de l’art abstrait, introduit à l’époque par nombre d’artistes, natifs de l’île, venus suivre leurs études plastiques dans des établissements newyorkais. Ces années passées loin de l’île leur permettant peut-être de rompre avec un certain provincialisme - ou conservatisme - pictural.

Cette construction d’une identité dans un nouvel espace, hors frontières, complique inévitablement le rôle de l’artiste dans son interprétation de celle-ci. Ce transnationalisme culturel, renforcé par l’ambigüité du statut politique de l’île, a au fil des générations progressivement été exploré, par de nombreux descendants de ressortissants portoricains.

«The average Chelsea artist - white, male, middle class, born in the United States and a graduate of one of four or five powerful art schools - is a preapproved art-world player, as are his dealers, collectors and critics, who mostly fit the same demographic. Cultural identity is not likely to be a burning issue for any of them. But if you are an artist inone of the 14 Caribbean nations represented in the Brooklyn show, the basics can be more complicated. Your roots may be African, Asian or Indigenious. And you were very likely shaped by histories of colonialism, slavery and radical displacement. These histories may dictate your class status and economix prospect in the present »[5]

En 1975, Carlos Irizarry, artiste nuyoricain né à Puerto Rico, peint La transculturación del puertorriqueño , œuvre politique, réappropriation du tableau de Frade. Dans celui-ci, il laisse apparaitre aux côtés de la figure du paysan typique tenant ses bananes, une forme obscure, image de la décomposition de ce dernier. Y est donc dépeinte la perte de l’identité, et par extension, le processus d’assimilation culturelle aux Etats-Unis. Cette ombre, détritus de la culture portoricaine, est aussi bien le présent et le futur du portoricain sous l’ère coloniale.

Pure Plantainum : assimilation et transformation culturelle.

 Explorant différentes formes d’expression, de la peinture à la sculpture, Miguel Luciano s’attèle à saisir l’ensemble de ces processus identitaires, de ces interactions communautaires afin de comprendre la nature du sentiment d’appartenance ressenti par la collectivité portoricaine à New York. En combinant des symboles de l’iconographie populaire et commerciale des deux cultures - de Ronald MacDonalds, l’Oncle Sam à El Vejigante [5] -, l’artiste conceptualise les lourdes relations unissant l’île aux Etats Unis, et ce non sans une certaine ironie. Usant de concepts tels que le consumérisme, le racisme, l’aliénation relative au colonialisme américain, ou de concepts d’iconographie populaire ou commerciale, cet artiste s’inscrit pleinement dans la continuité du mouvement nuyoricain.

 Ainsi, cette banane, si précieuse, si chère à l’histoire culturelle portoricaine, est exploitée de nouveau, sous une autre forme, comme symbole de l’identité portoricaine. L’une de ses dernières expositions, intitulée Pure Plantainum regroupe une série de sculptures célébrant la banane. Utilisant la technique de la fondue de platine, pour en recouvrir les bananes (Plátano Platinado - Platinium Plantain). Celles-ci se métamorphosent ainsi en joyaux emblématiques, l’image de la banane passant alors du rang de cliché à celui d’expression urbaine d’une fierté communautaire. La mutation de l’objet, du statut de symbole traditionnel -presque archaïque - au bijou ostentatoire témoigne de la condition d’une communauté enracinée dans les us et coutumes portoricains et ayant dû affirmer sa culture dans un nouvel espace, plus urbain, entre l’East Harlem et le South Bronx. Et si par cette méthode, Miguel Luciano vient donner force et solidité au fruit, la beauté du métal précieux contraste tout de même avec le caractère organique, dégradable, putréfiable du fruit.

La plus emblématique des œuvres de Pure Platainum reste sans aucun doute la photographie nommée Plátano Pride . S’inspirant du tableau El Pan Nuestro, Luciano présente un adolescent à l’allure de rappeur, le regard défiant, arborant fièrement une banane en platine autour du cou. La banane, toujours érigée en symbole caribéen, portoricain, n’est cette fois ci plus un fardeau, mais un objet de vanité. Alors que le jíbaro de Ramon Frade semblait épuisé par le port du plant de bananes, l’adolescent new-yorkais se vêtit orgueilleusement du fruit. Sa jeunesse, sa forme, ainsi que sa détermination se veulent représentatifs d’une culture, d’un passé certes douloureux, imparfait, mais assumé. On peut néanmoins également la définir comme une complainte. L’image « bling bling » que renvoie l’extérieur de la banane laisse aussi souligner le caractère d’un objet au luxe presque ostentatoire , dont l’intérieur -le fruit donc, altérable, putrescible - renferme un passé troublé par la question de l’identité. A l’intérieur du bijou, la banane se décompose lentement, cette dernière image semblant renvoyer à une conscience commune balançant sans cesse entre le sentiment de fierté et de honte.

Le parallèle avec l’œuvre de Carlos Irizarry est de ce fait pertinent, les deux artistes réutilisant le symbole introduit par Frade de manière divergente. La transculturación del puertoriqueño annonce la fin de la culture portoricaine, décimée par l’imprégnation nord-américaine. Vision pessimiste, voire alarmiste. Luciano affiche le fruit avec une fierté provocatrice, presque insolente. La banane est l’identité portoricaine, elle a évolué depuis Ramon Frade. A New-York, elle s’est urbanisée, et s’est imbibée de toutes les fragrances de la culture locale. Luciano admet l’assimilation.

"Au départ, la banane plantain, symbole de Puerto Rico

était une référence péjorative. Elle est devenue une fierté." M.L. [7]

 De cette façon, Miguel Luciano redonne différemment vie à la peinture d’ El Pan Nuestro de Frade, et lui apporte un sens nouveau. Ces deux œuvres se veulent être les portes paroles d’un même peuple, aux mêmes origines, que seuls le temps et l’histoire différencient. Le jíbaro dépeint par Frade est blanc, d’origine espagnole, il a la peau bronzée par le poids de la chaleur durant les heures de labeur. A cette époque, l’association du paysan à l’identité euro-espagnole est une condition sine qua non à son acceptation comme allégorie nationale. En réaction à l’occupation nord-américaine, la revendication identitaire se rattache nécessairement à des référents hispaniques. Le paysan est portoricain. Or, l’adolescent présenté par Luciano près d’un siècle plus tard l’est toujours. Simplement, les référents identitaires ont été bouleversés, transformés. Style et allure sont certes hip-hop, mais avant tout newyorkais. La puissance significatrice renvoyée par la photo tient son origine de la faculté avec laquelle Luciano parvient à laisser paraître l’impact de la mondialisation et de cette dépendance coloniale aux Etats-Unis. Son art, ainsi alimenté par des clichés émanant de la conscience collective, parvient à redéfinir, à reconstruire le modèle identitaire portoricain.   

 Notes:

[1] De « Boriquen », dénomination taïno de l’île de Puerto Rico.

[2] " Etre né sur l’île de Puerto Rico. S’utilise pour indiquer la disgrâce ou la malchance."

[3] Par « banane », nous entendrons exclusivement la banane plantain - el plátano - à différencier du guineo, correspondant à la banane sucrée.

[4] Le costumbrismo, courant artistique attribue à l’œuvre d’art un rôle d’exposition des traditions locales. A la différence du realismo, l’art costumbriste ne se donne pas de devoir d’interprétation des us et coutumes relatées.

[5] « L’artiste de Chelsea moyen - masculin, blanc, issu de la classe moyenne et diplômé d’une des quatre ou cinq meilleures écoles d’art - est reconnu d’avance sur la scène artistique internationale, tout comme ses distributeurs, ses collectionneurs et ses critiques, appartenant tous à la même démographie. Pour eux, l’identité culturelle n'est pas susceptible d’être un ardent problème. Mais si vous êtes un artiste venant des quatorze nations caribéennes représentées à l’exposition de Brooklyn, les fondamentaux se compliquent visiblement. Vos racines peuvent être africaines, asiatiques ou indigènes. Votre histoire fut ébauchée par le colonialisme, l’esclavage, et les migrations forcées. Ce passe vous dicte votre statut social et vos perspectives économiques actuelles. » New York Times, édition du 31 aout 2007, extrait de l’article « Caribbean Visions Of Tropical Paradise » à l’occasion de l’exposition Infinite Island, au Musée de Brooklyn, New York.

[6] El Veijante, est un personnage du folklore portoricain, très présent dans les festivals et célébrations de l'île. Représenté sous la forme d'un masque, ses couleurs sont principalement le noir, le rouge, le blanc et le jaune. Puisant ses origines dans les culture taino et africaine, il symbolise le mythe du diable, dans sa lutte contre le bien.

[7] Citation de l'article de Lepoint.fr du 7 Avril 2009: "L'art contemporain créole explore ses "identités" à la Villette".

BIBLIOGRAPHIE:

SULLIVAN Edward J., Arte americano en el siglo XX, Editorial Nerea, Madrid, 1996

Hernandad de Artistas Graficos de Puerto Rico, Arte e Identidad, University of Puerto Rico Press, 2004

Jornal del Centro de Estudios Puertorriqueños : 

CORDOVA Nathaniel, In his image and likeness: The Puerto Rican jíbaro as political icon.

HERNANDEZ Yasmín, Painting Liberation: 1998 and its pivotal role in the formaion of a new Boricua political art movement.

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