n° 25-2 | Le pouvoir des artistes | Olga Medvedkova

La tradition a souvent voulu donner le dernier mot à l’écrivain : depuis l’Antiquité, avec Philostrate, parce que la critique était censée dépasser les apparences en dégageant un sens et une morale quand l’artiste était soupçonné de ne faire que représenter des formes par d’autres formes. Régulièrement, les artistes ont remis en cause cette conception en imposant leur vue et l’idée que les médiateurs empêchent de voir les œuvres et de les apprécier comme elles devraient l’être. Ils ont régulièrement mis en crise les hiérarchies : au début du 20e siècle en particulier, les avant-gardes ont non seulement bouleversé les formes mais aussi la façon dont elles étaient apprises, présentées, vendues, commentées. Ainsi, nous dit Olga Medvedkova, dès 1901, Kandinsky s’en prend violemment à la critique, et plus généralement à tous les médiateurs accusés de parasitisme. Elitza Dulguerova, révèle quant à elle la puissance du cas de Tatline avec son Exposition futuriste Magasin à Moscou en 1916 qui remet en cause les règles de la scène artistique en matière d’économie de l’art.

 Ces deux recherches très originales nous révèlent un aspect majeur de la fonction critique des artistes non pas étrangers à la politique de l’art mais agents actifs de sa mise en œuvre.

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 14 mai 2009

Kandinsky en 1901 ou la critique des critiques

L’artiste savant

Ancien étudiant en droit à l’Université de Moscou et jeune savant anthropologue, Kandinsky se révèle vite le stratège, par excellence, de la cause moderne. Dès 1901, il ouvre une véritable campagne qu’il va mener durant toute sa vie et dont le but est de protéger la création moderne en abolissant ou en contournant le pouvoir des institutions culturelles telles que l’Exposition, l’École et la Presse qui s’y opposent en exerçant leur droit de jugement, de jury, d’expertise, de critique. Pour soumettre cette machine culturelle au service de l’artiste, il faut « occuper » ces points stratégiques. L’affiche de la première exposition de Phalanx – association que Kandinsky fonde et préside à Munich, qui organise, de 1901 à 1904, douze expositions et qui est également une école où Kandinsky enseigne – reflète parfaitement le caractère offensif de sa stratégie.

La nécessité de développer de telles stratégies est sans doute, en grande partie, liée chez Kandinsky à son entrée tardive en peinture. Comment, en effet, quelqu’un qui commence à étudier la peinture à l’âge de 30 ans et qui commence à exposer à l’âge de 35 ans, peut-il construire rapidement une carrière artistique dans un paradigme socio-culturel sinon figé, du moins fortement structuré ? Certainement pas en attendant que ce paradigme réagisse à sa parution et lui fasse « naturellement » de la place !

Contrairement aux nombreux artistes « professionnels » qui passent par des années d’apprentissage et par les sentiers battus des expositions et des concours, Kandinsky s’apprête donc, dès le début, à sauter les étapes. Il possède pour cela d’autres armes que la plupart des artistes : d’une part, une base économique, assurée par la fortune de son père qui était sensible à son choix, base suffisante pour qu’il n’ait pas eu à vendre ses oeuvres, et d’autre part, une pensée structurée, une double culture russe et allemande, une double écriture également. Pour faire reconnaître la « valeur » de son art, il adopte, en fonction de ces données, une stratégie qui n’est pas celle du marché de l’art, ayant pour but la reconnaissance par les consommateurs potentiels, par le public au sens large. Mais alors de quel type de reconnaissance s’agit-il pour Kandinsky ? Auprès de quel auditoire cherche-t-il à imposer la valeur de ses œuvres ? Par quels moyens pense-t-il atteindre ce but ?

L’une des façons de reconsidérer cette question est de revenir au commencement et de relire les premières, voire la toute première, publication de Kandinsky parue en 1901 car c’est là, sous une forme « jeune », non encore figée, à travers ce qui lui échappe, que l’on découvre, plus facilement que dans les textes plus tardifs, certaines de ses ambitions et stratégies.

Le faux critique

C’est en 1901, date à laquelle, à Munich, Kandinsky crée son association Phalanx, qu’il commence à exposer en Russie. Sa première apparition sur la scène artistique moscovite a lieu dans le cadre de la VIIIe exposition de la Société des peintres de Moscou, où il présente seize de ses toiles. Pourtant, ce début n’est nullement remarqué par la critique : le nom de Kandinsky n’est mentionné dans aucun article consacré à cette exposition. Kandinsky réagit à ce silence par un article qui paraît, le 17 et le 19 avril 1901, dans le journal moscovite Les nouvelles du jour ( Novosti dnja). Ce premier texte de l’artiste consacré à l’art – il n’a écrit auparavant que des textes « savants » – porte le titre significatif : La critique des critiques (Kritika kritikov)[ref]Malgré la « double » publication de cet article en anglais (ed. Kenneth C. Lindsay et Peter Vergo, Boston, 1982) et en russe (ed. N. Avtonomova, D. Sarabjanov, V. Tourtchin, Moscou, 2001) ce texte reste très peu exploité par les auteurs des ouvrages consacrés à la période de Kandinsky d’avant la découverte de l’abstraction. Voir notamment les études de Peg Weiss (1979, 1995), Jelena Hahl-Koch (1993), Igor Aronov (2006) etc.[/ref]. Nous devons tout de suite prendre conscience du fait que Kandinsky ouvre une offensive non pas face à une accusation, mais face au silence : il n’est pas personnellement accusé, mais tout simplement oublié des critiques.

L’article s’ouvre, en effet, par une attaque dont Kandinsky emprunte le ton au poème cité en exergue :

Es ist leicht, eine kluge Grimasse zu schneiden
Und ein kluges Gesicht
Und gewichtig zu sagen : Dies mag ich leiden
Und jenes nicht.
Und wiel ich Dies lieden mag so muss es gut sien,
Und jenes nicht –
Vor solchen Leuten musst Du auf der Hut sein
Mit deinem Gedicht !

Le choix de ce poème de Friedrich von Bodenstedt (1819-1892) est significatif. Ce dernier fut autant poète que savant, et tout particulièrement un orientaliste, c’est-à-dire un ethnographe et anthropologue avant la lettre. Il vécut en Russie, à Moscou et à Tiflis, apprit le russe et devint traducteur de la poésie russe, notamment de Pouchkine, en allemand. Ainsi, tout comme Kandinsky, ce fut un homme à double vocation – scientifique et artistique – et à double culture linguistique. La question du bilinguisme de Kandinsky est l’une des plus importantes que nous ayons à nous poser, mais nous la laisserons, pour le moment, de côté.

Ce que von Bodenstedt accuse dans son poème, c’est en un seul mot : l’imposture. Le critique ne possède pas la vraie intelligence des choses dont il prétend être juge, mais il la mime en arborant des grimaces d’intelligence (eine kluge Grimasse) et c’est là-dessus qu’il instaure son autorité qui lui permet de trancher en rejetant tout ce qui dépasse son entendement (Und jenes nicht) et en créant ainsi le phénomène même du rejeté ou du refusé (jenes). C’est sur l’argument de l’imposture que Kandinsky va également construire, en bon juriste, son accusation, en remettant en cause le principe même de la critique artistique extérieure à l’art.

« Dans tous les domaines, on n’écoute et on ne prend en compte que l’opinion des personnes qui connaissent leur domaine de manière pratique ou théorique, des personnes qu’on appelle des spécialistes. Une exception honorable n’est faite que pour l’art et la littérature ; dans ces domaines-là tout un chacun peut proclamer à haute voix, avec un aplomb, une autorité et une « grimace d’intelligence » : « Ceci est beau et cela ne vaut rien ». N’importe qui désireux de voir ses « œuvres » imprimées et d’en toucher des honoraires, prend la plume et écrit tout ce que bon lui semble. On lit ses écrits et on le nomme critique. Et si celui-là est d’un sans gêne exceptionnel, il commence à divulguer ex cathedra toute sorte d’absurdités vulgaires qui naissent dans sa tête. Et au public de « faire au lecteur une ovation »[ref]Nous traduisons le texte du russe en utilisant l’édition de 2001, t. 1, pp. 37-38.[/ref].

Le public et la foule

En s’appuyant sur une autre citation de von Bodenstedt, Kandinsky identifie ce « public » avec une « foule ignorante ».
« En effet, la foule se laisse abuser. Mais comment peut-elle faire autrement ? Dans les domaines qu’elle ignore, peut-elle faire autrement que d’écouter un ignare audacieux qui proclame ses « vérités » gratuites avec autant d’aplomb et de persuasion ? Ainsi je me permets de poser cette simple question : peut on confier à ce tout un chacun de délibérer dans le domaine de l’art ? »[ref]Ibid, p. 38.[/ref]

L’article de Kandinsky est construit comme un réquisitoire exemplaire. Il choisit bien son lecteur, ou plutôt il le crée. Ce lecteur qui va répondre à sa question est donc décider, en quelque sorte, du sort de l’art ne fait pas partie de la foule « coupable » d’ignorance. Ce n’est pas forcément un spécialiste non plus, mais, en revanche, un « homme capable de réfléchir », c’est-à-dire un homme doté d’un sens commun, un juré. Pour répondre à la question posée, Kandinsky propose à cet homme de prendre en compte la place et le rôle de la critique artistique. Cette place, telle qu’il la définit, est bien décisive : la critique sert d’intermédiaire entre l’artiste et le public.

Le fait que l’art est fait pour le public ou, du moins, pour un certain public, que c’est le public qui attribue à l’art sa valeur, notamment en l’achetant, est complètement absent de la logique de Kandinsky. Les notions de commanditaire ou de marché sont totalement exclues de son appareil intellectuel. Tout au contraire – et c’est là-dessus qu’il construit son réquisitoire – il existe et il a toujours existé, depuis la nuit des temps (!), un hiatus profond entre le public et les artistes, dû au fait que les artistes consacrent leurs vies à l’art et que le public n’y voit qu’un des moyens de se distraire et de s’amuser. Il lui est donc hostile, par définition.

Ce « mauvais » public est composé de tous ceux qui ne sont pas des artistes. Le vrai public des peintres est composé seulement de peintres, celui des sculpteurs de sculpteurs, celui des architectes d’architectes, etc. Ainsi, dans son essai « Qu’est-ce que l’art ? » (1898), l’une des plus importantes manifestations de la critique d’art russe de la fin du XIXe siècle, Léon Tolstoï, n’étant pas peintre, ne peut que reproduire à propos de la peinture les opinions de la foule ignare. Il semblerait donc qu’il n’y ait que les peintres qui puissent « critiquer » les peintres, les musiciens qui puissent écrire à propos de la musique etc.

Le bon critique

Or, il existe, poursuit Kandinsky, un nombre infiniment petit de personnes capables de comprendre l’art sans le pratiquer. Le rôle du critique est de communiquer avec ce petit groupe et de tenter d’y intégrer de nouveaux membres en « donnant la vue aux aveugles ». Mais qui est ce critique qui apparaît sous la plume de Kandinsky comme un thaumaturge ? Est-il lui-même artiste ? Oui et non, répond Kandinsky. Oui, car du point de vue psychique et physiologique il est constitué comme un artiste : il a les yeux et les nerfs qui voient et qui réagissent de manière particulière à la beauté. Non, car il ne pratique pas un art.
Mais il n’en est pas moins un spécialiste, car par amour pour l’art il consacre sa vie non pas à la pratique de l’art mais à son étude. L’idée de la vocation est très chère à Kandinsky : tout comme dans le cas de l’artiste, il souligne ici la notion du sacrifice et du temps consacré à cette activité. Une autre qui ne lui est pas moins chère est celle de la science (znanie) que le critique acquiert au terme de ce sacrifice.

A toutes les époques, les spécialistes définis ainsi étaient les seuls à avoir le droit de parler de l’art. Mais à l’époque actuelle, écrit Kandinsky, cette règle doit être appliquée avec encore plus de rigueur car cette époque est marquée par un véritable changement : « brusquement les artistes découvrent (otkryvajut) de nouveaux domaines de la beauté dans la nature, que leur prédécesseurs ne voyaient pas, et frappés par leurs découvertes, ils tentent passionnément d’extraire ces perles nouvelles de la masse générale de la nature, pour les montrer aux autres »[ref]Ibid, p. 39.[/ref]. Le rôle du critique est d’expliquer aux autres ces nouveaux phénomènes découverts par les artistes.

Ayant défini ainsi la nature et le rôle du critique d’art, Kandinsky passe ensuite à la démonstration des faits « criminels ». Il « déconstruit » les articles des critiques russes en démontrant non pas qu’ils sont de mauvais critiques, mais qu’ils ne sont pas des critiques du tout. Il s’agit donc d’un cas d’imposture, de « kluge Grimasse », de masques que Kandinsky arrache, ou encore de la nudité du roi dans le fameux conte d’Andersen que cite Kandinsky. Cette partie de l’article est également très riche pour celui qui cherche à explorer l’univers intellectuel de Kandinsky. Mais nous nous permettrons de nous arrêter là pour une conclusion provisoire.

Le modèle scientifique

Il paraît clair que ce premier texte publié par Kandinsky doit être considéré comme un acte de prise du pouvoir qui n’attribue qu’aux spécialistes ou collègues le droit de se prononcer sur la valeur des œuvres d’art et de communiquer ce jugement à un public plus large, par définition hostile à l’art. Apparemment déterminé par le paradigme romantique, cette construction correspond, en même temps, au modèle de l’expertise scientifique. C’est cette composante scientifique de la façon de faire de Kandinsky, qui est rarement prise en compte, que nous voudrions souligner.

Durant les années précédant son choix de carrière artistique, Kandinsky est déjà plus qu’investi dans la carrière scientifique. La rupture avec la science est décrite par lui dans ses Regards sur le passé comme une rupture épistémologique, voire existentielle, comme une perte de la foi. Cette rupture se fait sous l’influence d’une découverte qui, au lieu de l’assurer des progrès de la science, lui prouve sa profonde misère.

« La désintégration de l’atome était la même chose, dans mon âme, que la désintégration du monde entier. Les murs les plus épais s’écroulaient soudain. Tout devenait précaire, instable, mou. Je ne me serais pas étonné de voir une pierre fondre en l’air devant moi et devenir invisible. La science me paraissait anéantie : ses bases les plus solides n’étaient qu’un leurre, une erreur de savants qui ne bâtissent pas leur édifice divin pierre par pierre, d’une main tranquille, dans une lumière transfigurée, mais tâtonnaient dans l’obscurité, au hasard, à la recherche de vérités, et dans leur aveuglement, prenaient un objet pour un autre »[ref]W. Kandinsky, Regards sur le passé (1913 pour l’édition allemande, 1918, pour l’édition russe), Paris, Hermann, 1974, p. 99.[/ref].

La misère de la science est donc liée à sa subjectivité, à son caractère humain. Finalement, malgré tous les progrès de la science et de la technologie, l’homme cherche toujours à connaître le monde en n’ayant pour instrument que sa propre nature humaine, avec tout ce qu’elle comporte d’imparfait et de limité. Il n’y a donc pas de raison de conférer à la science une valeur supérieure qu’à l’art. La vérité recherchée par la science et par l’art, c’est la même Vérité : « J’ai reconnu avec le temps et très progressivement que la « Vérité » en général, et plus précisément en art, n’est pas une donnée X, une grandeur imparfaitement connue, mais immuable ; c’est au contraire une grandeur variable, animée d’un mouvement lent et permanent »[ref]Ibid, p. 123.[/ref].

L’artiste peut même davantage espérer atteindre la Vérité, parce qu’il est, plus qu’un scientifique, conscient de ses propres limites.

Or, en considérant l’art d’un point de vue gnoséologique, en imposant la recherche de la Vérité comme but de l’art, Kandinsky jette un pont entre l’activité artistique et le mode de fonctionnement scientifique. Remplacer la science par l’art, en gardant la Vérité comme objectif, signifie remplacer une science, notamment une science expérimentale ayant affaire à l’étude du monde phénoménal observable à l’aide des instruments de plus en plus sophistiqués, mais toujours trompeurs car construits par l’homme, par une autre science, ayant affaire à un autre type de phénomènes, observables non pas à l’aide des instruments mais par l’homme lui-même en tant qu’instrument qui développe sa sensibilité, ses yeux et ses nerfs.

Dans l’une comme dans l’autre, néanmoins, la valeur est attribuée avant tout à la découverte. C’est justement en tant que découverte – et selon tous les critères de la science expérimentale – que Kandinsky décrit, comme on l’a vu, le changement dans l’art de son époque : les artistes découvrent les nouveaux phénomènes dans la nature qui étaient toujours là mais qu’on ne voyait pas avant et tentent, à l’aide de leur art, de les extraire de la nature.
Or, la découverte scientifique ne peut être soumise qu’à l’approbation d’un seul jury, celui des « pères » et des « frères », des « collègues » et seulement ensuite et à cette seule condition, de la société. Inversement, ce qui est reconnu par le milieu des spécialistes ne peut être « critiqué » ou remis en cause par aucun public.

Il nous paraît très clairement (bien que cela n’ait jamais été remarqué jusqu’à présent) que la découverte de l’abstraction en 1910 est orchestrée par Kandinsky sur le modèle de la découverte scientifique dont la reconnaissance n’appartient qu’à la communauté artistique. Cette découverte est fixée (brevetée ou patentée) dans une série de textes publiés en 1911-1913 – Du spirituel dans l’art (1911/12), les articles du Cavalier Bleu (1911) et les Regards sur le passé (1913, 1918) – dans lesquels Kandinsky non seulement explique lui-même sa découverte mais raconte le chemin qui l’a mené vers cette révolution, ou plutôt il décrit sa vie comme le chemin droit vers la découverte (qui se fait néanmoins « par hasard ») en excluant de cette construction tout détail inutile. Le livre de la veuve de l’artiste Nina Kandinsky (1976)[ref]Nina Kandinsky, Kandinsky et moi, (Munchen, 1976), Paris, Flammarion, trad. fr., 1978. Comparable avec certaines biographies des scientifiques, comme celle de Marie Curie écrite par sa fille. Voir : Thomas Swann Harding, « Science and propaganda », American Journal of Economics and Sociology, vol. 7, n° 4, Jul. 1948, pp. 475-486.[/ref], en apportant quelques rares détails supplémentaires, ne fait que cristalliser l’image créée par l’artiste. En poursuivant la volonté de Kandinsky, elle insiste tout particulièrement sur la priorité de sa découverte exactement comme s’il s’agissait de la découverte de la radioactivité.

Le génie en science et en art

De manière apparemment paradoxale, l’artiste adopte donc le fonctionnement propre à la science expérimentale dont les découvertes sont soumises à l’expertise strictement interne. Mais peut-on aller plus loin que ce simple constat du paradoxe ?

Dans ses Regards sur le passé, Kandinsky ne cite que peu de noms de ceux qui l’ont influencé sur le chemin de sa découverte. Nous devons être d’autant plus attentif à chacun d’entre ces noms. Ainsi, en énumérant les sciences qu’il a étudiées à l’Université, il mentionne : « le droit criminel qui me touche particulièrement et peut-être trop exclusivement à cause de la théorie de Lombroso, qui était encore nouvelle (…) »[ref]W. Kandinsky, Regards sur le passé, op. cit., p. 95.[/ref]. Sans aucun doute, Kandinsky évoque-t-il ici la théorie de l’homme criminel (1876) de Cesare Lombroso (1835-1909), mais il nous est difficile de ne pas supposer qu’il a lu également L’homme du génie (Genio e follia, 1864) de ce dernier[ref]Pour l’édition française consultée : Cesare Lombroso, L’homme du génie, traduit sur la VIe édition italienne par Fr. Colonna d’Istria, agrégé de philosophie et précédé d’une préface de m. Ch. Richet, professeur à la faculté de médecine de Paris, Paris, Félix Alcan, 1889.[/ref], traduit en russe par Tarnowski et Tehukinova[ref]Saint-Pétersbourg, 1985.[/ref] qui ont ajouté de nouveaux documents empruntés à l’histoire de la littérature russe.

Comme il est bien connu, le génie de Lombroso est, de même que son criminel, un phénomène de pathologie naturelle dont il décrit la physiologie[ref]Ou plus exactement une psychose (une irritation de l’écorce cérébrale) due à la dégénérescence (cette dernière pouvant être progressiste, comme la perte de la queue animale chez l’homme)[/ref]. En analysant des centaines de « cas », Lomobroso dresse un portrait « robot » du génie qui inclut, par exemple, la petitesse du corps, le rachitisme, la maigreur ou la gracilité extrême, une forme particulière du crâne, mais aussi la précocité ou l’attardement, le bégayement, le vagabondage, le somnambulisme, etc., le plus important étant l’hyperesthésie – l’exagération physiologique ou pathologique de l’acuité visuelle et de la sensibilité des divers sens :
« Si nous recherchons plus intimement, à l’aide des autobiographies, les différences physiologiques qui séparent un homme de génie d’un homme ordinaire, nous trouvons qu’elles consistent en une sensibilité morbidement exquise. (…) Ils sentent et remarquent plus de choses, avec une plus grande vivacité et une plus forte ténacité, que les autres hommes (…). Les infiniment petits, les accidents que le vulgaire n’aperçoit pas, ou ne remarque pas, sont surpris par eux, rapprochés de mille manières, auxquelles le vulgaire donne le nom de création (…) »[ref]Ibid, p. 37.[/ref].

Ainsi, le génie est une sorte de machine produite par un accident de la nature, et qui devient un instrument par excellence de la connaissance de la nature. Grâce à son extrême sensibilité, aux yeux et aux nerfs organisés spécifiquement, l’homme de génie produit des découvertes. Découvrir, voir ce que les autres ne voient pas, est sa fonction physiologique. Peu importe qu’il soit savant ou peintre, le génie de Lombroso est essentiellement un inventeur, un découvreur, un créateur du nouveau. Dans la préface à la traduction française de son livre, Charles Richet résume le propos de Lombroso dans la figure de Lavoisier : « Il découvre des faits très simples, que des milliers d’observateurs n’avaient pas vus, quoiqu’ils eussent passé devant leurs yeux avant d’avoir passé devant les yeux de Lavoisier »[ref]Ibid, p. XIV.[/ref].

De nombreux points du modèle de Lombroso se retrouvent dans les textes de Kandinsky qui s’approprie son idée de la « découverte » dont le mécanisme (l’hyperesthésie du génie) est semblable en art et en science. Mais, selon Kandinsky, il est également semblable chez le critique qui, lui aussi, doit représenter une forme de pathologie, avoir les yeux et les nerfs différents des autres, pour découvrir la nouveauté, cette fois non pas dans la nature, mais dans l’art. En passant par l’épreuve de la science expérimentale, le génie romantique répend ainsi sa lumière sur le domaine de la critique d’art au moment même de sa professionnalisation.


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Elitza Dulguerova est docteur en histoire et civilisation de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Depuis 2001, elle est chercheuse associée au CERCEC (EHESS) où elle dirige un projet de recherche collectif : Bibliothèque d’architecture de Pierre le Grand. En 2003-2007, elle a été pensionnaire à l’Institut National d’Histoire de l’Art où elle a mis en place le catalogue raisonné des livres d’architecture de la collection Jacques Doucet. En 2007, elle a soutenu, à l’Université de Paris IV, son Habilitation à diriger les recherches (Architectures imprimées : la circulation des livres d’architecture dans l’Europe du XVIIe et du XVIIIe siècle). Elle est chercheuse (CR1) au CNRS (Centre André Chastel), depuis 2008. Son livre Jean-Baptiste Alexandre Le Blond, architecte. De Paris à Saint-Pétersbourg (Alain Baudry, 2007) a obtenu le prix de Marianne Rolland Michel. Elle a dirigé l’ouvrage collectif Bibliothèques d’architecture / Architectural libraries, Paris, INHA-Alain Baudry éditeur, 2009. Elle est l’auteur de plus de trente articles consacrés à l’histoire et la théorie de l’architecture du XVIIe et du XVIIIe siècle, dont les plus récents sont : « L’édition des livres d’architectures en français dans l’Angleterre du xviiie siècle », Claude Nicolas Ledoux et le livre d’architecture en français : Etienne-Louis Boullée, l’utopie et la poésie de l’art, Paris, Monum, 2006 ; « Un Abrégé moderne ou Vitruve selon la méthode », Les Avatars de la littérature technique, Paris, Picard, 2008 ; « La Maison de Glace ou architecture comme science expérimentale », La science et l’enseignement de l’architecture dans les académies de l’Europe moderne, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, Voltaire Foundation, 2008. Son autre domaine de recherche est l’art russe. Elle est co-auteur de L’art russe (Mazenod, 1991) et de l’Histoire de Saint-Pétersbourg (Fayard, 1996). Elle s’intéresse tout particulièrement à la théorie de l’avant-garde qu’elle a enseignée durant plusieurs années, notamment à l’EHESS. Son Kandinsky, le peintre de l’invisible vient de sortir chez Gallimard (Découverte, hors série).

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