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27.10.2016

Sommes-nous tous des lobbyistes ?

Manœuvres, pressions commerciales… Traditionnellement, le lobbying a mauvaise presse en France. Pourtant, la pratique permet d’éclairer le législateur sur les différents intérêts en présence. Aujourd’hui encadrée et largement généralisée en Europe et dans l’Hexagone, elle se présente comme un rouage indispensable au fonctionnement du débat démocratique. 

Tour d’horizon avec Françoise Grossetête, Députée européenne pour la Grande Région Sud-Est, Alexandra Laferrière, Directrice des relations institutionnelles chez Google France et Nicolas Robin, Directeur européen des Affaires publiques de l’entreprise Owens-Illinois, leader américain de l’emballage en verre.

LE LOBBYING : CARTE D'IDENTITÉ

Selon la charte de l’Association Française des Conseils en Lobbying et Affaires Publiques, « le lobbying et les affaires publiques visent à représenter, auprès des acteurs de la décision publique, les intérêts d’une entreprise, d’une organisation professionnelle, d’une association ou d’un organisme public au travers d’un partage d’information contradictoire et équilibré ».

Le lobbying est un levier stratégique pour agir sur les décisions. La France défend ses intérêts à Bruxelles, le Parlement européen également. « Nous sommes tous des lobbyistes », s’accordent Françoise Grossetête et Nicolas Robin. 

« Engagé dans un dialogue constant, le lobbyiste se présente comme l’auteur ou le facilitateur de solutions innovantes où tous les interlocuteurs sont gagnants. »

Nicolas Robin

Françoise Grossetête distingue pour sa part ce qu’elle appelle le « bon lobbying » du « mauvais lobbying ».

Le premier, lobbying d’information, est essentiel pour le débat démocratique. Membre des Commissions Environnement santé publique et sécurité alimentaire et Industrie, Recherche, Énergie, la députée européenne est régulièrement en prise avec des textes très techniques. « Il est indispensable d’écouter l’ensemble des acteurs concernés pour se forger une vision détaillée sur un sujet. Le lobbying apporte des éclairages concrets pour trancher des dossiers complexes dont les différentes implications ne sont pas immédiatement perceptibles ». Nicolas Robin confirme : « Le lobbyiste présente des angles. Tout l’enjeu réside dans l’apport d’informations crédibles et fiables ».

Par opposition, le « mauvais lobbying » consisterait en des actions de pression sur les parlementaires, menaces de délocalisation, harcèlement téléphonique, manipulation ou dissimulation d’informations, par exemple. Françoise Grossetête évoque les pressions subies par le Parlement européen lors de l’adoption de la directive sur les produits du tabac : « Ces manœuvres sont en réalité totalement contre-productives ».

LE RÉGIONALE DE L'ÉTAPE : PORTRAIT DU LOBBYISTE

Quel est le profil d’un lobbyiste ? Le métier peut être exercé au sein même de l’organisation à défendre, lorsqu’existe un département spécifique comme c’est le cas chez Google, ou en externe, dans un cabinet de conseil spécialisé, explique Alexandra Laferrière.

« Il faut un bon sens politique, une formation juridique solide et des méthodes d’analyse extrêmement rigoureuses pour établir une stratégie d’action. »

Alexandra Laferrière

Ces qualités s’apprennent via des formations généralistes en sciences politiques par exemple, mais également spécialisées, en droit et économie. Il faut à la fois maîtriser le droit constitutionnel et parlementaire, comprendre l'écosystème et le cœur de métier de l'entreprise pour saisir l’impact de la décision publique. Sciences Po Executive Education propose également des programmes courts pour permettre aux cadres intéressés de développer leurs compétences sur le sujet.

Pour Nicolas Robin, si la connaissance des subtilités de la procédure législative est indispensable, l’essentiel du métier s’acquiert principalement sur le terrain, par la pratique.

« Pour réussir, le lobbyiste doit être capable de parler à la bonne personne, au bon moment, avec le bon argument. »

Nicolas Robin

Être capable de développer un argumentaire pertinent et efficace requiert différentes qualités :

  • un sens de l’analyse pour saisir l’environnement politique, économique et social en jeu,
  • un sens stratégique et une grande capacité d’adaptation à un contexte en constante évolution,
  • de la ténacité car il faut parfois de longues années pour faire aboutir un projet connaissant des hauts et des bas, et s’adapter aux différents rapports au temps selon les contextes. Les temps de décision en entreprise sont généralement courts (1 à 2 mois), mais le débat public peut parfois durer plusieurs années ;
  • une ouverture sur les autres et un comportement empathique.

PLONGÉE DANS LE QUOTIDIEN DU LOBBYING

Le métier de lobbyiste consiste à observer tout ce qui peut affecter l’entreprise pour ensuite défendre ses positions, notamment auprès des législateurs :  chez Google France, Alexandra Laferrière décrypte au quotidien l’environnement législatif et réglementaire français et européen pour les managers du groupe.

De son côté, Françoise Grossetête n’envisage pas l’exercice de la fonction parlementaire sans l’interaction constante avec les lobbyistes : « Les lobbyistes sont habitués à frapper à ma porte ou à me solliciter par le biais d’e-mails. Je reçois des interlocuteurs de tous les niveaux, jusqu’aux PDG d’Arcelor Mittal ou d’Airbus venant parfois défendre eux-mêmes leur point de vue. Nos discussions ont pour but l’intérêt général car nous visons un même objectif : faire de l’Europe le champion économique mondial. »

La députée européenne initie parfois elle-même la prise de contact avec les parties prenantes. Rapporteur en 2015 d’un texte sur les aliments animaliers visant à lutter contre l’antibio-résistance et à renforcer la recherche pharmaceutique, Françoise Grossetête a ainsi rencontré tous les acteurs susceptibles de l’éclairer, des écoles de vétérinaires aux agriculteurs, en passant par les ministres en charge de la santé et de l’agriculture. « Mon devoir de rapporteur est d’écouter l’ensemble de ces personnes pour me faire ma propre opinion, pouvoir amender et combler les manques de la proposition de la Commission européenne », précise-t-elle.

Pour Nicolas Robin, la pratique des affaires publiques s’exerce au-delà du domaine législatif : « Mon métier englobe le lobbying au sens classique et l’information de mes collègues sur la conformité réglementaire, mais concerne plus largement la réputation de l’entreprise auprès de toutes ses cibles extérieures : échanges avec les journalistes, organisation de partenariats, recherche de financements, travail au sein d’associations professionnelles au niveau européen comme la Society of European Affairs Professional (SEAP) ». 

« Au quotidien, le lobbyiste accompagne souvent l’expert, il traduit le message technique et véhicule le message politique. »

Nicolas Robin

DANS LA VALISE DU LOBBYISTE

Qu’il s’agisse d’actions réactives, déployées en réponse à une législation en cours de discussion, ou une menace, potentielle ou avérée, ou de dispositifs proactifs, destinés à valoriser les activités de l’entreprise, le lobbyiste met en œuvre divers moyens d’action.

Alexandra Laferrière explique : « Nous mettons en place une véritable stratégie qui repose sur différentes actions : veille, analyse fine de l'environnement, mapping, argumentaires, et surtout un travail de coordination préalable avec les équipes business, juridique et presse, indispensable au succès de cette stratégie ».

Nicolas Robin précise : « Les actions diffèrent selon les contextes. Dans le cadre d’un face à face avec le décideur, il s’agit de nouer des relations de confiance, d’apporter des informations fiables et avérées. Le travail peut aussi être mené en alliance, au sein d’une association professionnelle représentant l’industrie de l’emballage par exemple. De fait, la fédération professionnelle du verre travaille actuellement sur l’économie circulaire et la révision d’une directive sur les déchets ».

Des actions multiples, mais très encadrées, pour que les principes d’intégrité et de transparence soient systématiquement respectés.

Françoise Grossetête confirme qu’en Europe, de nombreux efforts ont été accomplis pour encadrer les pratiques des lobbyistes. Un député ne peut pas recevoir un lobbyiste seul ; le règlement intérieur du Parlement européen impose la présence d’un témoin accrédité. Par ailleurs, le rapporteur d’une loi est tenu d’indiquer tous les rendez-vous et les contacts sur lesquels il s’est appuyé pour rédiger son texte.

Alexandra Laferrière et Nicolas Robin soulignent que les règles sont très strictes et les pratiques très surveillées dans leur environnement professionnel, et que c’est dans l’intérêt des lobbyistes de veiller à agir selon la déontologie de la profession.

« En tant que lobbyiste, la réputation de fiabilité et d’intégrité est essentielle. Si je la perds, je suis ruiné. »

Nicolas Robin

QUELQUES ACTIONS QUI VALENT LE DÉTOUR

Nicolas Robin : « Une de nos usines achemine ses produits par chemin de fer depuis 40 ans. La ligne affrète plus de 300 trains par an, soit l’équivalent de 12 000 camions. Face au mauvais état des voies de notre usine vers le nœud ferroviaire principal, SNCF Réseau envisageait de fermer cette portion de voie. J’ai travaillé pendant près de 4 ans avec SNCF Réseau, le Conseil départemental, le Conseil régional, l’État, les communes et la sous-préfecture pour trouver une solution innovante dans le mode opératoire pour effectuer les travaux de réparation et dans son mode de financement. En mars 2016, nous avons finalement réussi à parvenir à un accord financier, le premier de son genre sur la France pour les voies de fret. Avec le soutien de la sous-préfète, j’ai réussi à convaincre nos interlocuteurs de l’intérêt pour le territoire du maintien de cette voie de fret. Nos arguments principaux reposaient sur les enjeux environnementaux, le maintien d’un savoir-faire verrier plus que centenaire dans la région, le risque d’une perte de compétitivité et ses répercussions potentielles sur l’emploi (500 emplois directs et indirects). Mais pas question de faire du chantage à l’emploi ! Nous avons travaillé dans un esprit de dialogue et de recherche de solution, en étudiant et en expliquant les réalités impactées. »

Françoise Grossetête : « En 2003-2004, des associations de parents d’enfants malades et la société savante des pédiatres sont venues me parler des médicaments pédiatriques. Jusqu’alors, il n’y avait pas de soutien à la recherche dans ce domaine. Pour soigner les enfants, on divisait simplement les dosages des médicaments pour adultes en fonction du poids, de la taille et de l’âge de l’enfant. Or, le métabolisme d'un enfant diffère de celui d'un adulte. Les enfants ont donc besoin d'une forme pharmaceutique spécifique non seulement pour qu'elle soit mieux tolérée, mais également plus efficace et plus sûre. Ces acteurs m’ont poussée à faire pression sur la Commission européenne pour qu’elle mette en place une proposition législative pour soutenir la recherche dans le domaine pédiatrique.

Autre exemple sur un texte imposant des études d’impact environnemental pour tout projet d’infrastructure. J’ai été contactée par des élus locaux de petites stations de ski ou de petites communes de bord de mer dépourvues de moyens importants. Ceux-ci sont venus m’alerter sur leur situation pour me demander plus de flexibilité, faute de quoi ils ne pourraient plus jamais lancer le moindre projet de développement. J’ai réalisé qu’il était effectivement inconcevable d’imposer les mêmes contraintes à ces petites communes qu’à une métropole comme Nice ou Marseille. Nous avons ainsi réussi à modifier le texte. Je n’y aurais pas pensé par moi-même. »

A L'HORIZON : LE LOBBYING, TRANSFORMÉ PAR LE DIGITAL ?

Pour Nicolas Robin, avec le digital, l’accès à l’information est facilité. Les débats européens peuvent aujourd’hui être suivis en direct. Toutefois, les décideurs publics sont aujourd’hui noyés sous ces innombrables informations et reçoivent des centaines d’e-mails par jour. Paradoxalement, la transformation numérique provoque un retour aux fondamentaux de la relation personnelle et de confiance. Il est plus que jamais nécessaire de se positionner comme un interlocuteur fiable.

Alexandra Laferrière estime que le lobbying est avant tout la maîtrise de l’information. Or, l’information stratégique pour l’entreprise et ses clients est l’information grise, celle du décideur qui est plus difficile à obtenir. Pour peser, il faut rester sur des stratégies ciblées, prendre du temps, s’investir humainement.

Françoise Grossetête ajoute : « Le digital ne remplace absolument pas le contact humain mais c’est un outil de plus qui permet d’obtenir très rapidement toutes les positions des parties prenantes, et de renforcer la transparence du métier. »

« Le lobbying de demain passera plus que jamais par l’humain et les relations humaines. »

Alexandra Laferrière

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