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29.04.2024

Élargir ses Horizons : une perspective européenne sur les violences sexistes et sexuelles

En 2023-24, dans le cadre d’une Initiative d’Excellence (Idex UP19) Sciences Po et Université Paris Cité s’associent pour mesurer la prévalence des violences sexistes et sexuelles dans la population étudiante. Ce projet de recherche SAFEDUC, piloté par le Programme d’études sur le genre (PRESAGE) de Sciences Po, vise à collecter des données quantitatives afin de cartographier les expériences des étudiantes et étudiants. Cette enquête en ligne anonyme se déroule dans les deux universités du 25 mars au 19 mai 2024 auprès de 82 000 étudiantes et étudiants. Pendant le printemps 2024, Eva Oliva, une salariée de l'Institut de sociologie de l'Académie des sciences de République tchèque a rejoint le projet en tant que stagiaire Erasmus.

Pourquoi avez-vous voulu rejoindre le projet SAFEDUC ?

Il y avait de nombreuses raisons à cela, toutes complémentaires. Déjà, je savais que Sciences Po avait développé beaucoup de choses sur le thème des violences sexistes et sexuelles ces dernières années. Donc je souhaitais apprendre de cet exemple venu de l'étranger et de personnes qui travaillent sur ce sujet dans un environnement plus ouvert à discuter de ce genre de problème. Bien sûr, quel que soit le pays, ce sujet créé des tensions, et peut susciter des malentendus et générer de la douleur. En République tchèque, d'où je suis originaire, cela ne fait que trois ou quatre ans que le sujet des violences sexistes a été ouvertement mis sur la table. Bien sûr les universitaires travaillant en études sur le genre, en sociologie, et en anthropologie encourageaient à se concentrer sur cette question bien avant. En 2008, une première enquête avait été réalisée sur la prévalence du harcèlement sexuel dans les universités tchèques. Mais elle avait suscité des réactions négatives des représentants de l'Enseignement supérieur : il était impossible de parler de violences sexistes et sexuelles à cette époque, ni même d'abus de pouvoir en contexte académique. Alors le sujet est un peu tombé dans l’oubli. Puis les choses ont commencé à changer, principalement suite à des initiatives étudiantes et, malheureusement, à des cas de harcèlement et de violences, de leur médiatisation et de la pression publique qui se sont ensuivies, mais aussi suite à l'introduction d’une exigence de mise en place de Plans égalité femmes-hommes pour participer au programme de financement européen Horizon Europe. Désormais, les institutions savent qu'elles ne peuvent pas fermer les yeux, elles doivent parler du sujet et mettre en place des mesures de prévention, de protection et de résolution efficaces ; nous devons savoir quel type de comportements inappropriés les étudiantes, étudiants, et les salariées et salariées rencontrent, et à partir de là élaborer des politiques efficaces fondées sur des preuves.

Pour en revenir à ce que je disais, SAFEDUC est un projet de recherche qui mesure la prévalence des violences sexistes et sexuelles dans un périmètre très intéressant : dans deux grandes universités françaises à la fois. Je voulais voir comment ce projet se déroulait, quelles étaient les méthodes et pratiques de collecte de ce type de données, pour observer le processus de l'intérieur et bien sûr être utile en apportant les connaissances acquises grâce à mon travail sur ce sujet dans le contexte tchèque. Mes autres motivations étaient purement personnelles : je voulais essayer de travailler à l'étranger et préférablement dans un pays francophone car je souhaite apprendre le français – … là dessus j’ai encore un peu de chemin à faire. 

Vous avez participé au projet européen UniSAFE. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Je n'ai pas personnellement été membre de l'équipe UniSAFE (EN), mais institutionnellement mon département faisait partie du consortium européen et a contribué aux recherches ainsi qu'aux livrables du projet. UniSAFE était un projet financé par l'Union européenne (UE) sur trois ans (2021-2023), visant à cartographier la prévalence de la violence sexiste dans les établissements d'enseignement supérieur et de recherche au niveau européen. Il s'agit jusqu'à présent de la plus grande étude européenne menée dans 14 langues, auprès de 46 institutions académiques dans 15 pays, avec plus de 42 000 répondants.

Nous manquons, de manière générale, de données sur la prévalence des violences sexistes et sexuelles dans le milieu universitaire : UniSAFE avait vraiment pour but de fournir des chiffres (EN) et de montrer à quel point la prévalence de ces violences est importante dans les institutions de recherche européennes, de mesurer son ampleur, et expliquer comment elle affecte les personnes au niveau personnel et communautaire, mais aussi comment elle est influencée par des structures organisationnelles et des hiérarchies spécifiques, et comment les États membres de l'UE disposent de cadres juridiques ou politiques adéquats pour changer les choses. Grâce aux résultats de l'étude de prévalence, il a été possible de mettre au jour les formes de violence pouvant émerger dans le milieu universitaire – c’est très important selon moi, car auparavant si quelque chose se produisait, c’était souvent attribué à une sorte de "sentiment personnel" que quelque chose ne va pas et n’était pris au sérieux, ou alors il y avait cette pression d'une responsabilité individuelle de dire non à certains comportements. Maintenant, nous savons. Et il est de plus en plus socialement accepté de reconnaître l’existence de comportements inappropriés, souvent dus à des déséquilibres de pouvoir, qui sont très difficiles à gérer car dans le milieu universitaire, de nombreuses personnes sont dans des positions de dépendance. Il est désormais possible d'utiliser cette cartographie comme un vocabulaire partagé qui permet également de souligner la gravité du comportement en question et, par exemple, de prendre des sanctions appropriées. Les résultats de l'étude ont donc ensuite été traduits en recommandations politiques et en un outil, une toolbox (EN) très complexe. En ce qui me concerne, j'ai été l'une des personnes qui ont contribué à transférer ces résultats du projet européen au niveau institutionnel tchèque, principalement par le biais de formations, d'ateliers et de conseil afin qu'ils soient mis en œuvre.

GenderSAFE, un nouveau projet européen, a démarré en mars 2024. Quels sont ses objectifs ?

UniSAFE a fourni des données, il était donc logique de les utiliser pour créer des politiques solides qui devront être mises en œuvre pour lutter contre les violences de genre et d'autres formes de comportements inappropriés ; donc également le harcèlement sexuel, le harcèlement moral, le harcèlement au travail, etc. Le projet GenderSAFE vise à mettre en œuvre une approche de tolérance zéro à l'égard des violences sexistes et sexuelles dans l'espace européen de l'enseignement supérieur et de la recherche. Son principal objectif est de contribuer à la création d'un environnement académique sûr, inclusif et respectueux en renforçant les capacités, en favorisant l'apprentissage mutuel et l'échange, en mettant en place des instruments de suivi des politiques en place et en établissant des politiques plus efficaces. Cela devrait se faire principalement par le biais d'une stratégie en cinq actions :

  1. renforcer la robustesse des politiques de tolérance zéro en établissant un discours politique commun dans l'Union européenne qui refléterait les débats théoriques qui portent une attention particulière au pouvoir, à l'intersectionnalité, à la mobilité et à la précarité,
  2. faciliter l'adoption et la mise en œuvre d'une approche de tolérance zéro à l'égard des politiques contre les violences sexistes et sexuelles en créant une communauté de pratique, impliquant différents types d'acteurs,
  3. renforcer les capacités institutionnelles pour mettre en place et en œuvre des politiques de lutte contre les violences grâce à la formation des personnels concernés,
  4. créer une base de connaissances sur l'adoption et le contenu des politiques de tolérance zéro dans les établissements d’enseignement supérieur grâce à des collectes de données et à un système de suivi, et
  5. sensibiliser et favoriser tout cela au travers d’activités de communication, de diffusion et de plaidoyer soigneusement conçues.

En mars et en avril, vous avez interviewé les membres du Comité de pilotage du projet SAFEDUC. Qu’en retenez-vous ?

Ce fut un vrai plaisir d'avoir l’opportunité de m'asseoir et de discuter avec toutes les personnes impliquées dans le projet et de voir comment elles et il approchaient cette question professionnellement et personnellement. J'ai eu l'occasion de travailler étroitement avec Clara, Victor et Violette, je savais donc déjà un petit peu où l’équipe en était et était consciente des différents défis auxquels vous étiez confrontés – et il y en avait beaucoup. Je pense que chacune des interviews montre à quel point la question des violences sexistes et sexuelles dans l’enseignement supérieur est complexe et l’importance de prendre en compte toute une diversité de perspectives : il faut apporter des connaissances théoriques adaptées à un tel projet, notamment en ce qui concerne les questions de genre et d'inégalités sociales, ainsi que les méthodes de recherche appropriées ; à ce titre, Marta Domínguez Folgueras, avec ses expériences de recherche en sociologie, joue un rôle fondamental dans le projet. Joëlle Kivits, qui joue un rôle institutionnel en tant que vice-présidente déléguée Égalité, diversité, inclusion à Université Paris Cité, est une alliée importante pour que l'étude soit soutenue par l'administration de l’université, quand à ses recherches, axées sur la santé et la prévention, elles sont extrêmement importantes pour comprendre le lien entre les personnes à risque de violences et les mesures visant à prévenir de tels comportements. L’enquête ne pourrait pas avoir lieu sans l'expertise en analyse des données de Victor Coutolleau et Clara Le Gallic-Ach, ni sans leur compréhension approfondie des rôles sociaux de genre et de la manière dont cela peut créer un environnement propice aux violences. Et sans Hélène Périvier et Virginie Bonnot, les deux directrices scientifique du projet, SAFEDUC n'existerait pas : le projet a pu voir le jour grâce à leur capacité à obtenir un financement, leurs positions institutionnelles, … sans oublier leur expertise dans le domaine des inégalités de genre, de l'économie et de la psychologie sociale. Et bien sûr, il y a aussi tout un travail de coordination et de communication nécessaires pour que le projet avance, d’autant plus lorsque deux grandes institutions sont impliquées : Violette Toye est  ainsi une composante essentielle de SAFEDUC. J’espère que cette série d’interviews a permis de partager des informations utiles pour les étudiantes et étudiants qui sont la cible de l’enquête. Mais j'espère aussi qu’elle a pu mettre en lumière le travail et l’application qui sont investis dans ce projet ; je n’ai pas abordé ici les différents comités éthiques et juridiques impliqués dans ce processus, ainsi que les rencontres avec d’autres équipes de recherche d’autres institutions qui ont été une source d’inspiration pour la réalisation du projet SAFEDUC.

Quels sont vos projets pour la suite ?

Mon stage à Sciences Po se termine au début du mois de mai, donc je vais retourner à Prague et retrouver mon équipe à l'Institut de sociologie de l'Académie des sciences. Nous avons beaucoup de projets à gérer en ce moment sur le changement culturel et institutionnel en matière d'égalité femmes-hommes dans nos établissements de recherche et d’enseignement supérieur. Je pense plus précisément à une action que nous sommes actuellement en train de créer : un code de conduite, un système de signalement et un protocole de résolution des cas de violence sexistes et sexuelles à l’échelle de l'Académie tchèque des sciences. Avec une équipe de collègues de différents départements et domaines scientifiques, nous voulons nous assurer qu'en tant qu'institution scientifique de premier plan en République tchèque nous représentons collectivement des valeurs de sécurité et de care, et proposons un espace où tout le monde est accueilli, écouté, respecté et peut mener son travail académique librement.

Sur le plan personnel, j'avais des doutes sur le fait de vouloir continuer – ou pas – mes études et poursuivre en doctorat. Travailler sur des sujets d'inégalités systémiques, des violences qui y sont attachées, ou sur la précarité à laquelle certaines personnes dans le milieu académique doivent faire face – tout cela peut être un peu démoralisant lorsqu'il s'agit de décider si l'on souhaite rester dans ce milieu. Pourtant, je dois admettre que cette expérience avec l'équipe SAFEDUC ces trois derniers mois, qui m’a permis de rencontrer de nouvelles personnes qui partageaient la même passion et le même dévouement, m'a convaincue que c’était quelque chose que je voulais continuer à faire et que c’était ma voie. Donc maintenant, je vais commencer à travailler sur ma proposition de thèse et voir si je peux y arriver. Je pense que je vais essayer d’obtenir une cotutelle internationale, et dans le meilleur des cas, je pourrai rester à la fois à Prague et aussi revenir à Paris, nous verrons bien !

En savoir plus

  • Consulter la page web dédiée au projet SAFEDUC et, pour les étudiantes, étudiants de Sciences Po et d'Université Paris Cité, répondre au questionnaire SAFEDUC.
  • Poursuivre la lecture de la série d'entretiens sur le projet SAFEDUC :
    • Hélène Périvier et Virginie Bonnot, les deux directrices scientifiques du projet, reviennent sur les origines et les objectifs du projet.
    • Clara Le Gallic-Ach et Victor Coutolleau expliquent les défis auxquels ils ont été confrontés et pourquoi tous les étudiants devraient remplir le questionnaire.
    • Marta Domínguez Folgueras, Associate Professor au Centre de recherche sur les inégalités sociales (CRIS) de Sciences Po, revient sur les liens entre violences, pouvoir, et hiérarchies sociales.
    • Joëlle Kivits, professeure de sociologie et de santé publique et vice-présidente déléguée Égalité, diversité, inclusion à l'Université Paris Cité revient sur la prévention de la violence.

Légende de l'image de couverture : Eva Oliva, stagiaire Erasmus + (crédits : VT / Sciences Po)

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