n° 24-1 | Icône | Jean-Claude Marcadé

Icône vient du grec pour désigner toutes les images religieuses de toutes formes, de toutes matières et de toutes dimensions. Objets de culte mais aussi objets d’art, les icônes sont liées à la foi orthodoxe et des chrétientés orientales — en particulier de Byzance —, mais aussi à l’histoire de l’art. Elles sont les signes d’une vision du monde qui ont inspiré aussi bien les théologiens que les artistes et Jean-Claude Marcadé nous rappelle à cet égard l’importance de la découverte par Kandinsky des icônes peintes et imprimées dans les izbas du Nord de la Russie où le peintre dit avoir appris « à ne pas regarder le tableau de côté, mais à évoluer dans le tableau, à vivre en lui […] » Il nous livre les clés du débat contemporain dans la Russie postsoviétique où le double statut des icônes reste d’actualité : un certain nombre de croyants orthodoxes voudraient voir revenir dans les églises ces images de la vénération qui furent installées dans les musées où l’on voit parfois les fidèles prier. Ce grand spécialiste de l’art russe ainsi que le philosophe Igor Sokologorsky, respectivement à partir des écrits de Nikolaï Taraboukine (1889-1956) et du père Pavel Florenski (1882-1937), étudient magistralement la part de l’interprétation de ces formes présentes aussi bien dans l’art ancien que moderne.

Laurence Bertrand Dorléac

Seminar of March 5th 2009

Nicolaï Taraboukine (1889-1956),
La philosophie de l'icône (1916-1935)

Jean-Claude Marcadé

L’icône et l’art du XXe siècle

L’icône a joué un rôle essentiel dans la vie liturgique, théologique et intellectuelle de la Russie, et ce, au même titre que la musique. Rappelons-nous, entre autres, que Kandinsky, ce « moderniste » par excellence du XXe siècle, disait avoir connu existentiellement la synthèse des arts, ce qu’à la fin du XIXe siècle, on appelait Gesamtkunstwerk ou synesthésie, dans les izbas de la région de Vologda et dans « les églises de Moscou, particulièrement à la cathédrale de Dormition et à Saint-Basile le Bienheureux » : « Dans ces izbas extraordinaires […] j’ai appris à ne pas regarder le tableau de côté, mais à évoluer moi-même dans le tableau, à vivre en lui […] Le Beau Coin rouge [le coin des icônes], tout couvert d’icônes peintes et imprimées et, devant elles, une veilleuse rougissante, comme si elle savait quelque chose à part soi, vivait à part soi, étoile humble et fière qui chuchotait mystérieusement. Quand enfin j’entrai dans la pièce, la peinture m’encercla et j’entrai en elle. Dès ce moment, ce sentiment a vécu en moi inconsciemment, bien que j’en aie fait l’expérience dans les églises moscovites et surtout dans la cathédrale de la dormition et à Saint-Basile-le-Bienheureux. »
Le choix de ces deux dernières églises moscovites n’est pas fait au hasard, car toutes les deux sont tapissées de fresques ou de peintures murales auxquelles s’ajoute la muraille des iconostases couverte d’icônes.

Malévitch, 2 « Têtes de paysan » (fin des années 1920).

Le lien de l’icône et de l’avant-garde russe s’est manifesté de façon éclatante, on pourrait dire « exotériquement », lors de la « Dernière exposition futuriste de tableaux 0, 10 » à Pétrograd, à la toute fin de l’année 1915, où Malévitch installe son « Suprématisme de la peinture » comme le « Beau coin rouge » des maisons orthodoxes russiennes avec, comme icône centrale, le Quadrangle (ce que l’on a pris l’habitude d’appeler par la suite le « Carré noir sur fond blanc »), qu’il appelle « l’icône de notre temps ». Ce geste ne signifiait pas qu’il s’agissait d’une icône orthodoxe dans sa fonction cultuelle liturgique, au sens de la tradition du VIIe Concile œcuménique de Nicée II, tradition maintenue intacte dans l’Eglise d’Orient, car l’icône ecclésiale n’a pas de sens sans la conjonction de l’humain et du divin dans l’incarnation du Christ. De ce point de vue orthodoxe, l’icône malévitchienne, qui ne manifesterait que le deus absconditus, est incomplète et a des relents de monophysisme.

L’historien de l’art Taraboukine (1889-1956)

Taraboukine est connu comme un grand historien soviétique de l’art qui, à partir de 1917, a consacré son activité aux arts novateurs, et tout particulièrement à l’art de gauche (l’avant-garde), enseignant pendant les années 1920, au Prolietkoult (Culture prolétarienne), aux Vkhoutémas (Ateliers supérieurs d’art et de technique), au Gakhn (Académie nationale des sciences de l’art) et au Théâtre de Meyerhold. Sont connues en France les traductions de ses brochures du tout début des années 1920, L’expérience de la théorie de la peinture et Du chevalet à la machine, où sont analysés le constructivisme et le productivisme soviétiques. La plupart des livres de Taraboukine, comme ceux sur Gothique-Renaissance-Baroque et le remarquable essai sur Vroubel n’ont pu paraître de son vivant. Il en est de même de La philosophie de l’icône, restée en manuscrit jusqu’en 1999. Cette œuvre peut sembler étonnante venant d’un théoricien et d’un historien de l’art connu plutôt pour sa rigueur dans l’étude de formes, des styles, et reléguant l’aspect thématique des œuvres au second plan. Étonnante, d’autant plus qu’à la différence du père Pavel Florenski, Taraboukine est un laïc, certes croyant, mais qui nous a dit que son expérience de la prière était « faible ». Et voilà cet homme qui déclare dans la Lettre II de sa Philosophie de l’icône intitulée « Le sens de l’icône » :

« La Transfiguration » (16e s., église de Bérat- Albanie).

« Le critère esthétique appliqué à la création religieuse devient tout soudain extraordinairement pauvre, borné ; il ne peut que mettre en lumière une infime partie d’un contenu génial. L’esthète ou le philosophe qui s’attelle à l’analyse esthétique de la création religieuse apparaît comme une figure assez pitoyable d’homme s’avisant de mesurer la mer à l’aide d’une puisette. On peut et l’on doit même parler d’esthétique de l’icône, mais il s’agit d’un élément infime d’un contenu très profond, celui d’un problème dans un tout ; de plus, cet élément est conditionné par ce tout, cet élément ne peut être compris qu’en partant de ce tout. Et ce tout, c’est le sens religieux de l’icône ».

Le contexte philosophique et théologique

La partie principale de La philosophie de l’icône est composée de quatorze lettres adressées à un « ami cher », ce qui rappelle la construction épistolaire de la somme théologique du père Florenski, La colonne et le fondement de la Vérité (1914).

Ecole de Roublev, « Nativité » (Moscou, années 1410-1430).

Sans aucun doute, les passages de ce traité consacrés à l’art ou aux mathématiques ont donné des impulsions décisives à Taraboukine pour écrire La philosophie de l’icône, bien qu’il ne fût lui-même ni philosophe, ni théologien. Une autre impulsion aura été donnée au jeune Taraboukine par les célèbres cours du prince Evguéni Troubetskoï qui ont paru entre 1915 et 1918 et auxquels a été donné le titre du premier cours, Spéculation en couleurs, sur l’icône russe et sa place dans les destinées de la Russie. Enfin, lorsqu’il complète son texte, sans doute à la fin des années 1920 et au début des années 1930, Taraboukine dialogue avec Les imaginaires en géométrie (1922) de Florenski et La dialectique du mythe de Lossiev (1930) dont on trouve des traces dans La philosophie de l’icône. L’opposition frontale à l’art occidental à partir du gothique qui est générale chez tous les auteurs russes écrivant sur l’icône (en particulier chez Florenski) devient un rejet violent de l’art religieux occidental chez Lossiev et chez Taraboukine.

Diverses approches de l’icône

« Le prophète Elie » (Ecole de Novgorod, 14e s.)

En schématisant, on pourrait dire qu’il y a quatre types d’approche de l’icône, approches tenant compte de la spécificité de cet art pictural qui a un statut totalement différent de celui qui s’est développé dans la peinture religieuse occidentale. Ce n’est pas un hasard si le vocabulaire russe distingue l’ ikonopis’ (iconographie, i.e. l’écriture-peinture de l’image) et la jivopis’ (zôgraphie, i.e. l’écriture-peinture de la vie). Le premier type d’approche est théologique, l’icône est considérée comme une « théologie en couleurs », voire purement religieux ; dans cette catégorie, on pourrait citer le remarquable livre du peintre d’icônes laïc qui a vécu et travaillé à Paris, Léonide Ouspensky, La théologie de l’icône. Le deuxième type d’approche est purement philosophique, celui de la question de l’image, telle qu’elle s’est posée lors de la crise de l’iconoclasme au VIIe et VIIIe siècles ; les travaux de Marie-José Mondzain dans les années 1970-1990 peuvent être avancés dans cette perspective. La troisième approche est une prise en compte de l’aspect onto-théologique de l’icône, mais en mettant cet aspect au service des éléments formels de l’icône, celle-ci étant une création de beauté, une branche de la peinture en général ; on trouve cela chez le père Florenski, en particulier dans son Iconostase, ou, en Occident, dans le classique L’icône. Image de l’Invisible du savant jésuite allemand Egon Sendler. Enfin, un quatrième type d’approche considère l’icône russe comme « les commencements de l’art russe » selon l’expression de Leskov, auteur de L’ange scellé (1873), nouvelle contenant un petit traité sur l’icône ; à ce type pourrait se rattacher le livre du peintre russo-ukrainien Grichtchenko L’icône russe, paru en 1916 à Moscou, et tout particulièrement l’ouvrage pionnier du peintre Liev Jéguine (1892-1969), Le langage de l’œuvre picturale (La convention de l’art ancien) qui parut à titre posthume en 1970.

Les spécificités de l’art de l’icône

« St Jean Chrysostome et St Paul » (Byzance, 13e s.)

La philosophie de l’icône de Taraboukine appartient essentiellement au premier type d’approche, l’approche religieuse. Cela est paradoxal, nous l’avons dit, pour un historien de l’art réputé « formaliste » !
Dans la Lettre I intitulée « Le tableau et l’icône », il déclare :
« Le tableau, comme toute œuvre d’art, est individualiste, l’icône, elle, est une prière exprimée figurativement […] Le tableau peut être de contenu religieux ou mondain. L’icône est non seulement religieuse, mais également ecclésiale. »
Dans la Lettre II intitulée « Le sens de l’icône », on peut lire : « Le tableau mondain agit ‘contagieusement’. Il ‘entraîne’, ‘prend à la gorge’ le spectateur. L’icône n’est pas un appel, c’est une voie. Elle montre la montée vers l’Archétype. On ne regarde pas l’icône, on la ‘vit’ et l’on prie vers elle. »
Dans la Lettre III , « Les icônes miraculeuses », il affirme avec force que « l’icône, comme tout rite, est traditionnelle, canonique et sanctifiée par l’Eglise, ce qui, cela va de soi, ne saurait être ‘n’importe quel objet’». Dans les autres lettres, Taraboukine accentue (comme Florenski) l’opposition entre l’art sacré catholique et la peinture d’icônes orthodoxe : « Si le peintre catholique narre, l’iconographe orthodoxe prie. »
C’est dans la Lettre XI , « Les moyens extérieurs de l’expression du sens intérieur de l’icône », que Taraboukine étudie en détail les procédés spécifiques de la peinture d’icônes.
La composition de l’icône se distingue par son extraordinaire enfermement en elle-même, elle est un microsome contenant en elle le macrocosme, elle renonce à tout ce qui est mondain, dans ce dessein, elle utilise la division en trois parties de la composition, le parallélisme des plans, les répétitions, la symétrie.

« La Synaxe de la Mère de Dieu » (Ecole de Pskov, 14e s.)

À la composition est indissolublement lié le rythme. Les répétitions rythmiques remplissent la fonction des mètres dans la versification et de la rime poétique. L’iconographe ne pense pas à la manière euclidienne. Il rejette la perspective, comme forme d’expression d’un espace sans fin. Le monde de la peinture d’icônes est fini. À la place du ’ciel’ sur fond bleu, il a un fond d’or, symbolisant que les événements contemplés dans l’icône viennent en dehors des frontières délimitées du temps et de l’espace terrestres, mais sont représentés sub specie aeternitatis. « Dans la peinture d’icônes, le moment spatial n’est pas séparé du moment temporel. Le ‘monde’ est compris, on pourrait dire ‘à la manière de Minkowski’ qui dit qu’il n’y a ni espace ni temps séparés, mais qu’existe le ‘monde’ comme unité spatio-temporelle de nièmes dimensions […] La perspective inversée est la représentation de l’espace qui se trouve au-delà du monde terrestre, présenté dans un autre (i.e. inversé) aspect que celui, habituel, d’ici-bas. La perspective inversée est la représentation visuelle du concept de ‘monde autre’, mais comme le concept (quel qu’il soit) n’est pas représentable par lui-même, mais seulement pensable, l’expression visuelle du concept est imaginaire. Pavel Florenski dans Les imaginaires en géométrie dit que ‘dans la représentation, il y a des images visuelles et il en est qui semblent visuelles’. »

« Décollation de St Jean le Précurseur (Nord de la Russie, 15s.)

Suivent des citations du livre de Florenski qui permettent à Taraboukine de conclure : « Le monde de l’icône est, à sa manière, réel et concret. Dans la peinture d’icônes comprise comme sens, sont absents subjectivisme et psychologisme […] Le peintre d’icônes a un rapport tout à fait autre à la surface plane que, par exemple, le peintre égyptien ou le peintre de vases grec […] Le peintre d’icônes pense ‘en quatre dimensions’ et construit une conception de l’espace ‘sphérique’, utilisant la surface plane bidimensionnelle comme base. »

Place de l’icône à la charnière du XIXe et du XXe siècle

Le débat, qui s’est fait jour dans la Russie postsoviétique, porte sur la façon de présenter et de considérer l’icône aujourd’hui. Partant de l’évidence que l’icône n’est pas une œuvre d’art comme une autre, qu’elle n’a tout son sens que dans la symphonie-polyphonie ecclésiale, un certain nombre de croyants orthodoxes voudraient voir revenir dans les églises les images les plus vénérées qui y furent enlevées par la force. Aujourd’hui, l’insigne icône de La Mère de Dieu de Vladimir (XIIe s.) est placée dans l’église attenante à la Galerie nationale Trétiakov à Moscou, et l’on voit des personnes venir prier silencieusement, à l’intérieur du même musée, devant la Trinité de l’Ancien Testament (début du XVe siècle) de saint André Roublev.

St André Roublev, « La Trinité de l’Ancien Testament » (Moscou, début du 15e s.)

Le Moine Grégoire Krug, iconographe mort en France en 1969, affirmait que la présence iconique dans le monde profane avait un sens : « C’est ainsi que les icônes ‘priées’, dont la destination est de servir à la prière, accomplissent leur action salvatrice dans le monde, peuvent quitter l’église, se trouver dans un musée ou chez des amateurs d’art, participer à des expositions. De telles conditions, apparemment incongrues ne sont pas fortuites, ne sont pas absurdes. »
En fait l’icône russe a catalysé tout au long du XXe siècle le mouvement, à la fois utopique et prophétique, de métamorphose et de transfiguration de la peinture en général, et de la vie dans sa totalité vers ce que Bruno Duborgel appelle, face à « l’iconoclasme par excès de l’image naturaliste et par rupture avec elle », « l’obsession iconophile d’approcher une expérience de l’Infigurable ».


Littérature succincte en français

Egon Sendler, L’icône image de l’invisible. Éléments de théologie, esthétique et technique, Paris, Desclée de Brouwer, 1981.

Léonide Ouspensky, La Théologie de l’icône dans l’Eglise Orthodoxe, Paris, cerf, 1982.

Eugène Troubetzkoï, Trois études sur l’icône, Paris, Ymca-Press/O.E.I.L., 1986.

François Boespflug, Nicolas Lossky, Nicée II (787-1987). Douze siècles d’images religieuses, Paris, cerf, 1987.

Nicéphore, Discours contre les iconoclastes, Paris, Klincksieck, 1989 (traduction et présentation de Marie-José Mondzain-Baudinet).

Ephrem Yon, Philippe Sers, Les Saintes Icônes. Une nouvelle interprétation, Paris, 1990.

Père Paul Florensky, La perspective inversée. L’Iconostase et autres écrits sur l’art, Lausanne, l’Age d’Homme, 1992 traduction et notes de Françoise Lhoest).

Mahmoud Zibawi, L’icône. Sens et histoire, Paris, Desclée de Brouwer, 1993.

Mahmoud Zibawi, Orients chrétiens, Paris, Desclée de Brouwer, 1995.

Bruno Duborgel, Malévitch. La question de l’icône, Université de Saint-Étienne, 1997.

Léonid Ouspensky, Vladimir Lossky, Le sens des icônes, Cerf, 2003.

Jean-Claude Larchet, L’iconographe et l’artiste, Cerf, 2008.


Jean-Claude Marcadé docteur ès lettres, directeur de recherche émérite au CNRS (Institut d’Esthétique des Arts et des Technologies). Auteur de Malévitch (Casterman, 1990), L’avant-garde russe 1907-1927 (Flammarion, 1995, 2007), Calder (Flammarion, 1996) et Nicolas de Staël. Dessins et peintures (Hazan, 2008). Il est président de l’Association « Les Amis d’Antoine Pevsner ».

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