Cuba: le temps des ajustements?

Écris par Olivier Dabène

En vue de la préparation de son VIème congrès, qui aura lieu en avril 2011, le Parti communiste cubain a récemment rendu public un texte important que l'OPALC publie et commente. Intitulé "Proyecto de lineamientos de la politica economica y social", il sert de base aux débats portant sur l'ampleur des ajustements à réaliser pour "actualiser le modèle cubain" et le rendre "durable".

Le dernier congrès du PCC a eu lieu en 1997.

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Réformes économiques à Cuba : vers la fin du socialisme ?

Commentaire du projet d'orientation sur les réformes économiques en cours

Le projet d'orientation sur l'économie cubaine, actuellement discuté dans les assemblées de travailleurs à travers le pays et dans les cellules locales du Parti Communiste Cubain (PCC) et qui devra être approuvé lors du prochain congrès du PCC en avril 2011, est l'un des rares documents officiels publiés qui explique et justifie la politique économique conduite par le gouvernement cubain depuis la fin des années 1990. Il s'agit donc d'un texte particulièrement pertinent à analyser pour tenter de comprendre ce qui se joue actuellement au sommet de l'Etat cubain.

Sur la forme tout d'abord, le texte reprend le lexique critique devenu courant ces deux dernières années : « procédures paternalistes », « gratuités indues », « subventions excessives », « équité » contre « égalitarisme », « actualisation » ou « perfectionnement » du modèle économique, et vient entériner les mesures prises jusque là par le gouvernement de Raul Castro (suppression des cantines ouvrières, annonce du licenciement d'un million de travailleurs, réduction des bus de transport des salariés, suppression du quota de cigarettes alloué aux personnes âgées dans le carnet de rationnement, etc.). Il réaffirme notamment l'une des mesures phares, la libéralisation - qui reste très limitée - du secteur dit « non étatique » (pour ne pas dire « marché »), autrement dit la légalisation plus large que celle qui existait déjà d'activités professionnelles « à compte propre » (exercées en libéral). Certaines annonces semblent cependant avoir été le fruit de compromis difficiles : ainsi le texte n'annonce pas la suppression de la dualité monétaire (l'existence de deux monnaies : peso et CUC - proche du dollar), mais la réalisation d'études sur sa suppression. Ces mesures ne sont donc pas formulées dans une sémantique de rupture. Au contraire, l'accent est mis sur la continuité du modèle socialiste, « seul capable de vaincre les difficultés » rencontrées.

Sur le fond, les réformes sont présentées comme nécessaires pour assurer la pérennité de ce modèle socialiste, ainsi que l'avait suggéré Raul Castro dans un discours le 18 décembre. Mais qu'est ce modèle socialiste ? Comme le signale Rafael Rojas, historien cubain émigré au Mexique, le socialisme est ici redéfini, contre l'égalitarisme qui prévalait jusque là, comme l'« égalité des droits et des chances » entre les citoyens, autrement dit l'un des principes fondateurs de la plupart des démocraties libérales dans le monde. Si la spécificité cubaine (l'accent mis sur une justice sociale très égalitaire) semble donc avoir disparu, les principes directeurs historiques du modèle économique cubain ne se transforment guère. La planification de l'économie reste présentée comme centrale, alors qu'elle avait été partiellement abandonnée, au cours des dernières années, au profit de logiques d'ajustement de court terme. Et l'ouverture à une augmentation des autorisations de travail en libéral est assortie de l'annonce de la mise en place de nouvelles méthodes de contrôle de l'économie, y compris du petit secteur privé en expansion, par l'Etat.

Ces réformes constituent cependant bien un réel changement. Alors que la société cubaine était jusqu'à présent fort peu différenciée (l'emprise du politique sur tous les secteurs sociaux demeurait forte), le gouvernement se propose d'accorder une plus grande autonomie au champ économique, en insistant sur ses logiques propres : rentabilité des entreprises, autofinancement y compris par l'investissement des bénéfices obtenus, salaires en rapport avec la production, fin des subventions d'Etat pour compenser les pertes et création d'un marché de gros pour approvisionner le petit commerce privé émergent ainsi que les coopératives. Alors que le plein emploi dans le secteur étatique hégémonique avait constitué jusqu'ici un des objectifs du gouvernement, pour des raisons politiques et de contrôle social, la productivité des salariés comme des entreprises apparaît désormais comme centrale, au point où les entreprises structurellement déficitaires seront mises en liquidation. Il s'agit en effet de faire progresser rapidement la productivité des entreprises, afin de substituer une partie des importations par la production locale et de résorber ainsi le déficit permanent de la balance extérieure, alors que l'aide cruciale apportée par Hugo Chavez (investissements et fourniture de pétrole) s'essouffle, comme l'indique Bert Hoffmann. Enfin, comme dans d'autres économies à forte composante redistributive, les entités dites « sous budget d'Etat » (dans les secteurs de la santé et de l'éducation) auront désormais un statut clairement distinct des autres entreprises, au sens où leur fonctionnement à perte restera couvert par l'Etat.

Si productivité et rentabilité sont donc devenus les maîtres mots, dans une économie soumise à de grandes difficultés, le lexique militaire de l'ordre, de la discipline et de l'efficacité est également prégnant dans l'ensemble du texte. Outre la place - devenue majeure - des forces armées dans l'économie, il pointe vers la conception politique verticale des élites politiques cubaines, restée inchangée depuis les années 19601. C'est l'une des raisons pour lesquelles de nombreux analystes doutent de la portée des réformes. Ils craignent que la plus grande autonomie allouée aux entreprises d'Etat ainsi que la micro libéralisation du petit commerce (elle concerne 178 métiers artisanaux) ne demeurent dépendantes de revirements du gouvernement. Certains insistent par ailleurs sur la continuité des absurdités bureaucratiques comme l'octroi d'un budget étatique de 130 millions de dollars pour l'achat des biens nécessaires au fonctionnement du petit secteur privé émergent et qui seraient mis à disposition des nouveaux petits entrepreneurs, sans jamais les avoir consulté pour connaître leurs besoins ni effectué d'études de marché . D'autres soulignent l'absence d'un environnement légal consolidé pour que le pays devienne suffisamment attractif pour les investisseurs internationaux , tandis que plusieurs câbles trouvés sur Wikileaks témoignent de l'ire des entrepreneurs chinois, qui se heurtent à la règle inamovible des joint-ventures cubains : quel que soit le montant de l'investissement étranger proposé, la partie cubaine garde 51% des parts et donc du pouvoir de décision dans l'administration de l'entreprise.

Au-delà des orientations d'ordre économique, la lecture de ce texte pousse à s'interroger sur les fondements du modèle socialiste cubain. On peut en effet légitimement s'interroger sur ce qu'il reste du socialisme dans un système qui minimise les processus redistributifs sur lesquels il était fondé sans pour autant accorder plus de poids aux citoyens dans les processus de décision qui vont fortement peser sur leur quotidien. Consultés massivement lors des assemblées de travailleurs convoquées par les organisations de masse et le PCC dans les centres de travail, les Cubains ne peuvent en réalité déborder le cadre de discussion offert par le projet de texte. Ils ne sont associés aux réformes que dans la mesure où il leur est demandé de les accepter et de s'y adapter. Comme le soulignent certains blogueurs et dissidents2, l'absence de droits civils et politiques ne permet pas l'organisation de luttes larges pour le maintien des droits sociaux. Ceux-ci ont en effet été conférés il y a cinquante ans par les révolutionnaires au pouvoir, plutôt que véritablement gagnés par les citoyens organisés. Malgré le gain de nouveaux droits économiques comme la possibilité accrue de créer sa petite entreprise, c'est de la même manière que ces droits sociaux leur sont aujourd'hui retirés.

 Pour lire d'autres commentaires sur les réformes en cours, voir :

 Pavel Vidal et Omar Everleny, « Entre el ajuste fiscal y los cambios estructurales : se extiende el cuentapropismo en Cuba », Espacio Laical, octobre 2010. http://espaciolaical.org/contens/esp/sd_112.pdf

Bert Hoffmann, « Cuba : on the way to market socialism », GIGA focus, n° 5, 2010, http://www.giga-hamburg.de/index.php?file=gf_international.html&folder=p...

Rafael Rojas, « Que es la actualizacion del socialismo », El Pais, 04/12/2010. http://www.elpais.com/articulo/opinion/socialismo/actualizado/elpepiopi/...

Notes

1 L'ouvrage de référence de Marifeli Perez-Stable, The Cuban Revolution: origins, course, and legacy, Oxford, Oxford University Press, 1999, comporte de savoureuses citations sur la place de chacun dans la nouvelle économie réorganisée du début des années 1960. En voici quelques unes : Armando Hart (compagnon de lutte de Fidel Castro et futur ministre de la culture (1976-1997): « Il ne s'agit pas de discuter toutes les décisions administratives avec les travailleurs, mais d'obtenir leur soutien enthousiaste aux principales mesures prises par l'administration ». Ernesto Guevara : « Discussions collectives, prise de décision et responsabilité pour un seul homme ». Carlos Rafael Rodriguez, cadre du PSP : « On entend un peu partout l'idée que les ouvriers devraient pouvoir décider par un vote majoritaire... le management collectif est destructeur. Les administrateurs sont ceux qui doivent avoir, ont et auront le dernier mot », p. 102 et p. 116.

2 Voir la courte et polémique discussion du texte par quelques blogueurs cubains en matière de liberté d'expression http://www.desdecuba.com/sin_evasion/?p=1122

 

Mis à jours le 31 Août 2011

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