n° 20-1 | Génies | Bruno Moysan

Jean Starobinski voit le 18e siècle comme la scène d’un mouvement de liberté inouïe qui s’épanouit en un scintillement tragique. C’est le moment où Diderot fait du génie une âme particulière, secrète et indéfinissable, sans laquelle on n’exécute rien de beau ou de très grand, un calculateur hors du commun, qui se remarque dans les grandes choses comme dans les petites, sorte d’esprit prophétique.

La généalogie est très riche en matière de génie créateur depuis le monde ancien où pour les Grecs, le daimon, « dieu particulier», veillait sur les hommes, les lieux et les choses, alliant l’humain et le divin, jusqu’au monde moderne où Dieu absent, le créateur prend sa place. Il suffit de lire et d’entendre un certain nombre de discours sur l’art contemporain pour saisir le prolongement d’une conception romantique de l’être d’exception aux pouvoirs surhumains et dont la mission est calquée sur le modèle religieux.

Nous avons demandé au sociologue Pierre-Michel Menger de revenir sur les différents types d’explication qui rendent possible la notion de génie appliquée aux artistes, à partir du cas Beethoven — il nous propose une réponse aux antinomies produites par les sciences humaines. Bruno Moysan, musicien et musicologue lui répond en écho en réfléchissant aux virtuosités de Liszt, dans la société en voie de démocratisation du 19e siècle, où l’artiste de génie se tient à égale distance du refus de la logique égalitaire démocratique et de l’essentialisme de l’aristocratie et de l’absolutisme..

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 15 mai 2008

La question du génie, du talent et de la réputation embarrasse, voire exaspère, les sociétés modernes dans la mesure où l’idée même d’une œuvre ou d’un être d’exception va à l’encontre de la tendance à l’égalitarisme et au relativisme des sociétés démocratiques. Il n’y aurait pas de grandeurs mais des artefacts qu’une collectivité à un moment donné et dans un lieu donné désigne comme grandeurs. Personne ne sera dupe de ce que ce nominalisme new look peut avoir de finalement assez facile même si passer nos catégories et nos certitudes au rasoir de la déconstruction est une salutaire mise à plat de nos certitudes, de nos héritages et de nos illusions. On admettra aisément que la grandeur de Bach est une construction socio-historique. Pourtant, il suffit d’avoir un tant soit peu souffert en composant une entrée de fugue pour comprendre par expérience ce qui sépare un fugato d’élève de L’Art de la fugue de Bach. Les ébouriffantes pyrotechnies des virtuoses romantiques ou les combinatoires complexes de certaines œuvres contrapunctiques du XVe siècle ont construit des hiérarchies, suscité des classements, des échelles de valeurs, même si hiérarchies, classements, échelles tendent, et c’est là tout le problème, à devenir fuyants à mesure qu’on tente de les démontrer. En serait-il du génie comme du temps pour Saint Augustin ? La chose s’éloigne de nous quand on tente de s’en approcher. Par une sorte de raisonnement ou plutôt de constat empirique circulaire, la performance tend à devenir sa propre démonstration tandis que la sortie de cette circularité de l’empirisme nous condamne à tourner dans celle d’une grandeur qui ne serait que dans le regard que l’on porte sur elle.

1 – La vision, le manque et la dette

Les théories sociologiques contemporaines qui abordent la question du génie, du talent et de la réputation se partagent schématiquement (comme le développe Pierre-Michel Menger dans le texte auquel celui-ci fait écho et que je ne fais que résumer) en trois tendances : celles qui font du Génie un monument (c’est-à-dire l’incarnation visionnaire d’une collectivité, d’une époque ou encore de l’Humanité), un entrepreneur d’exception (c’est-à-dire quelqu’un qui a su mobiliser mieux que les autres les ressources à sa disposition) et enfin un héritier (en d’autres termes celui qui a bénéficié de conditions exceptionnellement favorables dont il a su profiter et qu’il a su « optimiser »). Ces trois tendances mettent en évidence un socle expérienciel qui peut-être fait l’essence même du Génie, à savoir la vision, le manque et la dette. Si l’on postule que l’art est une incarnation particulière de l’activité humaine (Luigi Pareyson) et, comme celle-ci, met en relation un but, des moyens, un matériau, une recherche du meilleur résultat possible et une vision, une imagination, il est probable que l’expérience qui sous-tend les opérations de classement inventant génie, talent, réputation soit la souffrance ou l’agacement devant l’expérience de notre propre… inexpérience, de notre finitude. Sans doute sommes-nous au cœur de cette relation entre l’esprit et la main où la relation dynamique entre la vision et l’activité de transformation du matériau (Alain Ehrenzweig, Robert Klein), à force de tâtonnements et d’ajustages réfléchis, créent l’œuvre en même temps qu’elle fait surgir un manque, une absence, une insuffisance, une pénurie. Le désir de plénitude et d’achèvement révèle notre pauvreté. Bien entendu, les mécanismes qui transforment cette prise de conscience du manque en échelle de valeur socialisée sont complexes. Entrent en jeu un ensemble de médiations sociales (institutions, experts, pratiques, normes et règles). Cela dit, la variabilité des normes et des règles, si elle vient frapper du sceau de la relativité les différences et la lecture que les sociétés en font vient-elle annuler pour autant la production de ces mêmes différences ? Liszt a composé des œuvres virtuoses d’une incroyable difficulté parce qu’il voulait être le premier et être considéré comme tel par la société de son temps et sans doute aussi la postérité. Certaines, comme par exemple les Etudes d’exécution transcendante d’après Paganini de 1838, restent aujourd’hui injouables au tempo demandé par Liszt et, que l’on se situe à l’intérieur ou à l’extérieur du système de référence qui a présidé à leur composition et à leur réception, l’exceptionnalité demeure. Liszt a su mieux faire que d’autres et a mieux vu et entendu ce qu’on pouvait faire avec dix doigts sur un clavier de piano.

Le déplacement, sur l’échelle de l’avant et de l’après, de cette expérience de la difficulté du faire qui me confronte à moi-même sous la forme du manque, crée un 2e rapport qui externalise mon rapport à l’action sous la forme d’un rapport de secondarité (Rémi Brague) à l’Autre. Sans doute est-il nécessaire d’insister sur ce rapport de secondarité dans la mesure où il est peut-être l’autre confrontation fondatrice du génie, celle qui, avec le rapport du sujet à l’objet ou la tâche à accomplir, associe le manque à une dette qui me relie à celui qui fait de moi celui qui reçoit, me donne des devoirs envers lui, au moins celui de la reconnaissance, et transforme cette prise de conscience du manque en une antériorité productrice d’Historicité (Paul Ricoeur). L’Aîné, celui qui est Avant, par exemple dans la relation parents-enfants, ne serait-il pas celui qui externalise notre confrontation sujet/objet ou sujet/œuvre-à-accomplir, qui elle-même est déjà une petite Histoire, en confrontation entre Soi et l’Autre-qui-a-une-longueur-d’avance sur moi et me fait un don ? Cette historicité est le propre du rapport d’éducation et d’apprentissage. Le rapport de secondarité prend la forme d’une relation duelle marquée par la temporalité, et l’inégalité, entre l’Aîné, le Père, la Mère ou le Maître et celui qui reçoit. Certes, là encore un ensemble d’instances évaluatives, d’experts, de canons viennent médier le jugement mais de même que les difficultés de la mise en activité venaient mettre au premier plan l’expérience du manque et non les échelles ou le nom du manque, de même la confrontation à l’Aîné, propre au rapport de secondarité, met au premier plan l’expérience de la « longueur d’avance » et sa relation au manque, plus que le nom que l’on donnera à cette longueur d’avance ou l’échelle, toujours variable, que l’on fabriquera pour évaluer cette même longueur d’avance. On aura beau prendre la chose dans tous les sens, l’Aîné me mettra toujours dans la position du cadet qui, tout simplement parce qu’il a construit des trajets d’action avant moi, a quelque chose à m’apprendre.

2 – Digressions historiques

Le plus étonnant en revanche est peut-être la façon dont notre société a inventé le génie à partir de l’expérience du manque dans le processus d’action (l’entreprise) et de la dette dans le rapport de secondarité à Autrui (l’héritage). Les théoriciens de la musique de la fin du Moyen Age et de la Renaissance nous ont légué des galeries de portraits qui construisent une échelle de valeurs associant la technicité la plus haute à un fantasme de maîtrise parfaite, l’ensemble conduisant à une panthéonisation de grands aînés. Heinrich Glaréan, Johannes Tinctoris, Adiren Petitcoclico, Ludovico Guicciardini, qui n’appartiennent pas à la même génération, proposent une galerie de compositeurs franco-flamands symboles de l’ars perfecta d’où émergent d’abord Ockeghem puis Josquin des Prés avant que Vincenzo Galilei ne les dépanthéonise à la fin du XVIe siècle pour mieux promouvoir la seconda prattica. Ce qui frappe dans cette panthéonisation de l’ars perfecta franco-flamand, c’est la glorification implicite de la maîtrise technique, la scientia musicae, associée à une forme de perfection qui se construit au fur et à mesure qu’elle se voit et s’écrit. On n’aurait garde de sous-estimer, à côté de la maîtrise technique qui a pour contrepoint le discrédit pour le musicien sans métier, tout ce qui a trait à la vision imaginative comme intuition-conquête, réussie ou ratée d’ailleurs, de la perfection, cela quelle que soit l’image que la société se fait de la perfection comme vision, imagination, des meilleurs choix possibles. Robert Klein dans des pages admirables a montré combien les débats théoriques sur l’imagination à la Renaissance étaient indissociables des choix techniques et des représentations. On n’entrera pas dans le détail des critères esthétiques et techniques qui président à la construction de la norme si ce n’est pour remarquer que, même si le génie au sens moderne du terme n’apparaît pas dans les réflexions des théoriciens de la musique des XVe et XVIe siècles, tous les critères de l’exceptionnalité (maîtrise hors du commun du faire, vision juste et fabrication de la figure de l’Aîné, à imiter mais inimitable, sans oublier la référence aux origines à travers les figures de saint Grégoire, saint Ambroise ou saint Augustin) sont là.
Il n’est pas sûr que le romantisme ait finalement modifié en profondeur ce que la Renaissance a inventé sans vraiment lui donner de nom. Il est probable que la conjonction des processus de sécularisation et de démocratisation aient fait des productions exceptionnelles de l’esprit humain et de celui qui les produit une manifestation de la grandeur d’une Humanité détachée de la relation à Dieu et qui tend à s’immanentiser. On peut analyser le génie romantique comme un type d’excellence sociale à la fois constructiviste et démocratique ou plutôt témoignant d’un ensemble de compromis propres à la société en voie de démocratisation du XIXe siècle. Comme son étymologie l’indique, il est difficile de penser le génie sans une production symbolique qui peut aller jusqu’au tour de force, à l’expérience des limites, à l’impossible avec comme paradoxe celui d’une extrême rationalisation productiviste des outils associée à une volonté de spiritualiser la matière. En ce sens, il continue le projet humaniste de la Renaissance mais en l’infléchissant du côté d’une religion de l’art censée mieux convenir à l’individualisme du XIXe siècle qu’une religion normée par des Églises. En même temps, ce productivisme individuel propose une excellence sociale, une distinction, qui n’est plus tributaire du lignage, de la proximité princière, de la noblesse immémoriale ou de la guerre. Il ne précède pas l’individu et meurt avec lui. Le culte de la performance individuelle existe avant le romantisme, nous venons de l’esquisser, mais dans une société qui proposait le modèle du saint, évalué en définitive non par les hommes mais par Dieu seul, ou celui du héros mais dont les œuvres et les performances n’appartiennent pas au domaine des œuvres de l’esprit. Le génie propose un modèle d’excellence sociale plus laïque et plus bourgeois qui se veut à la fois spirituel mais sans référence à une Église particulière, fondé sur des œuvres soumises à évaluation même si ces mêmes œuvres peuvent avoir la prétention de transcender les limites de toute évaluation. Elitiste, le génie romantique refuse, par la sacralisation du mérite individuel, la logique égalitaire de la démocratie, individualiste et productiviste, il refuse l’essentialisme lignager et comme hors temps de l’aristocratie et de l’absolutisme. Dans la société en voie de démocratisation du XIXe siècle qui sacralise par le génie les productions de l’individu d’exception qui ne doit tout qu’à lui même, une secrète connivence, que nous ne pouvons développer ici, unit sans doute aussi l’artiste romantique et le banquier ou le chevalier d’industrie. Ne sont-ils pas tous les trois des Producteurs de biens qui sont des signes et de signes qui sont des biens ? Ce que Marx avait parfaitement bien compris.

Au-delà de toute forme de questionnement sur les évaluations et la production de valeurs, et la variabilité de ces évaluations et de ces productions, il est probable que la question du génie questionne aussi et peut-être avant tout notre rapport aux choses (Bruno Latour) et aux corps sans oublier l’éventualité d’un au delà des choses et des corps. Écrire au XVIe siècle, c’est aussi écrire des voix, définir un tactus, une mesure du temps, avec un corps (en l’occurrence le pouls d’où plus tard la pulsation), être virtuose au XIXe siècle, c’est écrire des trajets digitaux sur des claviers ou des manches, les entendre et les faire. Raconter l’histoire du génie, qui reste à faire d’ailleurs, c’est peut-être raconter celle des écritures de cette prise de conscience du manque corrélative à notre expérience des choses. C’est aussi raconter celle des visions et inventions dans ce manque, sans oublier celles des secondarités et des dettes qui viennent tisser d’humanité ce récit.


Bibliographie

BRAGUE, Rémi, Europe, la voie romaine, Paris, Folio-essais, 2/1992.

CERTEAU, Michel de, La Fable mystique, XVI-XVIIe siècle, Paris Gallimard, 1982.

EHRENZWEIG, Alain, L’ordre caché de l’art, Paris, Gallimard-Tel, 2/1974.

KLEIN, Robert, La forme et l’intelligible, Paris, Gallimard-Tel, 1970.

LATOUR, Bruno, Nous n’avons jamais été modernes, essai d’anthropologie symétrique, Paris, La Découverte, 1991.

MENGER, Pierre-Michel, « Le génie et sa sociologie, controverses interprétatives sur le cas Beethoven », Paris, in : Annales, 2002, n° 4, pp. 967-999.

PONNAU, Dominique, La beauté pour sacerdoce, Paris, Presse de la Renaissance, 2004.

PAREYSON, Luigi, Conversations sur l’esthétique, Paris, Gallimard, 2/1992.

RICOEUR, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.


Bruno Moysan est agrégé, docteur en musicologie, auteur de Liszt, Paris, Gisserot, 1999 (prix 2000 de l’Association des professeurs et des maîtres de conférence de Sciences Po) et de Liszt, virtuose subversif, Lyon, Symétries (à paraître en juin 2008), co-auteur de Religion et Culture, Neuilly, Atlande, 2002. Professeur de musique au lycée Marceau de Chartres, il est chargé de l’enseignement Musique et politique à Sciences Po depuis 1998, au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris, depuis 2007. Il a enseigné à l’EHESS et à l’Université de Versailles Saint-Quentin en Yvelines où il est chercheur associé au Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines. Il travaille actuellement sur la relation entre art, politique, subjectivité et libéralisme.

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