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02.12.2025

Dans l'oeil de Caroline Poggi & Jonathan Vinel : Créer ensemble pour affronter le monde entre hybridation du réel et du virtuel - révolte sensible

Caroline Poggi et Jonathan Vinel, cinéastes et artistes contemporains, étaient les invités du cycle « Dans l’œil des artistes », organisé par la Maison des Arts & de la Création (MAC) le vendredi 7 novembre dernier à Sciences Po. 

Lauréats de l’Ours d’or du court métrage à la Berlinale en 2014 et figures singulières du cinéma transmédiatique, ils portent un regard radical sur la jeunesse, la colère et les territoires contemporains. Léonore Lavorel et Bleuenn Raffle, étudiantes à l’École d’Affaires Publiques et ambassadrices de la MAC, ont assisté à cette rencontre. Elles reviennent ici sur les idées fortes, les émotions et les enjeux esthétiques et politiques qui ont émergé au fil de la discussion.

La ville dortoir et sa promesse non tenue

Dans le cinéma de Jonathan Vinel et Caroline Poggi, un décor persiste et s’impose comme un motif. Il s’agit de ce paysage périurbain aux maisons de crépis blanches et de leurs parcelles de jardin emmurés : unités de vie sagement alignées, pour des rues sagement identiques. Loin d’être anecdotique, c’est dans ce tableau qu’ont grandi les deux artistes. Plus jeunes, ils se sont sentis étouffés par cette homogénéité, incapables d’invoquer une histoire propre. Une histoire à laquelle se rattacher. Aujourd’hui, avec un peu de recul, ils politisent le lieu. Il leur semble que tout cela répond peut-être à une logique idéologique, celle d’un individualisme et d’une hygiène capitaliste incarnés dans le territoire. Alors, dans les films de Caroline Poggi et Jonathan Vinel, le lotissement pavillonnaire est comme une promesse non tenue : il devait être sanctuaire familial, il devient le théâtre d’une violence diffuse, pour une jeunesse malade de son désenchantement. 

« Porter en soi un chaos, pour faire naître une étoile »  – Friedrich Nietzsche

Ce qui manque au monde, le duo d’artistes le cherchent dans la création pour donner naissance à un « cinéma de refuge ». Caroline Poggi et Jonathan Vinel se réapproprient l’espace de leur jeunesse, pour affirmer une identité dans laquelle beaucoup peuvent se reconnaître. Dans Jessica Forever, pas un passant, pas une voiture. La démarche consiste à “vider” cet espace pour justement révéler, achever ce vide. Alors, le quartier prend des airs de cimetière. Mais, précise le duo, ce vide est aussi “un laboratoire”. Semble-t-il, quelque chose peut y prendre vie : les personnages naissent et naviguent entre deux univers, le réel et le jeu vidéo. Ces deux mondes ne s’opposent plus, ils se contaminent mutuellement et fusionnent. Le corps adolescent devient alors comme un corps physique dans un costume de pixel. Pour cette raison, le cinéma de Caroline Poggi et de Jonathan Vinel n’est pas un « refuge » à comprendre comme une cachette, un isoloir. Au « cinéma de refuge », se mêle un « cinéma de recherche », pour donner naissance à des idées et des formes nouvelles, d’où cette proximité naturelle et revendiquée avec l’art contemporain. 

Les émotions négatives comme moteur créateur

Chez Poggi et Vinel, la rage, le désespoir ou la violence ne sont jamais de simples thèmes narratifs : ils constituent une énergie motrice. Ces émotions, d’ordinaire perçues comme destructrices, deviennent matières premières de création, formes positives d’impulsion, comme si la douleur pouvait se muer en mouvement. Le duo évoque une esthétique où la colère cohabite avec la tendresse – ils font dialoguer ces deux forces opposées qui, au lieu de s’annuler, s’éclairent mutuellement et donnent forme à une sensibilité assumée. Leur travail explore ce paradoxe jusqu’à l’extrême : du personnage de Bébé Colère (2020), dont la voix enfantine exprime le mal-être existentiel, à ces adolescents dans Jessica Forever (2018) « au bord de l’étincelle », porteurs d’une tension à la fois vitale et destructrice. Cette transmutation du désespoir constitue une forme de révolte sensible, non pas explosive, mais persistante – une manière de faire du cinéma un acte de résistance émotionnelle face à un monde défaillant.

Grandir ensemble : maturité artistique, collectif et révolution intime

« Film après film, on grandit avec nos personnages », confient Caroline Poggi et Jonathan Vinel. Leur œuvre s’inscrit dans un devenir, une maturation où les récits accompagnent leur propre trajectoire humaine. Le cinéma devient ainsi le lieu d’une construction partagée : grandir, mais à plusieurs, dans une logique de collectif qui contrecarre l’isolement. Assumant une forme de responsabilité envers leur génération, ils affirment vouloir donner à voir ce qu’elle ressent mais ne formule pas toujours. Ce choix du duo, qui remplace la figure centrale du héros par celle du groupe, relève d’une posture profondément politique : se tenir ensemble pour affronter le monde. À mesure que leurs films s’hybrident, leur vision du réel s’élargit – refusant toute lecture unilatérale, révélant une complexité croissante, « à l’image du monde », disent-ils. Loin de se contenter d’un refuge, leur cinéma s’affirme alors comme un espace de recherche et de réinvention, où la création devient acte de survie collective et geste presque révolutionnaire : faire exister une communauté là où il n’y en avait pas.

Pour conclure, par leur approche hybride, leur capacité à transformer la rage en langage et le réel en territoire de recherche, Caroline Poggi et Jonathan Vinel proposent une conception de l’art qui dépasse le cadre et les attentes du cinéma classique. Leur œuvre interroge ce que peut la création lorsqu’elle se fait refuge, laboratoire et geste collectif : non pas produire des réponses, mais ouvrir des espaces où l’on peut éprouver, imaginer et recommencer à habiter le monde. En assumant la fragilité comme force, l’émotion comme forme de résistance et le collectif comme mode d’action, ils invitent à repenser le rôle de l’artiste et de l’image dans nos sociétés contemporaines.