n° 129 | Les Grecs, les Etrusques et l’image | Alain et Annie Schnapp

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À partir de Il leone sogna la preda (2001) des étruscologues Bruno D’Agostino et Luca Cerchiai, Alain Schnapp nous invite à poursuivre la réflexion sur les relations entre les Etrusques, les Grecs et l’image – titre du précédent ouvrage de ces chercheurs. Les questions soulevées s’avèrent très actuelles dans le champ de l’histoire de l’art. Ainsi, de l’imaginaire visuel des Grecs et des Étrusques, du statut de l’image dans le contexte surtout funéraire des sociétés de l’époque, du rôle des artisans à la croisée des mondes grec et étrusque, du partage culturel entre des civilisations différentes.

Laurence Bertrand Dorléac et Thibault Boulvain

Il leone sogna la preda (D’Agostino, Bruno, Cerchiai, Luca), un compte rendu

Alain et Annie Schnapp

Figure 1 : Le lion qui rêve à sa proie. : couverture de l’ouvrage recensé.

Les deux auteurs de ce recueil sont des étruscologues reconnus et ont déjà publié un livre important sur les relations entre les Étrusques, les Grecs et l’image1Il mare, la morte, l’amore, gli Etruschi, i Greci e l’immagine, Donzelli, Rome 1999.. Le présent ouvrage constitue une suite au précédent dans la perspective d’un projet à long terme fondé sur une approche d’anthropologie historique. Les auteurs se penchent sur les statuts de l’image et sur le rôle des artisans à la croisée des mondes grecs et étrusque. Leur travail participe autant de l’iconologie que des transferts culturels entre civilisations différentes dont l’une (la grecque) exerce une influence dominante sur l’autre (l’étrusque). L’ouvrage répond à des interrogations d’actualité en ce début du XXIe siècle. Comment s’opère le partage culturel ? Que deviennent les thèmes mythologiques présents sur les vases et les peintures funéraire, comment sont-ils interprétés, quels sont les choix opérés parmi eux ? La destination presqu’exclusivement funéraire des vases en Étrurie, leur présence plus discrète dans les nécropoles de la Grèce classique changent la donne.

Le recueil affronte trois thèmes, après une mise au point méthodologique qui fait la part belle aux travaux de J.P. Vernant, P. Vidal-Naquet et François Lissarrague  (« Ecole de Paris ») :

  • L’artisan et la cité ;
  • L’imaginaire homérique, les voyages d’Ulysse ;
  • La figure de Dionysos dans le monde étrusque, majoritairement funéraire, entre le banquet et la mort.

Le regard antique porté sur les vases ne ressemble guère au nôtre

Ce sont certes des objets coûteux, ornements de demeures riches, (plutôt en Grèce propre), ou dépôts funéraires de l’élite (plutôt en Italie) mais qui relèvent moins de l’œuvre d’art que d’une technè raffinée, comme l’a bien analysé J.P. Vernant (et d’autres…). C’est tout sauf un hasard si le dieu des artisans, Hephaïstos, est un être difforme, conçu par une mère seule (Héra), tellement laid qu’elle le jette du haut de l’Olympe, d’où une boiterie supplémentaire. Mais c’est aussi le maître incontesté de la technè la plus prodigieuse et l’ambigüité de la divinité se reflète directement sur le statut de ses émules humains. Le premier article (« Lo statuto mitico dell’artigiano nel mondo greco » par B. D’Agostino) illustre parfaitement ce point. La dépréciation sociale de l’artisan dans la cité a longtemps semblé se manifester essentiellement aux époques tardo-archaïque et classique. Mais son image est loin d’être uniforme et son statut mythique révèle une histoire beaucoup plus compliquée. Il renvoie à la séquence de la passion amoureuse éprouvée par Héphaïstos pour Athéna, du viol raté et de la naissance de la lignée athénienne grâce au sperme du dieu jeté sur la terre. La tension entre les deux divinités, la technè d’Hephaïstos et la métis d’Athéna, s’inscrit directement dans le personnage de l’artisan.

L’article suivant (« Scrittura e artigiani sulla rotta per l’Occidente » de B. D’Agostino) explore plus avant ce statut en rapport avec le débarquement de colons grecs en Occident, particulièrement dans l’île d’Ischia (Pithécusses) dans la première moitié du VIIIe siècle. Là, aux confins du monde grec, un artisan (peintre et/ou potier ?) appose avec fierté son nom sur un vase, à la peinture avant cuisson : « (…) inos m’a fait ». Pour D’Agostino, cet exemple illustre le fait que la dépréciation sociale devait être beaucoup moins sensible dans ces zones périphériques que dans les grandes poleis de la même époque, où n’apparaît aucune signature de potier. À Ischia, un autre célèbre vase, portant deux lignes de graffiti, pastiches de vers homériques, la coupe  dite de Nestor, atteste l’intérêt des élites de l’époque pour la pratique de l’écriture, symbole de leur niveau social élevé. Alors qu’en est-il du statut du potier, lui aussi maître de l’écrit ? il semble bien qu’il s’agisse d’un cas exceptionnel, mais qui néanmoins pose la question de savoir qui avait accès à l’écrit dès cette haute époque, en se rappelant que tous les supports souples utilisés pour l’écriture ont, eux, totalement disparu.

L’Odyssée

Cette partie de l’ouvrage, comme la suivante sur Dionysos, regroupe des articles dus à Luca Cerchiai. La figure d’Ulysse, la description de ses voyages durant les dix ans de son errance sont extraordinairement populaires en Grèce comme en Étrurie. Mais surtout l’Odyssée trace le portrait d’un être purement humain, loin des demi-dieux qui peuplent encore l’épopée homérique, qui surtout choisit de l’être en toute connaissance de cause. Sa décision d’assumer pleinement sa condition de mortel marque une rupture radicale, et définitive,  avec le monde des dieux. Luca Cerchiai explore les différentes facettes des rencontres du héros avec divers personnages mythiques, Sirènes, Circé etc…

Dionysisme

Luca Cerchiai insiste d’abord sur l’« extraordinaire patrimoine d’images en rapport avec la tombe » dans le monde étrusque, et dans ce répertoire funéraire l’interaction constante entre la mort et le monde du vin et du banquet, dont Dionysos est le maître incontesté. Dionysos, dieu de l’altérité et du franchissement des frontières, dieu étranger et pourtant au cœur de la cité, est celui qui procure par la consommation du vin l’ivresse bienheureuse délivrée des contraintes, celui qui engendre la transe, voie primordiale de communication avec les dieux, mais qui parfois aussi mène à la folie en cas de vengeance divine. Chez les Etrusques sa figure est une clé de lecture pour interpréter la mort. Dionysos est un dieu du passage, un psychopompe qui guide les humains vers leur nouvel état. La mort n’est pas une fin, pourrait-on dire, et le thème omniprésent du banquet est là pour en souligner la dimension positive.

Fig. 2 : La  tombe de « la  Chasse et de la Pêche » à Tarquinia. Wiki commons. User: Arthur Laisis~commonswiki.

Luca Cerchiai analyse en particulier l’iconographie de la tombe de « la  Chasse et de la Pêche » à Tarquinia (vers 530), qui met en scène le dieu siégeant au banquet dans un superbe paysage marin, comme la métaphore de ce passage d’un monde à l’autre, où la mer représente la frontière à dépasser. D’autres peintures funéraires figurent le dieu en compagnie d’une femme qui verse le vin (son épouse Ariane ?) ainsi que de komastes et de satyres dansants. Une rare représentation montre un mort placé sur un lit funéraire (Tombe du Mort, fin du VIe siècle) face à un komaste nu qui exécute des pas de danse. L. Cerchiai insiste sur l’ambigüité de la scène qui associe deux sphères totalement différentes, où le lit est à la fois celui où on dépose le mort et celui où on s’allonge pour jouir du banquet. L’étude de l’ensemble des tombes peintes permet à L. Cerchiai d’élaborer une anthropologie fine de l’imagerie funéraire étrusque. Ces peintures attestent la volonté de traduire sous forme visuelle le passage vers la mort, à travers un cheminement complexe d’étapes qui conduisent à une sorte d’identité nouvelle du défunt.

Toutefois l’analyse resterait incomplète si on n’y ajoutait pas une étude du matériel céramique, en considérant l’iconographie particulière des tombes. Il s’agit alors d’analyser les représentations de la vigne, et son rapport avec Dionysos. (L. Cerchiai : il dono della vite da parte di Dioniso…) La vigne est une plante unique qui associe une origine surnaturelle avec une culture maîtrisée par les techniques humaines. Les images mettent en lumière ces différentes techniques et soulignent la tension existant entre ces deux aspects, car les vendanges sur les vases sont associées à la thiase des satyres et des ménades dans une ambiance de fête joyeuse, comme sur la célèbre amphore d’Exékias. Le dieu assis préside à la scène et le sens en est clair : le vin, porteur d’un pouvoir qui introduit le buveur dans le monde de l’altérité dionysiaque est bien un don que la divinité fait aux hommes. Il occupe une place absolument centrale dans l’alimentation et le sacrifice. Mais celui qui en abuse et perd le contrôle de lui-même perd également sa propre identité et se retrouve dans le monde sans frein des satyres et des ménades.

Côté étrusque, cette rencontre entre deux mondes, accomplie par un dieu étranger et itinérant, est illustrée par une magnifique coupe à figures noires attique, due également à Exékias, retrouvée à Vulci : le dieu est allongé sur le pont d’un navire, avec en main un rhyton, voguant sur une mer rouge comme le vin. Une vigne énorme s’entortille autour du mât et retombe de part et d’autre; des dauphins encadrent la scène. Cette scène ne correspond pas à l’iconographie traditionnelle de la vigne en Grèce. L. Cerchiai y voit une allusion polémique aux pirates étrusques, réduits à l’état de dauphins tournant, impuissants, autour de l’embarcation divine. Au contraire l’hydrie Ricci, due à un artisan grec oriental installé à Caere (Cerveteri), montre Dionysos supervisant une séquence entière de sacrifice, de la préparation des victimes à la consommation des viandes. Dans ce cas c’est la fonction civilisatrice du dieu, celui qui apporte en Étrurie à la fois la culture de la vigne et le sacrifice sanglant, fondements d’une communauté politique, qui est célébrée.

L’ouvrage se poursuit par l’analyse du programme iconographique de deux tombes étrusques de Tarquinia par L. Cerchiai : Tomba del Topolino, Tomba delle Leonesse, et la présentation d’une fête étrusque en l’honneur de Dionysos. Il se clôt avec une étude sur « Arianna e le sue compagne », à partir d’une kylix à figures rouges du Peintre de la Fonderie, qui associe Ariane et Hélène sur les deux faces du vase, l’une abandonnée par Thésée, l’autre enlevée par Pâris, puis retrouvée par un Ménélas vengeur, toutes deux victimes de la masculinité défaillante de leurs conjoints respectifs.

Il leone sogna la preda met en lumière la complexité et la richesse de l’échange entre les cités grecques et le monde étrusque, qui ne se résume en rien à la réception mécanique d’une culture invasive. L’étude de l’iconographie des vases et des peintures funéraires révèle un imaginaire polysémique de matrice grecque travaillé et enrichi par cet univers mental tyrrhénien que nous ne connaissons guère autrement, faute de textes.

Par la variété de ses approches, comme dans la présentation originale d’œuvres trop souvent isolée de leur contexte, le travail des auteurs constitue une contribution de premier plan à l’intelligence des images dans le monde étrusque et grec. Il synthétise avec bonheur le chemin comparatiste qu’ils poursuivent avec autant de conviction que de persuasion depuis plusieurs décennies.


Note

[1]  Il mare, la morte, l’amore, gli Etruschi, i Greci e l’immagine, Donzelli, Rome 1999.


Bibliographie

Bruno D’Agostino, Luca Cerchiai, Il leone sogna la preda, Quasar, Rome, 2001.

Bruno D’Agostino, Luca Cerchiai, Il mare, la morte, l’amore, gli Etruschi, i Greci e l’immagine, Donzelli, Rome 1999.

Claude Bérard, Jean-Pierre Vernant, La cité des images, religion et société en Grèce antique, Paris, 1984.

Annie Schnapp-Gourbeillon, Lions, héros, masques, Paris, Maspéro, 1981.

Claude Mossé, Annie Schnapp-Gourbeillon, Précis d’histoire grecque, Deuxième édition réécrite et augmentée, Paris, Armand Colin, 2003, 2009.

Vasso Zachari, Elise Lehoux et Noémie Hosoi, La cité des regards, autour de François Lissarrague, PUR Rennes, 2019.


Bruno d’Agostino, (Naples 1936) a été fonctionnaire   auprès du ministère de la Culture italien, puis professeur d’étruscologie à l’Université de Naples “l’Orientale”. En 1979 il a été directeur d’Etudes associé à l’EHESS. Il a dirigé les « Annali di Archeologia e Soria Antica » depuis leur fondation en 1979 à sa retraite. Il est membre du conseil de direction de l’Istituto di Studi Etruschi  ed Italici de Florence. Il a reçu en 2004 le prix « Antonio Feltrinelli » de l’Académie des Lincei pour l’archéologie. Il a dirigé de nombreuses fouilles en Italie, en Grèce et en Turquie.

Luca Cerchiai, (Rome, 1955) a été fonctionnaire auprès de la Surintendance archéologique de Salerne. Il est professeur d’étruscologie auprès de l’université de Salerne et Membre du conseil de direction de l’Istituto di studu Etruschi ed Italici de Florence. Il a été chargé de recherches au CNRS et Professeur associé à l’Université de Paris I. Il est membre de diverses institutions scientifiques italiennes et internationales.

Annie Schnapp-Gourbeillon, (1946) est une spécialiste du monde grec ancien. Habilitée à diriger des recherches, elle a été enseignante à l’Université de Paris VIII. Elle a participé à de nombreuses fouilles en Grèce et en Italie. Dernier ouvrage paru : Aux origines de la Grèce. La genèse du politique, Paris, Les Belles Lettres, 2002. Troisième édition avec bibliographie mise à jour, Paris 2010.

Alain Schnapp, (1946) est un spécialiste de l’iconographie et de l’histoire de la Grèce ancienne. Professeur émérite à l’université Paris I, Panthéon-Sorbonne il a participé à de nombreuses fouilles en Grèce et en Italie. Dernier ouvrage paru : Une histoire universelle des ruines des origines aux Lumières, Paris, Le Seuil, 2020.

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