Couffignal

Georges, mon ami. Ainsi ton cœur physique, dont l’énergie apparemment inextinguible m’émerveillait, t’a lâché prématurément ces dernières années te privant de cette active retraite qui t’attendait. Mais ton cœur moral, ton âme, lui ne t’a jamais manqué depuis ce mois de mai 1968 où je te rencontrai t’épanouissant en compagnie d’Alain Dupraz et de François Rivier. Nous nourrissions des rêves qui ne se sont que peu réalisés et qui n’avaient pas grand-chose à voir avec les rêves actuels que nous critiquerions volontiers sans pour autant mépriser ceux qui les tiennent car il ne faut jamais insulter l’avenir. Peut-être au milieu de ce fatras (mais qu’étaient les nôtres aux yeux sévères d’un Raymond Aron ?) émerge-t-il quelque chose encore inaperçu qui rendra cet avenir vivable. 

Ton cœur a nourri pendant un demi-siècle cette amitié active et fidèle que tu n’as jamais cessé de me témoigner. Avec Bruno Rewesz tu m’initias à l’Amérique latine où tu m’invitas souvent, notamment au Mexique, où tu me fis connaître par exemple l’espagnol Rafael Segovia qui m’impressionna grandement, et au Chili, où je connaissais déjà Arturo et Maria-Eukenia Montès, et où tu as conservé de nombreux amis. Je n’oublie pas que c’est chez moi au Quai des Allobroges à Grenoble qu’eut lieu la réception suivant ton mariage avec Carmen, rencontrée en Italie, à laquelle assistaient entre autres Jean-Louis et Monique Leonhardt et Guy Petitdemange. Carmen, la fière espagnole, tout le contraire de la Carmen de Mérimée-Bizet dont l’avantageux toréador Escamillo chante que « les amours ne durent pas six mois ».

Tu te lanças dans une thèse sur le syndicalisme italien, un sujet que tu connaissais bien mieux que moi et où je bornai mon rôle de directeur de thèse à t’aider à en dessiner la trame. Tu voyais dans la CGIL et en Bruno Trentin (qui fit partie de ton jury) un espoir que ne comblait pas la CGT française de Krasucki pas plus qu’aujourd’hui celle de Martinez. Depuis, sans s’évanouir tout-à-fait cet espoir s’est affaibli, emporté par la grande transformation du monde du travail. A la même époque je dirigeais la thèse d’Yves Schemeil (également rencontré en 1968) sur le système politique libanais, un sujet que lui aussi connaissait bien mieux que moi. Si je le mentionne ici c’est, d’une part, parce qu’il m’a prié d’exprimer ici ses condoléances à toute ta famille et, d’autre part, parce que, comme toi, sans perdre son intérêt pour ce sujet qui lui tient à cœur, il s’est orienté vers d’autres recherches de même que tu investis l’Amérique latine. Tu y consacras de nombreux travaux, alternant des périodes où tu fus conseiller culturel et de la coopération et des périodes d’enseignement et de recherche qui te menèrent à l’université de Paris-III et à la direction de l’Institut des Hautes Etudes de l’Amérique Latine où tu croisas la route de Jean-Michel Blanquer qui devait te succéder avant de poursuivre la carrière qui l’a mené à l’actuel ministère de l’éducation. Jamais tu ne mélangeas ces deux rôles d’acteur et de chercheur, tes préoccupations de réalisation pratique ne gouvernant jamais tes préoccupations de  découverte de vérités empiriques.

Tout ne fut pas toujours rose dans cet itinéraire : une tentative à Lyon, où tu avais beaucoup investi, échoua quand la direction de l’IEP te fut refusée, au grand détriment de celui-ci. Mais tu traversas ces vicissitudes dans amertume excessive, ce qui t’a toujours caractérisé. Jamais en effet tu ne t’es abandonné aux plaisirs douteux des espoirs déçus et de la mélancolie des illusions perdues. Tu as conservé chevillé au corps le rêve social-démocrate sans te laisser entamer par les divisions de ton camp et la puissance conjointe de la globalisation néo-libérale à l’heure de la finance numérisée, de l’ethno-nationalisme populiste et de l’islamisme djihadiste. Tu continuas à suivre ta voie sans trop te laisser entamer par les ballottements de certains de nos amis universitaires et intellectuels remplissant les medias de leurs vaticinations et s’abandonnant au plaisir de « tout réformer » pour que finalement et « en même temps » pas grand-chose ne change. C’est que, bien que loin d’être naïf en politique, tu tenais aussi que quelques principes forts valent la peine d’être défendus contre les fluctuations des modes. Certes ces principes ne sont pas éternels ni absolus mais en attendant mieux ils valent la peine d’être défendus sans faiblesse, c’est même cette fidélité, à égale distance de l’opportunisme relativiste et de l’autoritarisme visant la société parfaite, qui distingue, selon Schumpeter, « l’homme civilisé » du « barbare ». Tu as suivi ainsi ton chemin, travaillant sans bruit excessif, puis le soir venu tu t’es arrêté comme ces philosophies qui, dit Charles Péguy, se sont bien battues avant de s’endormir au pied d’un arbre.

Dors en paix, Georges, « Georgy », « Giorgio », “Jorge”. Quelqu’un comme moi dira : « Dors dans le sein d’Abraham dans l’attente et l’espérance de la résurrection ». D’autres diront : « Dors dans l’immensité du Cosmos et de son espace-temps qui lui aussi aura une fin et où ta vie n’aura été qu’un bref intermède dans les nano-secondes au sein des cinq secondes qu’occupe l’homme dans les 24 heures de l‘existence de l’Univers ». Oui, mais quel intermède ! Celui qui marque le passage d’un homme et fait dire à Marc-Antoine sur le cadavre de Brutus à la fin de Jules César : « à son nom l’univers entier se lève et dit ‘ce fut un homme’ ». Et cela, nous le croyons tous, quel que soit le credo auquel nous adhérons par ailleurs et ensembles nous disons : « Dors dans nos cœurs, dans celui de ta famille, de tes enfants et petits-enfants, de tes amis car c’est à travers eux que tu vivras, un temps, de génération en génération ».

Dors en paix, homme brave.

                                                                           Jean Leca. 2 mai 2019

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