n° 2-2 | La morale du corps | Pierre Wat

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Au 19e siècle, l’art réclame son autonomie mais les artistes eux-mêmes ne viendront pas à bout des contradictions qui les lient intrinsèquement à la société. En 1824, Adolphe Thiers proclame, à propos du Salon, que « l’art doit être libre, et libre de la façon la plus illimitée ». En cela, il est en phase avec les changements de son temps et l’évolution du libéralisme bourgeois qui concurrencent le mécénat de l’Etat et de l’Eglise. Pourtant, la mission sociale de l’art se fait sentir à tout propos, en particulier quand il s’agit de traduire les inquiétudes nées du bouleversement des repères traditionnels.
Ainsi, à l’époque obsédée par la nature de l’être en société, les artistes devront servir à faire avancer la science et la morale conjuguées : traduire le rêve de classification, de hiérarchisation et finalement de purification du darwinisme social. Le fantasme en particulier de conférer aux individus une identité stable et prévisible a bien eu ses mots pour le dire et ses outils pour le mettre en pratique.
Il a fallu pour cela l’abandon d’un certain nombre de notions, de lâme en particulier, au profit de l’unification du champ de la médecine et de la physiologie, comme l’a montré Jean Starobinski. Il a fallu porter une attention soutenue à la relation du physique et du moral, au lien entre la vie organique, l’activité mentale et la vie sociale et le mouvement concerne l’Europe entière.
Des expériences de Lavater et des physionomistes, les artistes se sont saisis à leur façon : il devenait instructif de rechercher le dedans dans le dehors : les tempéraments, les humeurs et les passions dans le physique, les traits, la forme du crâne. C’est aussi cela qui influencera l’art du portrait : Delacroix, Runge, Feuerbach, Daumier, Dantan, David d’Angers ou Degas. On sait bien ce que la fameuse Petite danseuse de quatorze ans de ce dernier doit à la représentation dominante des « classes dangereuses », au singe aussi, en présentant les anomalies repérées par Lombroso et les anthropologues qui disent repérer sur le visage les atavismes criminels.
La physiognomonie devient vite la norme scientifique qui veut concilier l’art et la science, au besoin jusqu’à la fusion. Inévitablement, elle fraye avec le religieux et avec une anthropologie qui se veut efficace dans le combat contre la dégénérescence, vieux spectre dont le monde de l’art ne fait pas l’économie.
Dans ce paysage obsédé par le dévoilement de la nature humaine par l’observation et la représentation, Jean-Baptiste Delestre, peintre, écrivain et homme politique français (1800-1871), se présente dans un ouvrage sur la Physiognomonie, comme celui qui diagnostique les qualités morales et sociales des individus en fonction de critères de jugement hérités du beau idéal néoclassique. Martial Guédron étudie dans cette nouvelle Lettre cette pensée et cette pratique méconnues, après s’être plus d’une fois intéressé au corps comme fondement de la représentation figurative il travaille actuellement à un livre sur les principes esthétiques de l’anthropologie au tournant du siècle des Lumières. Pierre Wat lui répond, en spécialiste du romantisme européen, attentif aux contradictions des positions de Jean-Baptiste Delestre, qui oscille dangereusement entre la mise en valeur du singulier et la volonté de saisir ce qui est durable dans la forme et dans le caractère des individus..

Laurence Bertrand Dorléac
Seminar of December 10th 2004

Un homme
au XIXe siècle

Pierre Wat

Science de l’art et art scientifique

Type inventé par Brummell dans les dernières années du XVIIIe siècle, devenu figure littéraire grâce à Balzac, Barbey d’Aurévilly et Baudelaire, le dandy a-t-il encore une place au XXe siècle ? Et si c’est le cas, quelles transformations la société de masse lui fait-elle subir ?À ces questions récurrentes, Giovanna Zapperi propose un certain nombre de réponses grâce à la figure de Marcel Duchamp.
« Brummell a su qu’après Napoléon, on ne pouvait plus être soldat » écrit Kojève en 1969. Comparant, lui aussi, Brummell et Napoléon, Byron affirmait qu’il eût préféré être Brummell. En évoquant la célébrité de Marcel Duchamp par l’intermédiaire du témoignage d’Henri-Pierre Roché, qui la compare à celle de Napoléon ou de Sarah Bernardt, Giovanna Zapperi se situe donc d’emblée, et situe Duchamp, dans la constellation de ces étoiles, dont chacune domina son ciel, et qui fascinent par leur force d’attraction. À Henri-Pierre Roché, Pierre Cabane prête encore ces mots, dits à Duchamp : « votre meilleure œuvre a été l’emploi de votre temps » .
Dandy, Marcel Duchamp l’est donc sur un double registre. Si le dandysme se caractérise par l’invention de son personnage, si sa caractéristique est de faire de sa personne une œuvre d’art, tout en prônant la paresse et affichant le mépris du travail, Marcel Duchamp a bien du dandy l’impassibilité, l’élégance et l’impénétrabilité. La nonchalance n’exclut d’ailleurs pas la rigueur, et Breton soulignera la « méthode » systématique de ses trouvailles . Mais Marcel Duchamp fait aussi une œuvre, œuvre paradoxale certes, mais novatrice. Ce trait renforce son dandysme, tout en l’en écartant. Car avec l’invention du ready-made, triomphent l’indifférence au goût, la production du déjà vu, l’impersonnalité et le mépris de la « patte », trop chargée d’émotion. Duchamp réalise le programme du dandy, mais il le réalise également par son œuvre, et si cette œuvre radicalise la froideur et l’impersonnalité du sujet, elle cesse de les présenter sur le seul personnage. Poursuivant sur ce point le programme baudelairien, Duchamp a fait passer le dandysme du personnage à l’œuvre. Ce geste, amorcé par le romantisme, constitue tout à la fois une perte, une sorte de trahison par rapport à la radicalité de Brummell qui risquait tout sur sa personne, mais assure aussi la généralisation et la permanence du phénomène. Le dandysme ne peut durer que s’il se transforme, réalisant à la fois sa perte comme pure exposition de l’individu et son passage à l’œuvre, son devenir chose. C’est pourquoi le ready made ou Le Grand Verre, que Breton nommait un « anti-chef-d’œuvre », sont sa plus belle conquête.
Avec Duchamp, il ne s’agit plus seulement « du besoin ardent de se faire une originalité », du « plaisir d’étonner et de la satisfaction orgueilleuse de n’être jamais étonné » comme le voulait Baudelaire , mais de présenter la reproduction et la répétition à l’œuvre. Le ready-made, comme le rappelle Giovanna Zapperi, incarne la déshumanisation du dandy et celle du mode de production capitaliste. Il réalise le programme et l’assomption du poncif. « Créer un poncif, c’est le génie » note Baudelaire dans Fusées. Ce que Walter Benjamin commente ainsi : « L’intention explicite de Baudelaire a été de donner une marque de fabrique à son œuvre (…) Et il n’y a peut-être pour Baudelaire pas de gloire plus grande que celle d’avoir imité, d’avoir reproduit avec son œuvre ce qui est un des phénomènes les plus profanes de l’économie moderne. L’exploit le plus grand de Baudelaire, et un exploit dont il a été à coup sûr conscient, a peut-être été ceci : avoir si vite vieilli, tout en conservant une très grande solidité ». Le poncif, la marque de fabrique de la modernité qui témoigne de l’inscription de l’œuvre dans le temps, de sa solidité et de son vieillissement, caractérise plus encore le ready-made, coup de génie de Duchamp qui distingue par là des objets tout faits par la seul caprice et l’arbitraire de son choix.
Mais il faut ajouter avec Giovanna Zapperi que Marcel Duchamp a su aussi incarner le dandysme dans son personnage, non seulement par sa froideur, sa nonchalance, son originalité vestimentaire mais par l’exposition de sa personne, les transformations qu’il a incarnées, les travestissements qu’il a adoptés, et la « féminité spectaculaire » qu’il met en scène dans les photographies réalisées par Man Ray, le jeu sur l’identité sexuelle dont témoigne Rrose Sélavy.
Au XIXe siècle, la mode constitue, comme l’écrit Georg Simmel, à la fois l’imitation d’un modèle, le besoin d’un soutien social, et celui d’une différence, la tendance à la variation, à la distinction . Le manque de liberté sociale des femmes les poussa à investir ce domaine pour affirmer à la fois leur appartenance à un groupe et leur individualité. Il revient au dandy d’avoir capté et détourné à son profit cette stratégie, d’en avoir fait alors une voie essentiellement masculine, brouillant les cartes sociales traditionnelles et le partage des genres.
Le dandy en effet, et Brummell au premier chef, devient l’arbitre des élégances masculines, le génie de la mode, innovateur, original, inimitable, et pourtant imité, copié, singé à l’envi. Brummell est-il pour autant une star ? Plutôt une diva, capricieuse et despotique, dont tout le monde, le Régent d’Angleterre avant les autres, craint les jugements qui tombent comme des arrêts sans appel. De la diva, le dandy a le pouvoir de rendre un salon à la mode en y paraissant quelques minutes ; il a le pouvoir de lancer une mode improbable comme celle de la cravate si raide qu’elle empêche tout mouvement, ou, selon Barbey d’Aurévilly, celle de l’habit râpé. De la star pourtant, Brummell partage la capacité à être en mesure de créer un mythe. Une star, écrivait Malraux, « est une personne capable d’un minimum de talent dramatique dont le visage exprime, symbolise, incarne un instant collectif ». Et il citait Marlène Dietrich, mythe, au même titre que Phryné. La star est, selon Malraux, féminine, et, au XXe siècle, liée au cinéma. Elle est la grande actrice capable d’incarner des rôles différents, et capable de faire naître et converger des scénarios. Mais Garbo ou Marlène, en reines, en courtisanes ou en espionnes, s’inscrivent dans la continuité des héros de la pantomime, Pierrot voleur, ivrogne, amoureux. Un homme peut aussi incarner un mythe, l’exemple parfait en est, pour Malraux, Chaplin. Car, ajoute Malraux, « le cinéma s’adresse aux masses, et les masses aiment le mythe, en bien ou en mal » .Si Brummell est une star, ce n’est pas son visage mais l’ensemble de sa personne qui l’incarne. Mais la star est supposée plaire au public, séduire, figurer un objet de désir. Or le dandy, et sans doute Duchamp pas davantage que Brummell, ne cherche à plaire. Il dérange, il aime le mauvais goût et le plaisir aristocratique de déplaire, il manie volontiers un humour corrosif, ou un esprit cinglant peu pratiqué par les stars. Quand Baudelaire exige du dandy qu’il vive et dorme devant un miroir, qu’il soit sublime sans interruption , il s’agit d’un idéal de sainteté, de cette règle ascétique qu’il donne au dandysme et par lequel celui-ci, pour lui, « confine au spiritualisme et au stoïcisme ». On est donc loin de l’idée d’une image médiatique. Quant à Marcel Duchamp, arrivant, selon Breton, « au terme de tout le processus historique de développement du dandysme », il « est assurément l’homme le plus intelligent et (pour beaucoup) le plus gênant de cette première partie du XXe siècle » .
Bien loin d’être lui-même une star, Duchamp peut jouer à la star. Il en a dénoncé les stéréotypes dans la société de masse : à la fois ceux de la femme fatale, mais aussi ceux de « l’industrie culturelle » ou de la culture : La Joconde est une star, mais L.H.O.O.Q. Elle rentre dans la circulation du capital ; elle doit pouvoir être pourvue d’une moustache, vendue et échangée. En ce sens, comme le dandy du XIXe siècle, Duchamp a interrogé l’art et la culture de son temps en présentant des figures qui en radicalisaient les interrogations. Comme le dandy, Duchamp se moque du génie romantique et de sa pseudo inspiration. Il fait l’éloge de la facticité, de l’indifférence, de l’impassibilité, du règne d’une causalité ironique qui empêche toute reconnaissance de l’identité. Quand l’originalité est « adaptée au marché » , comme Baudelaire en a le premier eu l’idée, et comme Duchamp l’a réalisé, le génie ne peut se donner que comme poncif. Duchamp achèverait ainsi le dandysme, dans tous les sens du terme.

 


Pierre Wat est Professeur d’histoire de l’art contemporain à l’Université de Provence. De 1999 à 2004, il a été conseiller scientifique chargé de la période contemporaine à l’Institut national d’histoire de l’art. Spécialiste du romantisme européen, il est l’auteur de Naissance de l’art romantique (Flammarion, 1998) et de plusieurs ouvrages sur John Constable, dont une monographie, Constable, publiée chez Hazan en 2002. Auteur de nombreux articles sur l’art contemporain, portant notamment sur la peinture depuis les années 60, et sur les écrits d’artistes, il a publié une monographie sur Pierre Buraglio (Flammarion, 2001). Ses recherches sur Supports-Surfaces, entamées avec cet ouvrage, l’ont conduit à engager un nouveau projet éditorial consacré à l’oeuvre de Claude Viallat (à paraître aux éditions Hazan en 2005).

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