Du communautarisme ou de l’intégration : dynamiques contradictoires de l’immigration à Valparaíso. L’exemple de la communauté allemande (Partie I)

Écrit par Claire Bénard, Alice Martin-Prével, Marie-Aimée Prost

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 Introduction globale :

Donde se juntan dos Alemanes, se forman cinco clubes plaisante-t-on à Valparaíso. C’est dire si la communauté allemande y est reconnue pour ses institutions et pour sa volonté de fonder des instances de rassemblement pour les immigrants d’origine germanique.

Pourtant, lorsque les premières vagues d’immigrés teutons débarquent dans le port à partir de 1811, l’Allemagne n’existe pas encore. La fondation du premier « Club Alemán » à Valparaíso en 1838 précède ainsi l’unification de la Confédération Germanique et démontre chez les immigrants un singulier sentiment d’appartenance à une même nation, malgré les divisions subsistantes dans la patrie d’origine. Au-delà des mers, cette « nationalité » ou « identité » allemande est non seulement ressentie mais aussi revendiquée et affirmée par la création de nombreuses organisations destinées à la promouvoir.

Cependant, on ne peut s’intéresser à ces institutions sans s’interroger sur leur signification profonde : démontrent-elles uniquement un désir de reproduire les modes de vie de la patrie d’origine où peuvent-elles aussi se révéler un vecteur d’intégration des immigrants au pays d’accueil ? En effet, nous remarquons lors de l’étude des communautés étrangères en général, et de l’allemande en particulier, que les groupes nationaux sont souvent tiraillés entre deux dynamiques contradictoires de préservation de l’identité originelle et d’inexorable incorporation au pays d’accueil. Pour illustrer cette contradiction, l’étude de la création, du rôle et de l’évolution des institutions fondées par les premiers migrants est utile. Parmi ces institutions, beaucoup existent encore. Nous allons ainsi observer leur évolution au cours du temps ainsi que la façon dont elles survivent aujourd’hui malgré l’interruption, depuis longtemps, du phénomène migratoire.

PARTIE I : L’IMMIGRATION ALLEMANDE A VALPARAISO ET SES INSTITUTIONS,

D’HIER A AUJOURD’HUI

  Avant tout, si nous voulons étudier la communauté allemande aujourd’hui à Valparaíso, il convient de faire un retour historique sur son installation dans le port. Plusieurs aspects de cette immigration sont à explorer, à savoir quels furent, tout d’abord, ses motifs puis comment s’est-elle soudée et organisée au travers d’institutions communautaires et enfin quel impact a-t-elle eu sur la ville et ses habitants.

Pour tenter de mesurer cet impact et l’organisation de la collectivité nous nous intéresserons à trois organismes particulièrement importants dans la vie passée et actuelle de la communauté allemande : le « Club Alemán » fondé en 1838, la « Deutsche Schule », ou Collège Allemand, créé en 1857, et l’église luthérienne, dont la première pierre fut posée en 1897.

I. L’immigration Allemande au Chili, bref rappel historique

Les motifs de l’immigration allemande ne sont pas comparables à ceux des millions d’Européens pauvres de la Méditerranée qui partent à la même époque vers le continent Américain. En effet, la plupart des arrivants d’origine germanique choisissant Valparaíso comme destination appartiennent aux régions relativement riches du nord de l’Allemagne, le Holstein, où viennent de grandes villes comme Hambourg. Leur principale motivation pour se rendre au Chili est le commerce maritime. Ils s’installent à Valparaíso pour des raisons économiques et viennent fonder leur propre firme de commerce, souvent des succursales d’entreprises déjà existantes qui amènent avec elles leurs propres employés. Ce fût par exemple le cas de la célèbre entreprise Huth, Gruning y Compañía qui, après avoir été fondée à Hambourg et avoir déménagé à Londres, s’installe à dans la ville dès 1826. De ce fait, il convient de noter que l’immigration germanique dans le port est individuelle, citadine et qualifiée, à la différence de celle qui s’organise dans le sud du pays qui est communautaire et rurale. Ainsi, si les premiers migrants ne sont pas forcément très fortunés, ils appartiennent globalement à une classe éduquée d’ingénieurs, pharmaciens, médecins, architectes et constructeurs. Les entrepreneurs et les commerciaux fondent les premières industries « modernes » du Chili (fabriques de savons, brasseries, imprimeries, lithographies, textile etc.), toujours en forte relation avec les industries d’outre-mer. C’est ce qui conduit la Française Jacqueline Garrot à décrire Valparaíso comme « l’entrepôt » du commerce Latino-Américain. Cependant, les immigrés allemands contribuent également au développement du secteur tertiaire, notamment dans le domaine bancaire.

Parmi les migrants réunis à Valparaíso, on a souvent dit qu’il y avait de nombreux réfugiés politiques, des libéraux voulant échapper à la politique conservatrice de Metternich. Elizabeth Von Loe, enseignante d’allemand à l’université de Valparaíso et auteure d’une thèse intitulée “La Presencia Alemana en Valparaíso en el siglo XIX”, met en garde contre ce terme de réfugiés. Pour elle, aucune preuve ne montre que ces migrants étaient effectivement poursuivis et persécutés par le pouvoir en place. Néanmoins, il convient de noter qu’ils partageaient la plupart du temps une vision politique libérale et qu’ils trouvaient dans les terres chiliennes un asile politique d’importance.

A ces dénominateurs communs que sont leur domaine de travail, leurs conditions économiques et leurs opinions politiques s’ajoute, comme dans le cas de la communauté anglaise, une religion et une langue profondément différente de celle du pays d’accueil. Ces facteurs culturels sont considérés comme les barrières les plus importantes empêchant l’intégration immédiate des migrants germaniques à la société Chilienne. Dans un article intitulé Una comunidad inmigrante : Los Alemanes en Valparaíso, 1860-1960, René Salinas Meza cite la confession religieuse évangélique –majoritaire chez les Allemands – comme un moteur d’homogénéisation de la communauté, dont il souligne la très forte endogamie. Le regroupement de ces migrants semble dès lors inévitable du fait de leur différence avec le pays d’accueil. Elizabeth Von Loe souligne ainsi « la especificidad alemana […] muy marcada y que se cultivaba sobre todo en los muchos clubes que había ». Les immigrés fondent effectivement une collectivité qui s’organise petit à petit au travers d’institutions communautaires dont nous allons décrire la création.

II. Des institutions nées d’une demande communautaire

L’immigration étant stimulée par des motifs économiques, il semble évident qu’elle ait un impact particulier sur le développement financier et l’intégration de Valparaíso au commerce mondial. Néanmoins, ce n’est pas cela qui affecte le plus la vie des Porteños de l’époque, mais bien l’aspect culturel de l’immigration.

La première institution fondée est celle du Club allemand. Créé en 1838, on rapporte qu’il a pour but de réunir les gentlemen allemands, venus s’installer seuls et éprouvant le besoin de se retrouver pour occuper leur temps libre. Il s’agit d’un lieu de socialisation et d’échange culturel où s’organisent des discussions, des jeux et bientôt de véritables spectacles donnés par des adhérents du clubs doués, par exemple, de talents musicaux. De par son exclusivité (il est, à sa fondation, absolument réservé aux Allemands de sexe masculin) mais aussi de par la qualité des prestations culturelles qu’il offre (organisation de concerts etc.), il acquiert un prestige important et devient la vitrine de la haute société immigrante germanique, imposant ces traditions. Aujourd’hui encore, le Club organise des évènements annuels d’une singulière importance : la Fiesta de Invierno au mois d’août, l’anniversaire du club le 9 mai et le Jour de l’Unité Allemande le 3 octobre. Le rôle de réunion de ces manifestations et l’importance du développement de la culture dans le Club allemand en font une institution incontournable dans la vie de la colonie germanique. Il ne s’ouvre aux femmes que dans la seconde moitié du vingtième siècle, mais cela a encore pour effet d’accroître son rôle social car il devient une sorte de « marché nuptial » où hommes et femmes de la colonie peuvent faire connaissance.

D’ailleurs, la présence exclusive d’hommes célibataires ne dure pas longtemps à Valparaíso. Bientôt, ceux-ci sont rejoints par des familles et l’installation de femmes et d’enfants dans la ville change la donne. Les besoins de la collectivité conduisent à la fondation d’une « Communidad Alemana », « Communauté Allemande », dont les principaux objectifs sont de créer un collège, un hôpital allemand et une église évangélique. Parmi ces projets, le plus urgent à réaliser est celui de l’école car la ville ne dispose pas d’un système scolaire convenable. De plus, les parents souhaitent généralement que leurs enfants puissent faire leurs études supérieures en Allemagne, afin de se spécialiser dans le commerce maritime ou l’économie et de pouvoir reprendre le travail de l’entreprise familiale. Le problème de l’éducation étant primordial, c’est sur le collège fondé en 1857 que la communauté concentre ses efforts dans un premier temps. Néanmoins, ce dernier dispose de très petits moyens. Il s’installe dans le local loué d’un ancien collège privé, dirigé par Mr. Bezinger, au coin de la rue Chacabuco et de la Plaza Victoria, c'est-à-dire sur le plan et non sur le lieu d’habitation principal de la communauté (les cerros Alegre et Concepción). Il s’agit toutefois d’une avancée importante dans le fonctionnement de la collectivité : c’est la création d’une institution qui met en valeur la culture germanique. Les objectifs du collège sont bien résumés dans le discours du premier directeur, August Ernst, donné le 7 fevrier 1858 à l’occasion du commencement des cours. Ernst insiste effectivement sur la nécessité « d’obéissance et d’ordre » mais aussi « d’autonomie et d’indépendance » pour les élèves. Les cours débutent avec 23 jeunes divisés en trois classes : une élémentaire, deux supérieurs divisées entre garçons et filles. Bien entendu, comme le stipule le règlement de la Communauté, tous les cours sont en allemands sauf quelques heures de « lecture en espagnol ». Enfin, quatre professeurs issus de la communauté se répartissent les classes : August Ernst, sa femme et messieurs Asmus et Leonardi. Les petits moyens du Collège empêchent à cette période la venue d’instituteurs qualifiés mais, au bout d’une génération, l’école se renforce assez pour pouvoir compter sur un professorat formé.

La dernière institution à laquelle nous nous intéressons est celle de l’église luthérienne. Sa création est plus tardive, et nous pouvons effectivement noter que la Communauté Allemande fait figurer la religion au second rang de ses préoccupations en affirmant que “una de la pretensiones principales de la Comunidad debe ser la fundación y mantención de un Colegio Alemán, y, en lo posible, de una Iglesia Alemana en este lugar”. En réalité, pendant longtemps, les services religieux destinés à la communauté allemande se tiennent dans l’édifice de la Union Church britannique. Le 7 mars 1867, une « Congrégation Evangélique Allemande » est créée avec son propre pasteur, le Dr. Oskar Fiedler de Waltershausen. Cependant, son fonctionnement est interrompu plusieurs années et ce n’est qu’en 1892, une fois ses statuts transcrits en espagnol, que la Congrégation est enfin reconnue par le gouvernement chilien. L’Eglise détient néanmoins un rôle important pour cette minorité protestante dans un pays largement catholique. A partir de 1867 c’est effectivement la Congrégation Evangélique qui détient les registres civils de la communauté et annote l’identité, la profession, la date de baptême, de mariage et de décès de chacun de ses membres. Ces registres, selon René Salinas Mesa, fournissent les données les plus complètes sur les migrants de l’époque et dévoilent l’importance de l’Eglise « que actuaba como un aglutinante de los actos socio-religiosos de la comunidad evangélica ». D’ailleurs, comme nous le confie Rodolfo Olivera Obermöller, le pasteur actuel de l’Eglise luthérienne, la religion pour les Allemands de l’époque était, selon lui, plus rationnelle et utilitaire que spirituelle : « siempre fue primero “soy alemán” y luego “soy cristiano”. Entonces se formo una Iglesia totalmente étnica, una Iglesia alemana, de alemanes, para alemanes. […] querían una Iglesia y un pastor para que case a la gente, bautice los niños y entierre a los muertos y vaya a visitar a los enfermos. ». Dès lors, cette volonté de pouvoir exercer le culte luthérien finit par aboutir à la construction d’un véritable temple pour la communauté de Valparaíso, mais seulement en 1897, soit 40 ans après la construction de la première église anglicane. C’est ainsi que nait le temple luthérien de la Santa Cruz dans le cerro Concepción.

III. L’immigration allemande liée au patrimoine historique de Valparaíso

 “Hicieron de Valparaíso su patria en América. Construyeron iglesias, hospitales, colegios y un sinfín de instituciones que heredaría la ciudad. Se esmeraron en mantener las costumbres y la lengua, pero siempre respetando la cultura que los había acogido. Eran verdaderos caballeros europeos en el fin del mundo.” Tel est l’hommage aujourd’hui rendu à la communauté allemande par la ville de Valparaíso. Cette citation, extraite du site internet de la municipalité, donne effectivement une vision très positive de l’immigration. Bien sûr, on pourrait difficilement s’attendre à ce que les autorités émettent aujourd’hui un jugement contraire et formulent des critiques vis-à-vis des communautés étrangères dont la plupart des descendants sont à présent des citoyens chiliens. Néanmoins, il semble que cette affirmation reflète une part de vérité sur la façon dont les immigrants allemands de l’époque sont aujourd’hui perçus par les Porteños : ils font partie du patrimoine culturel de la ville.

Pour appuyer cette affirmation on peut souligner, dans un premier temps, la classification des bâtiments de la communauté au patrimoine historique de la ville. C’est le cas de l’ancien collège allemand du cerro Concepción, gigantesque construction en bois aujourd’hui en restauration, où du temple luthérien, reconnu pour sa beauté architecturale, ou encore du palais qui accueille le club allemand, classé monument historique.

Outre ce lien avec le patrimoine urbain, c’est surtout le patrimoine culturel allemand qui revêt une grande importance pour la ville de Valparaíso. Dans un discours à l’occasion du 170e anniversaire du club allemand, le directeur affirmait ainsi : “Si hoy damos una mirada hacia el pasado, a los 170 años de vida, reconoceremos que esta institución se ha logrado consolidar como un centro social y cultural de destacada trayectoria en el patrimonio histórico de Valparaíso.” Au niveau de la vie associative dans la ville portuaire, l’impact de la communauté est en effet très étendu. A l’époque de l’immigration, Elizabeth Von Loe relate que la création d’institutions sociales explose, à tel point que l’on peut compter, par exemple, trois clubs de chant : un pour homme, un pour femme et un pour homme et femmes ! L’identité germanique était alors fortement mise en avant, et cette cohésion de la communauté persiste d’autant plus longtemps que la solidarité nationale se voit renforcée par l’unification allemande puis par la déclaration de guerre de l’Allemagne contre la France en 1914. En effet, sous pression du gouvernement nord-américain, beaucoup d’hommes d’affaire allemands influents se voient à cette époque empêchés d’exercer leurs fonctions et sont poursuivis par les autorités chiliennes. Cette persécution a pour effet de consolider le renfermement de la communauté, ne l’incitant guère à délaisser ses pratiques endogamiques, à l’heure où d’autres collectivités, la britannique notamment, commencent à s’intégrer dans la société chilienne.

Aujourd’hui, malgré l’intégration des descendants de migrants, le nombre d’associations allemandes dans la Quinta Región reste tellement élevé qu’il a été nécessaire de créer un organisme pour les coordonner : la « Confederación de Instituciones de Habla Alemana » de la région de Valparaíso. Celle-ci réunit 19 associations, plus ou moins importantes et anciennes. Avec un certain humour, la muséologue Julia Koppetsch mentionne qu’il existe même, parmi ces institutions, un club de joueurs de cartes ne réunit que deux membres alors que le jeu de carte pratiqué nécessite lui-même trois participants ! Cependant, les institutions dont nous avons décrit brièvement la création, le Club Allemand, la Deutsche Schule et l’Eglise luthérienne, comptent, nous allons le voir, parmi celles qui continuent de peser dans le quotidien de la communauté allemande et qui tentent de préserver l’identité germanique à Valparaíso.


“Là où deux Allemands se retrouvent, cinq clubs sont formés”, citation extraite de l’article intitulé « La inmigración Alemana ». www.ciudaddevalparaiso.cl

70% des jeunes mariés déclarent une activité professionnelle commerciale selon les registres de la Congrégation Evangélique de Valparaíso de 1867 à 1960. Source : SALINAS MEZA René, Una comunidad inmigrante : Los Alemanes en Valparaíso, 1860-1960, (estudio demográfico

Citée par Elizabeth Von Loe lors de l’entretien.

SALINAS MEZA René, Una comunidad inmigrante: Los Alemanes en Valparaíso, 1860-1960, (estudio demográfico) op.cit.

« la spécificité allemande […] très marquée et qui se cultivait surtout dans les nombreux clubs qui existaient »., Entretien avec Elizabeth Von Loe.

« mercado nupcial », selon l’expression utilisée par Elizabeth Von Loe lors de l’entretien.

« qui remplissait la fonction d’agglutinant des actes socioreligieux de la communauté évangélique », SALINAS MEZA René, op. cit.

« Ça a toujours été d’abord « je suis allemand » et ensuite « je suis chrétien ». Donc, s’est formée une Eglise totalement ethnique, une église allemande, d’allemands et pour les allemands. […] ils voulaient une Eglise et un pasteur pour qu’il marie les gens, baptise les enfants et enterre le morts et aille rendre visite aux malades ». Entretien avec le pasteur Rodolfo Olivera Obermöller.

« Ils ont fait de Valparaíso leur patrie en Amérique. Ils ont construit des églises, des hôpitaux, des collèges et de nombreuses institutions dont a hérité la ville. Ils se sont employés à perpétuer les coutumes et la langue, mais toujours en respectant la culture qui les avait accueillis. C’était de véritables gentlemen européens au bout du monde. » Extrait de l’article intitulé « La inmigración Alemana ». www.ciudaddevalparaiso.cl

« Si nous regardons  vers le passé aujourd’hui, après 170 ans de vie, nous reconnaîtrons que cette institution a réussi à se consolider en tant que centre social et culturel avec une trajectoire visible dans le patrimoine historique de Valparaíso.» Extrait du site du Club allemand de Valparaíso.

Ou ZDI, « Zentralstelle Deutschsprachiger Institutionen »

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