n° 24-2 | Icône | Igor Sokologorsky

Icône vient du grec pour désigner toutes les images religieuses de toutes formes, de toutes matières et de toutes dimensions. Objets de culte mais aussi objets d’art, les icônes sont liées à la foi orthodoxe et des chrétientés orientales — en particulier de Byzance —, mais aussi à l’histoire de l’art. Elles sont les signes d’une vision du monde qui ont inspiré aussi bien les théologiens que les artistes et Jean-Claude Marcadé nous rappelle à cet égard l’importance de la découverte par Kandinsky des icônes peintes et imprimées dans les izbas du Nord de la Russie où le peintre dit avoir appris « à ne pas regarder le tableau de côté, mais à évoluer dans le tableau, à vivre en lui […] » Il nous livre les clés du débat contemporain dans la Russie postsoviétique où le double statut des icônes reste d’actualité : un certain nombre de croyants orthodoxes voudraient voir revenir dans les églises ces images de la vénération qui furent installées dans les musées où l’on voit parfois les fidèles prier. Ce grand spécialiste de l’art russe ainsi que le philosophe Igor Sokologorsky, respectivement à partir des écrits de Nikolaï Taraboukine (1889-1956) et du père Pavel Florenski (1882-1937), étudient magistralement la part de l’interprétation de ces formes présentes aussi bien dans l’art ancien que moderne.

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 5 mars 2009

Pavel Florenski :
icône et vision du monde

Igor Sokologorsky

Pavel Florenski (1882-1937) est l’un des principaux théologiens russes du XXe siècle. Son œuvre principale est La colonne et le fondement de la vérité, parue en 1924. Après la révolution, en 1918, Florenski est nommé secrétaire scientifique d’une commission créée pour réfléchir au sort qu’il convient de réserver aux icônes de l’Eglise orthodoxe conservés à la Laure de la Trinité Saint-Serge : doivent-elles être considérées comme de simples objets de culte ou bien ont-elles un autre intérêt qui mérite qu’on les sauvegarde ? Florenski rédige plusieurs textes à l’intention de cette commission, en particulier La perspective inversée. Cet opuscule retourne le procès en réalisme que l’on serait tenté d’intenter aux icônes médiévales russes : il soutient que celles-ci donnent une vision des choses davantage conforme à la réalité que les représentations en perspective linéaire qui se sont imposées dans l’art occidental depuis la Renaissance.

Icônes et perspective

Florenski relève tout d’abord les procédés qui font que les icônes contreviennent aux lois de la perspective. D’abord, les icônes montrent ensemble des surfaces que ces lois interdisent de voir simultanément (la façade et les murs latéraux d’un bâtiment ; les quatre tranches de l’évangile ; le haut du crâne, les tempes, les oreilles vues de face…). De plus, les surfaces complémentaires que la perspective inviterait à cacher apparaissent en perspective inversée, c’est-à-dire que leurs lignes ne convergent pas vers l’horizon, mais, au contraire, divergent. La seconde transgression majeure aux lois de la perspective est constituée par le polycentrisme de la représentation : chaque partie du dessin semble vue par un œil différent.
Il n’est pas possible, précise Florenski, de voir dans ces transgressions des maladresses du peintre. En effet, loin de les estomper, celui-ci les souligne par des procédés spécifiques. Les surfaces dont la présence viole les lois de la perspective sont représentées en des teintes très vives. Par exemple, la tranche de l’évangile est souvent colorée en rouge vermillon et apparaît comme le lieu le plus lumineux de l’icône. Quant au polycentrisme, il est mis en valeur par le jeu des ombres et des lumières : il n’y a pas, dans l’icône, de source de lumière unique, mais des éclairages qui procèdent de différentes origines et qui sont souvent contradictoires.

Perspective et vérité

Ces transgressions ont souvent conduit à considérer que les représentations des icônes n’étaient pas conformes à la réalité. Ainsi, l’historien de la peinture Alexandre Benois cité par Florenski attribue leur défaut de perspective à un étonnant défaut d’observation : « A croire que les derniers peintres romains ou byzantins n’avaient jamais vu de bâtiments tels qu’ils sont dans la nature. » La perspective inversée se propose de mettre en question cette conception qui veut voir dans la perspective l’expression de « la nature des choses » et, partant, la « condition absolue de vérité artistique ».
En premier lieu, Florenski relève que la représentation perspective ne domine qu’une période assez brève de l’histoire de l’art considérée dans son ensemble : des civilisations entières ne s’y sont pas soumises. Par exemple, les personnages des bas-reliefs égyptiens sont représentés les épaules et la poitrine de face, les jambes et le visage de profil. L’art grec de l’Antiquité ne fait pas usage de la perspective ; quant aux représentations médiévales, elles sont toujours en perspective inversée.
Encore une fois, il n’est pas possible d’attribuer ces caractéristiques à l’ignorance : les civilisations en question possédaient les outils mathématiques – d’ailleurs fort simples – nécessaires à bâtir une perspective. Florenski cite l’Instruction sur la manière de mesurer de Dürer, parue en 1525, l’un des premiers traités de perspective linéaire. Dürer écrit que la géométrie d’Euclide – très bien connue au Moyen-âge – est suffisante à concevoir les règles de la perspective et que, sur ce point, son traité n’apporte rien de nouveau. Si ce ne sont pas les progrès de la connaissance qui font que la perspective s’établit dans l’art, comment expliquer son avènement ?

Perspective et sentiment religieux

Florenski soutient que la représentation perspective prend sa source dans la représentation théâtrale. Il s’appuie sur Vitruve qui écrit que la perspective fut initialement mise en œuvre pour les décors des tragédies d’Eschyle. De même, l’art de Giotto serait né de son goût pour les décors des jeux des mystères. Or, selon Florenski, le développement du théâtre révèle un sentiment religieux affaibli : les tragédies d’Eschyle, de Sophocle, puis d’Euripide marquent progressivement l’avènement d’une « vision laïque » du monde ; dans les mystères médiévaux, l’action proprement religieuse devient un simple prétexte à représenter des corps et des paysages. On constate d’ailleurs qu’Anaxagore, le premier théoricien de la perspective selon Vitruve, est précisément celui qui a nié la divinité des astres. Quant à Giotto et ses disciples, c’est à Florence, ville à partir de laquelle « se propage une vague de sécularisation », qu’ils développent la peinture perspective. Ainsi, selon Florenski, l’absence ou la présence de perspective dans l’art d’une époque est commandée par la force du sentiment religieux qui l’habite : la perspective s’installe lorsque la foi décline, en Grèce avec les premiers philosophes, à la fin du Moyen-âge lorsque commence à souffler l’esprit de la Renaissance.

Perspective et vision naturelle

Pour Florenski, ce qui constitue l’essence du religieux, c’est l’ambition de l’objectivité : le religieux relève d’une « métaphysique qui s’élève au-dessus de la personne » et s’oppose ainsi à une vision des choses qui repose sur « le jugement individuel d’une personne particulière avec son point de vue particulier et à ce moment précis », vision que la perspective s’attache précisément à mettre en forme. Or, selon Florenski, paradoxalement, une telle vision subjective n’est en aucun cas la vision spontanée de l’homme. C’est pourquoi il ne convient en aucun cas de voir dans la perspective « un quelconque procédé de vision du monde simple, naturel immédiatement propre à l’œil humain comme tel ». Florenski relève que les dessins d’enfants, obéissant généralement à la perspective inversée, « rappellent vivement les dessins du Moyen-âge ». Il cite également à ce propos le philosophe Ernst Mach qui écrit : « Je me souviens bien que, âgé de près de trois ans, les dessins qui suivaient la perspective me semblaient être des représentations altérées des objets. Je ne pouvais comprendre pourquoi le peintre avait fait une table si large d’un côté et si étroite de l’autre. Une vraie table me paraissait tout aussi large du côté éloigné que du côté proche parce que mon œil calculait indépendamment de moi. Qu’on ne puisse pas regarder une table sur un plan comme un plan couvert de peinture, que cette représentation signifie une table et doive être représentée comme se prolongeant en profondeur, c’est ce que je ne comprenais pas. Je me console à l’idée que des peuples entiers ne la comprenaient pas plus. » Quant à Dürer, Florenski constate que les appareils décrits dans son Instruction sur la manière de mesurer et destinés à donner le moyen de dessiner en perspective procèdent de la pure mécanique et, dans un cas, sans même faire usage de l’œil.
La perspective est en vérité toujours apprise, elle relève d’un « dressage » qui va à l’encontre de la vision naturelle. « Ni l’œil ni la main de l’enfant ou même de l’adulte, à moins qu’ils n’en aient été expressément instruits, ne se soumettent à cet entraînement ni ne tiennent compte des règles de l’unité perspective », écrit Florenski. « Ce n’est qu’en perdant leur rapport immédiat au monde que les enfants abandonnent la perspective inversée et se soumettent au schéma qu’on leur a seriné. » Son caractère contre-nature fait que la perspective ne s’impose toujours que lentement et difficilement : en Europe, « il a fallu plus de cinq cents ans d’éducation de la société pour que l’œil et la main s’accoutument à la perspective. »

L’intérêt principal du texte de Florenski est certainement ce lien qu’il établit entre les conceptions du monde dominantes dans une société donnée et les représentations artistiques, voire les sensations elles-mêmes. Il y a assurément, pour Florenski, une vision naturelle de l’homme, qui se manifeste dans l’art et dans la perception, cependant La perspective inversée aboutit malgré tout à montrer que la transformation, au cours de l’histoire, de la manière dont une société conçoit le monde, peut progressivement conduire à bouleverser profondément cette vision spontanée.


Igor Sokologorsky est professeur agrégé de philosophie. Chargé de mission pour le livre et l’écrit à l’ambassade de France à Moscou (2003-2007). Chargé de cours à l’Université du Kyushu (Japon). Dernières publications consacrées à la Russie : « La Russie selon Nicolas Berdiaev, ou les limites qu’impose l’espace illimité » (Esprit, novembre 2007) ; « Le despotisme est-il toujours un mal ? La querelle de Voltaire et de Rousseau à propos de Pierre le Grand » (Esprit, février 2009).

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