n° 97 | Les candélabres de Piranèse | Caroline Van Eck

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À la fin de sa vie, Piranèse fabrique trois grands candélabres, des vases, des tripodes et des socles à partir de débris de sculptures couvertes de boue retrouvées à la villa d’Hadrien lors des fouilles de Pantanello, en 1769. En retraçant l’histoire de ces candélabres qui n’ont plus rien de la sobriété antique ni de leur signification à l’origine, Caroline Van Eck nous initie au trajet compliqué des objets d’art depuis leur production jusqu’à leur réception. Elle expérimente l’efficacité des méthodes anthropologiques en isolant ce qui relève de la marchandisation des objets d’art et de leur singularisation.

Laurence Bertrand Dorléac

« Un rêve
néo-classique et un cauchemar d’archéologue » :
Les candélabres colossaux de Piranèse à l’Ashmolean Museum

Caroline van Eck

[ref]H. Honour, Neoclassicism, Londres, Penguin, 1977, p. 56. Cet essai est la version courte des deux premières Slade Lectures données à Oxford en janvier 2017.[/ref]

 » Un mélange confus d’une grande partie des choses les plus excellentes provenant de la villa d’Hadrien « [ref]Cette citation est de Gavin Hamilton. Elle est tirée de son compte-rendu des fouilles de Pantanello : G. J. Hamilton et A. H. Smith, « Gavin Hamilton’s Letters to Charles Townley », dans The Journal of Hellenic Studies, vol. 21, 1901, p. 306-321.[/ref]

Durant la dernière décennie de sa vie, Giovanni Battista Piranesi – Piranèse – (1720-1779) réalisa trois candélabres monumentaux en se servant de la multitude chaotique des débris de sculptures couvertes de boue provenant de la villa d’Hadrien qu’il avait trouvés lors des fouilles de Pantanello, vers Tivoli, en 1769 (fig. 1)[ref]Voir Nicholas Penny, Catalogue of European sculpture in the Ashmolean Museum: 1540 to the present day, 3 vol, Oxford, Clarendon Press, 1992, vol. 1, p. 108-116.[/ref]. Avec ces fragments, il construisit des vases monumentaux, des tripodes, des socles et enfin, trois candélabres monumentaux, et non des moindres : l’un, haut de plus de trois mètres et conservé aujourd’hui au Louvre, était destiné à sa propre tombe ; quant aux deux autres, de taille plus réduite mais tout aussi complexes, il les vendit pour la somme ahurissante de mille écus (scudi) d’or au collectionneur anglais Sir Roger Newdigate qui en fit don à l’université d’Oxford. Ces candélabres ont été récemment étudiés et restaurés soigneusement et sont désormais présentés comme des exemples remarquables, sinon typiques, de la redécouverte néo-classique de l’Antiquité. Mais examinés de plus près, ces candélabres s’avèrent des objets très mystérieux dont la réception a connu d’étranges revirements.

Fig. 1-2. Giovanni Battista Piranesi – Piranèse – (1770-1778), Candélabres de marbre, h. 300 cm, composés de divers éléments (époque romaine, XVe et XVIIe siècle), d’après un dessin de Piranèse. Acquis par Sir Roger Newdigate en 1774, don à l’université d’Oxford en 1775, Oxford, Ashmolean Museum. Photographie de l’auteur

Les candélabres sont conformes au modèle général des candélabres gréco-romains de l’époque d’Hadrien : ils se composent de hautes colonnes ou de colonnes composites qui reposent sur un socle ou sur un trépied, et soutiennent un disque ou une assiette où l’on pouvait brûler du bois ou de l’encens (fig. 2). Le candélabre de droite arbore une hampe encerclée de pélicans aux serres fermement agrippées à leur appui, aux becs prévenants, appuyés sur un motif floral corinthien évoquant une tête grotesque grimaçante (fig. 3). Vient ensuite un esclave qui porte le disque destiné à recueillir la lumière, faisant sans doute allusion aux passages d’Homère, de Plutarque, de Pline ou de Pétronius qui mentionnent des esclaves utilisés comme des porte-torches vivants. Celui de gauche s’organise autour d’une colonne cannelée, entourée de trois lions mordant leurs propres griffes. Ils soutiennent plusieurs niveaux de reliefs qui représentent des instruments de sacrifice, mais aussi des membres mystérieusement isolés. Là-dessus s’ajoute un autre trépied orné de reliefs figurant trois dieux. Le tout est couronné par trois têtes de béliers qui constituent la transition vers la dernière partie, à nouveau composée d’une variation élaborée de moulages d’éléments architecturaux, notamment des séries d’oves combinées avec des feuilles d’acanthe corinthiennes qui semblent croître jusqu’au point culminant du disque.

La transformation par Piranèse des découvertes de Pantanello

Fig. 3. Candélabre Barberini, conservé aujourd’hui au musée Pio Clementino, Rome, découvert vers 1650 lors des fouilles de la Villa d’Hadrien, probablement réalisée au IIe siècle ap. J.-C. Photographie : James Anderson, vers 1860.

Les candélabres sont des objets étranges. Au fond, ce sont simplement des pieds de lampes, de grands fûts ou des colonnes composites reposant sur un socle ou sur un trépied, qui soutiennent un disque ou un plat où l’on pouvait faire brûler du bois ou de l’encens. Les historiens de l’art et les archéologues ont peu étudié ces objets, en dépit de leur importance manifeste dans l’art et la culture gréco-romaine et dans leurs revivals[ref]H.-U. Cain, Römische Marmorkandelabra, Mayence, Von Zabern, 1985, p. 5-21; P. Gusman, La Villa Impériale de Tibur, Paris, 1904, chapitre 7; E.-Q. Visconti, « Le Musée Pie-Clémentin », dans Œuvres de Ennius Quirinus Visconti, vol. 4, Milan, Giegler 1819-1822, p. 31-43 et 305-306.[/ref]. Homère les mentionne déjà, et ils font un retour significatif sous le règne d’Hadrien – des exemples de très grande qualité provenant de sa villa à Tivoli nous sont parvenus. Lorsqu’ils furent découverts durant des fouilles menées dans les années 1750 et 1760, les candélabres jouissaient d’une telle importance que l’une des raisons pour lesquelles fut fondé le musée Pio Clementino, qui s’enorgueillit encore aujourd’hui de sa galerie des Candélabres, était de les exposer de manière appropriée.

Ils furent publiés en 1778 dans les Vasi, Candelabri, Cippi. Cette collection d’ouvrages de grand format, dédiée à ce que l’on appellerait aujourd’hui la culture matérielle gréco-romaine, montre des lampes, des autels, des vases, des pieds de luminaires et des sarcophages, agencés dans des compositions typiquement piranésiennes à la manière de collages, voire de bricolages, ou même de pastiches, réalisés avec des objets et des fragments de toutes sortes. La grande majorité d’entre eux provient d’un contexte funéraire. De manière assez inhabituelle, Piranèse a également intégré des objets provenant de collections ethnographiques comme celles du musée Kircher et du musée Borgia (fig. 4). Ses légendes montrent que cette collection fournit la documentation graphique de ses tentatives de reconstruire matériellement la culture funéraire du monde romain. Dans ses textes, il explique comment, en travaillant à partir des fragments subsistant des fouilles de Pantanello, et en utilisant les principes de la composition romaine, il ne restaure pas ces objets anciens, mais les reconstruit entièrement à la manière romaine. Il n’est pas un restaurateur, mais bien un créateur d’antiquités.

Fig. 4. Candélabre de Piranèse conservé à l’Ashmolean Museum, représentant des pélicans entourant un ornement inspiré des feuilles d’achantes et des têtes de méduse. Photographie de l’auteur.

Si les recherches récentes ont montré que 75% des candélabres étaient neufs, Newdigate et ses amis collectionneurs n’en avaient pas conscience. Une fois exposés à Oxford, ceux-ci furent acclamés comme des pièces originales d’une qualité incomparable, comme « les documents les meilleurs et les plus instructifs de la sculpture classique » que les Anglais aient jamais vus, ainsi que le rapporte un témoin de leur arrivée. Cependant, moins de trente ans plus tard, dans les années 1810, le peintre James Barry les destitua, arguant qu’il s’agissait de faux intégraux, de pure camelote[ref]J. Barry, Works, Londres, 1809, vol. 1, p. 125-126. Voir aussi Henry Blundell, An Account of the Statues, Busts, Bass-Relieves, Cinerary Urns, and other Ancient Marbles, and Paintings, at Ince, Liverpool, J. McCreery, 1803, p. 174.[/ref]. Autrement dit, de documents majeurs sur la permanence matérielle de l’art romain, de joyaux de la sculpture classique, ils se muèrent en simples documents pour l’histoire de l’archéologie et des collections.

En me focalisant sur les changements radicaux survenus dans la fortune critique des candélabres et proposant une explication partielle de celle-ci, je souhaiterais poser un regard neuf sur un ensemble de phénomènes communément appelés « Néo-classicisme » qui nous sont devenus si familiers, tant ils sont ancrés dans la culture artistique et muséale occidentale, que nous en avons oublié combien ils sont, en réalité, étranges.

La tradition des lampes dans l’Antiquité

Les candélabres romains sont tout aussi peu étudiés que leurs descendants du XVIIIe siècle car ils ont, comme la grande majorité des objets précieux ou de luxe de décoration intérieure grecs ou romains, pâti d’une mauvaise presse, initiée par Pline et ses préjugés contre le luxe, qui ont perduré jusqu’à aujourd’hui. De plus, les candélabres, à l’instar de nombreuses lampes gréco-romaines, n’ont pas d’iconographie stable, reliée adéquatement à leur fonction ou à leur usage. En dépit de leur robustesse matérielle, ils sont en fait des objets que l’on pourrait qualifier, socialement et même ontologiquement, d’instables.

Dès leur première présence documentée, par exemple chez Homère, leur rôle est double et leur nature incertaine. Dans l’Odyssée d’Homère, les candélabres, en bois ou en bronze, sont associés à la coutume consistant à faire porter à des esclaves des lampes durant les banquets de fête ; ce rapprochement est évoqué, voire ravivé, durant toute l’Antiquité. Mais ils revêtaient aussi un rôle religieux, soit en tant qu’offrandes votives, soit comme supports d’éclairage rituel – aujourd’hui encore, les archéologues ne s’accordent pas sur ce point. Le rôle funéraire que leur attribue Piranèse n’est pas attesté. Les sources qui nous sont parvenues mentionnent comment ces objets, hissés vers le premier siècle avant J.-C. au statut de catégorie majeure de ce que nous appellerions aujourd’hui l’industrie du luxe, avaient été détournés de leur contexte religieux d’origine où ils flanquaient les statues de divinités et illuminaient les temples, pour se transformer en éclairages pour les demeures des plus riches. Les sources mentionnent l’excès matériel, les associations érotiques et la relation forte, voire l’identification des humains avec ces objets.

Pline relate une anecdote dans laquelle une patricienne romaine acquiert pour la somme exubérante de 50 000 sesterces un candélabre particulièrement raffiné parce qu’il réunit l’excellence de deux ateliers majeurs de l’époque, celui d’Egine, spécialisé dans les douilles, et celui de Tarente, réputé pour les branches[ref]Pline, Histoire naturelle, XXXIV.vi.12[/ref]. Au moment de la vente, un esclave est ajouté au lot de vente, avec pour ordre de danser nu pour elle lors des banquets, à la lumière de ce candélabre. La dame est si sensible à ses charmes, qu’elle entame une liaison amoureuse avec lui, avant de lui léguer toutes ses possessions dans son testament. À sa mort, l’esclave, devenu un homme riche, adore le candélabre comme une divinité ou, effectivement, numinum vice, à la place des dieux.

Toutefois, le statut ontologique mal défini des candélabres dans l’Antiquité gréco-romaine comprend encore un autre aspect. Comme la plupart des lampes, ils étaient censés pouvoir bouger ou s’animer, et être les témoins des actions qu’ils éclairaient. Ruth Bielfeldt a récemment soutenu que ces allégations ne sont pas si infondées ou contre-intuitives qu’elles ne le paraissent, dès lors qu’on les situe dans le contexte des théories classiques de la perception visuelle[ref]Ruth Bielfeldt, ‘Lichtblicke – Sehstrahlen. Zur Präsenz römischer Figuren- und Bildlampen’, in idem (éd.), Ding und Mensch. Gegenwart und Vergegenwärtigung in der Antike, Heidelberg 2014, pp. 169-238.[/ref]. Si à l’instar des humains et des animaux, les candélabres sont dotés de la vue, c’est parce que leur action même, consistant à diffuser de la lumière, s’apparente à la manière dont on se représentait alors la vision en tant qu’émission active de particules qui touchent l’objet pour rebondir sur lui[ref]Bielfeldt, 2014, p. 204.[/ref]. Cette croyance est résumée avec humour dans les Histoires vraies de Lucien, un conte de science-fiction dont l’un des épisodes se déroule sur la planète Lychnopolis ou « ville des lampes » :

Y étant descendus, nous n’y trouvâmes point d’hommes, mais des lampes qui couraient en tous sens et passaient leur temps sur la place ou sur le port. Il y en avait beaucoup de  petites et, si je puis dire, de pauvres, mais quelques-unes, de la classe des grandes et des puissantes, étaient tout à fait brillantes et resplendissantes. Elles avaient chacune leur maison particulière, ou plutôt leur lanterne […]. Elles ont au milieu de la ville un palais pulic où leur gouverneur siège toute la nuit, appelant chacune d’elles par son nom. Celle qui ne se rendent pas à l’appel sont condamnées à mort comme déserteuses, et la mort pour elles, c’est d’être éteintes. Comme nous assistions à l’audience, nous voyions comment elle se tenait,, et nous entendions les lampes se justifier et donner les raisons pour lesquelles elles arrivaient en retard. Je reconnus parmi elles la lampe de notre maison ; je lui parlai et lui demandai des nouvelles de ma famille ; elle me raconta tout ce qui s’y passait[ref]Lucien de Samosate, Histoires vraies, Livre I, 29, dans Lucien de Samosate, Œuvres complètes, traduction d’Emile Chambry révisée et annotée par Alain Billaut et Emeline Marquis, Paris, Laffont, 2015, p. 129-130.[/ref].

Fig. 5. Piranèse, Vasi, Candelabri, Cippi, planche 11 : lampes et vase avec camées, Rome, 1771. Photographie : Getty research Centre

Bien souvent, la forme des lampes gréco-romaines joue sur la similitude entre l’émission de lumière et la vue. Il existe plusieurs exemples – dont certains figurent dans les Vasi, Candelabri e Cippi – d’orifices pour mèches de lampes anthropomorphes (fig. 5). Le motif de la lucerna viva, la lampe vivante, est un lieu commun répandu dans la poésie grecque et romaine ; de même, le terme rostrum – le museau, le bec – désigne aussi bien cette partie chez les animaux, les personnes ou les objets dont l’apparence rappelle un bec, notamment les lampes. La lampe dotée de conscience, témoin des actes qu’elle éclaire, est un leitmotiv de la poésie érotique. Ainsi, dans le Cataplus de Lucien, la lampe est si horrifiée par les actions perpétrées dans la chambre où elle se trouve qu’elle tente de s’éteindre elle-même en refusant d’absorber l’huile qui l’alimente. Les lampes sont donc des témoins qui savent ce qui se déroule devant elles et elles sont par conséquent littéralement conscientes [ref]Bielfeldt 2014, p. 209-214, avec de nombreuses références aux textes grecs et latins.[/ref].

La transformation par Piranèse des découvertes de Pantanello

Si à présent nous plaçons côte à côte les candélabres de Piranèse et ceux qui nous sont parvenus de l’Antiquité, dont il avait une parfaite connaissance, il est frappant de constater à quel point ceux-ci diffèrent. Comparée à la structure clairement visible des candélabres antiques où s’articulent socle, hampe et coupe porte-flamme très inspirée des formes d’acante et corinthiennes et à l’iconographie plutôt sobre composée de dieux et de petits Amours, l’œuvre de Piranèse, consiste quant à elle en une véritable débauche d’ornements, en une profusion d’élements empruntés à des autels, au théâtre, aux sarcophages, au mobilier, et témoigne d’une tendance à reproduire ou à inverser les motifs classiques : dans son candélabre, les pattes de lion ne se contentent pas de soutenir le socle. Bien davantage, elles performent cette action, lui donnent vie en plantant leurs dents dans leurs propres griffes. Outre cette profusion ornementale et cette accumulation d’allusions, nous trouvons, énumérés par Bielfedt, quelques exemples saisissants de coutumes liées aux lampes : l’animation, dans de nombreuses têtes et visages d’animaux ; le mouvement ; une expression d’intériorité qui suggère la conscience dans les têtes d’éléphants ; les pélicans et les aigles semblent observer attentivement ce qui les entoure. Tout cela nous paraîtrait plus évident si nous pouvions voir les candélabres en action, soutenant leurs disques de lumière dans des espaces sombres, éclairés par d’autres lumières vacillantes[ref]R. Bielfeldt, « The Lure and Loss of Light: Roman lamps in the Harvard Art Museum », dans S. Ebbinghaus (éd.), Ancient Bronzes through a Modern Lens. Introductory Essays on the Study of Mediterranean and Near-Eastern Bronzes, Cambridge, Mass., Harvard Art Museum, 2014, p. 171-193, pour ce passage p. 189 ; voir aussi Goethe, Voyage en Italie, 3 mars 1787.[/ref]. L’un des rares propos de Piranèse sur les candélabres destinés à sa propre tombe concernait la lumière : une lumière éternelle devait brûler sur le candélabre antique qui devait être disposé sur sa tombe – qui était en effet sa propre création[ref]G.B. Piranesi, Vasi, Candelabri, Cippi, légende de la planche n° 107.[/ref].

Dans les Vasi, Candelabri, Cippi, les lampes sont fréquemment décrites, qu’il s’agisse du candélabre illustrant le frontispice de la première partie ou des nombreuses petites lampes en forme d’êtres humains ou d’animaux, souvent monstrueusement déformés, exotiques ou grotesques ; ou encore dans la série de coupes monumentales des candélabres destinés à Newdicate ou à sa propre tombe, conservés aujourd’hui au Louvre. La provenance de certaines de ces lampes est révélatrice : toutes proviennent de fouilles romaines, mais elles ont probablement été réalisées tout au long de l’Empire romain. Piranèse les a vues dans les collections ethnographiques des musées Borgia et Kircher. Tous ces éléments portent à penser que les candélabres n’étaient pas pour lui de simples échantillons témoignant de la virtuosité artistique des Romains, mais relevaient aussi de ce que nous appellerions aujourd’hui la culture matérielle, en tant que documents sur la vie et les rituels du monde gréco-romain.

La biographie des objets

Tous ces éléments suggèrent quelques indices pour comprendre la dévalorisation considérable des candélabres. Bien que Piranèse revendique le contraire, ils n’ont en rien l’aspect de vestiges de l’époque d’Hadrien ; leur composition, leur structure, leur ornementation, leur iconographie et leur fonction diffèrent, leur surabondance de formes est absente dans les exemplaires antiques. De même, les candélabres gréco-romains ne véhiculent pas les mêmes significations culturelles qu’au XVIIIe siècle. À la place de la connotation surtout funéraire et chrétienne, liée à l’extinction de la lumière mortelle opposée à la lux aeterna, nous trouvons une série de considérations sur la vue, l’animation, l’attention et la présence de témoins. Les lampes gréco-romaines prennent souvent une forme humaine ou animale ; à cet égard, les candélabres de Piranèse ne sont qu’un point culminant jusqu’à l’excès de cette tendance. Toutes ces significations semblent avoir été perdues de vue lors de leur réception au XVIIIe et au XIXe siècle, comme le montrent les comptes-rendus de la Sala dei Candelabri et des candélabres du louvre  rédigés par Visconti. Ceux-ci se focalisent exclusivement sur la provenance et sur une analyse iconographique traditionnelle.

Aussi, si Piranèse se situe tout entier dans la tradition du métier ou du talent artistique romain, sa conception de l’authenticité est très différente de celle qui émerge autour de 1800. En réalité, son travail consistait à employer des fragments découverts à Pantanello et dans d’autres collections et à les utiliser comme les éléments qui lui servaient à créer des compositions totalement nouvelles. Dans la mesure où il les présente comme des antiquités romaines, nous les considérons comme des faux ou même comme des contrefaçons. Mais Piranèse lui-même considérait que puisqu’il connaissait les méthodes de création, les matériaux et le savoir-faire romain comme nul autre à son époque grâce à sa longue et intense expérience de première main en tant que fouilleur et dessinateur, il perpétuait de fait le savoir-faire romain. Une telle conception de l’authenticité tendait à disparaître à la fin du XVIIIe siècle en raison de la tentative de Winckelmann d’établir une chronologie de l’art gréco-romain, mais aussi d’une prise de conscience grandissante du fait que de nombreuses statues classiques n’étaient pas des originaux grecs mais des copies romaines, suite aux recherches menées par le géologiste Dolomieu sur les propriétés des différentes variétés de marbres disponibles en Italie.

L’évaluation non seulement de la signification mais aussi du statut des candélabres connut alors un profond bouleversement. Il ne s’agit pas d’un cas isolé mais plutôt, à mon avis, de l’un des symptômes des grands changements survenus entre 1760 et 1800 dans la perception et dans la réception de l’art gréco-romain. Les réactions contemporaines aux polémiques opposant Piranèse et Julien David Leroy, Laugier et Mariette au sujet des origines de l’architecture et de la nature de l’ornement le prouvent : Piranèse se livrait à une bataille perdue d’avance. Ses arguments dans le Parere et dans les Diverse Manière en faveur de la diversité stylistique, de la variété, de la richesse et de la complexité, ou encore sa conception de la créativité devant dépasser l’imitation fidèle des anciens étaient totalement dépassées, démodées par le succès du modèle winckelmannien d’une histoire limpide de l’art ancien, et par son esthétique privilégiant la simplicité et la transparence. Si la beauté selon Winckelmann s’apparente à un verre d’eau claire, elle se rapproche chez Piranèse d’un verre de Barolo, avec ses épaisseurs complexes et contradictoires de saveurs obscures et goudronneuses et son parfum fleuri de violette.

Mais il y a une autre manière, moins strictement historienne de l’art, de comprendre ce changement dans l’appréciation des candélabres. Les événements qui jalonnent leur parcours font très fortement écho aux débats actuels sur la biographie des objets et la vie sociale des choses. Dans son livre The Social Life of Things (La Vie sociale des choses), Arjun Appadurai défend la thèse d’un fétichisme méthodologique qui retourne le fétichisme de la marchandise sur lui-même. Au lieu d’admettre la thèse traditionnelle de la mythification ou de la réification de la marchandise qui se comporterait sur le marché comme si elle possédait une vie autonome, Appadurai affirme que les choses ont vraiment une vie. Il suit leurs mouvements et met au jour la manière dont les êtres humains attribuent une valeur aux objets dans divers contextes.

Cela devient très intéressant pour nous dès lors que les choses – et les êtres humains aussi d’ailleurs – refusent de rester dans leur domaine normal : c’est-à-dire pour les objets, lorsqu’on les dote d’une puissance d’agir (agency) ou de vie et pour les humains, lorsqu’on les traite comme des objets. Les deux processus se croisent dans une telle situation : il s’agit de ce que l’anthropologue Igor Kopytoff a appelé la marchandisation (commodification), qui désigne un processus d’homogénéisation lors duquel  les objets finissent sur le marché en tant que marchandises, soumis à des lois qui déterminent la valeur en fonction des forces de l’offre et de la demande ; à l’opposé, la singularisation (singularization) est le processus par lequel les objets sont choisis, puis isolés du monde des marchandises[ref]Igor Kopytoff, « The Cultural Biography of Things. Commoditization as Process », dans Arjun Appadurai (éd.), The Social Life of Things. Commodities in cultural perspective, Cambridge, Cambrige University Press, 1986, p. 64-91.[/ref]. Les candélabres d’Oxford ont manifestement traversé ces deux phases ; comme nous le transmet Cicéron, leurs ancêtres dans la Rome républicaine commencaient leur vie en tant qu’objets sacrés et la finissaient en tant que fétiches dans la maison d’un collectionneur ; mais après les fouilles du XVIIe et du XVIIIe siècle, ils ont traversé un processus de marchandisation, en pénétrant sur le marché de l’art romain par le biais de Piranèse, Cavaceppi, et de marchands comme Jenkins, phénomène suivi d’une nouvelle phase de singularisation, lorsque Newdigate les donna à l’université d’Oxford, puis lorsqu’ils finirent leur parcours au Louvre ou au musée Pio-Clementino, dans un cadre muséal qui les isole de la circulation commerciale.


Bibliographie

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Ruth BIELFELDT, « Lichtblicke – Sehstrahlen. Zur Präsenz römischer Figuren- und Bildlampen », dans Ruth Bielfeldt (éd.), Ding und Mensch. Gegenwart und Vergegenwärtigung in der Antike, Heidelberg, Winter, 2014, p. 169-238.

Pascal GRIENER, « Plaster versus Marble: Wilhelm & Caroline von Humboldt and the agency of antique sculpture », dans Idols and Museum Pieces. The Nature of Sculpture, its Historiography and Exhibition History, 1640-1880, C.A. van Eck (éd.), Munich et Berlin, De Gruyter, 2017, p. 159-177.

J. HAMILTON, et A. H.. SMITH, « Gavin Hamilton’s Letters to Charles Townley », dans The Journal of Hellenic Studies, vol. 21, 1901, p. 306-321.

Igor KOPYTOFF, « The Cultural biography of things. Commoditization as process », dans Arjun Appadurai (éd.), The Social Life of Things. Commodities in cultural perspective,  Cambridge, Cambridge University Press, 1986, p. 64-91.

Nicholas PENNY, Catalogue of European sculpture in the Ashmolean Museum: 1540 to the present day, 3 vol, Oxford, Clarendon Press, 1992, vol. 1, p. 108-116.

Giovanni Battista PIRANESI, Vasi, candelabri, cippi, sarcofagi, tripodi, lucerne ed ornamenti antichi, disegni ed incisi dal cav. Gio. Batta. Piranesi, pubblicati l’anno 1778, 2 vol, S. l. [Roma], n. d. [1778].

Giambattista PIRANESI, Diverse maniere d’adornare i cammini ed ogni altra parte degli edifizij. Rome: Stamperia Generoso Salomoni, 1769. Réimpression dans John Wilton-Ely (éd.), Giovanni Battista Piranesi, The Polemical Works, Rome, 1757, 1761, 1765, 1769, Farnborough (Hants), Gregg International Publishers Ltd, 1972.

Caroline A. VAN ECK, et M.J. VERSLUYS, « The Hôtel de Beauharnais in Paris: Egypt, Rome, and the dynamics of cultural transformation », dans K. von Stackelberg et E. Macaulay-Lewis (éd.), Housing the Romans, Oxford, Oxford University Press, 2017 [à paraître].

E.-Q.VISCONTI, « Le Musée Pie-Clémentin », dans Oeuvres de Ennius Quirinus Visconti, vol. 4, Milan, Giegler, 1819-1822, p. 31-43 et 305-306.


Ancienne élève de l’École du Louvre, Caroline van Eck est Professeur en Histoire de l’Art à l’Université de Cambridge. En 2017, elle est titulaire du Slade Chair in Fine Art à l’Université d’Oxford. Récemment, elle a publié : Art, Agency and Living Presence. From the Animated Image to the Excessive Object (Munich, de Gruyter, 2015) ; François Lemée et la statue de Louis XIV sur la Place des Victoires : les débuts d’une réflexion ethnographique et esthétique sur le fétichisme (Paris, Centre Allemand d’histoire de l’art/Maison des Sciences de l’Homme, 2013) ; « Art Works that Refuse to Behave : Agency, Excess and Material Presence », dans Canova and Manet, New Literary History, October 2015 ; et, avec Miguel John Versluys et Pieter ter Keurs, « The Lives of Styles. Objects, Agency and Cultural Memory », Cahiers de l’Ecole du Louvre, vol. 7/1, 2015.


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