n° 34-2 | Tocqueville et les arts en démocratie | Françoise Melonio

La passion dominante des sociétés modernes est celle de l’égalité : c’est la thèse principale de la seconde Démocratie de Tocqueville. L’un de ses effets serait l’adoucissement des mœurs mais également le bouleversement de la culture et des objets culturels car si c’est bien l’inégalité aristocratique qui a encouragé les œuvres considérées comme majeures, la société démocratique et à vocation égalitaire, pousserait a contrario à une culture divertissante du neuf et de la facilité. C’est la raison pour laquelle Tocqueville voyait les sociétés modernes comme non propices à la production d’œuvres d’art importantes, les citoyens étant incapables d’élaborer des critères raisonnables d’évaluation.
Alors que nous voyons souvent l’art comme un contre-pouvoir (au-dessus ou à côté de l’opinion), il l’envisage donc au contraire comme un objet représentatif de l’esprit général. Grands connaisseurs de la pensée de Tocqueville, Françoise Mélonio et Lucien Jaume reviennent pour nous sur le point de vue de l’écrivain, non pas amateur d’art, mais concentré sur la démocratie et ses effets sur les arts.

Laurence Bertrand Dorléac

 

Des arts en démocratie

Françoise Melonio

Sous la Restauration et la monarchie de juillet, la critique d’art et plus largement la réflexion sur les arts sont un enjeu central de la vie politique. Au 18ème siècle, la formation de l’opinion publique en matière de goût était apparue comme la condition préalable à l’affirmation d’une opinion publique politique. Après 1815, la hantise de la désagrégation de la société conduit à donner aux arts un rôle décisif dans le rassemblement des esprits. Aussi bien pour un homme politique ou un jeune homme pressé de se faire élire, la critique d’art n’est pas seulement une source de revenu, ou une distraction, elle est une qualification intellectuelle à l’exercice du pouvoir. Adolphe Thiers publie deux très importants salons en 1822 et 1824 (édition par Marie Claude Chaudonneret, Champion, 2005) ; Guizot pratique la critique d’art (voir son recueil Études sur les beaux-arts, 1851, commençant par un « examen critique du salon de 1810 »). Il est aussi un théoricien majeur du théâtre. Sa longue préface à l’édition des Œuvres complètes de Shakespeare en 1821, fait du théâtre le lieu de la mixité sociale où « les plaisirs deviennent désintéressés et les affections généreuses». Si bien que les arts sont à la fois le lieu où se produit « l’électricité morale », qui unit les individus dans un sentir commun, et le lieu où s’expose ce que Guizot appelle « les caractères de l’esprit du siècle ». L’affirmation de l’importance politique des arts qui conduit à la mise en place d’une politique patrimoniale vigoureuse [ref]Bien étudiée notamment par Dominique Poulot. Voir mon article : « La culture, affaire d’Etat ? La politique culturelle des libéraux dans la première moitié du XIXème siècle », La production de l’immatériel. Théories, représentations et pratiques de la culture au XIXème siècle, publications de l’Université de Saint Etienne, sous la direction de Jean-Yves Mollier, Philippe Régnier et Alain Vaillant, 2008, p. 29-38.[/ref] est corrélative d’un discours sur l’histoire qui lie toutes les manifestations de la civilisation dans un même « esprit ».

L’originalité de Tocqueville n’est donc ni dans la construction d’une sociologie des arts, qu’on retrouve sous des formes diverses chez Thiers, Guizot, Sainte-Beuve ou les Saint-simoniens, ni dans une connaissance approfondie des beaux-arts ou de la littérature. Tocqueville est, on l’a souvent dit, un esprit profond mais étroit, ou plus exactement profond en raison même d’une concentration autour d’une question qui fait l’unité de son existence et qui est l’interrogation sur la démocratie. Les trente volumes des Œuvres complètes de Tocqueville comportent peu d’analyses ou même d’allusions à des œuvres, qu’il s’agisse d’architecture, de beaux-arts ou de littérature. On peut s’en étonner. Dans les milieux aristocratiques du début du 19ème siècle, la littérature, la peinture, la musique, l’intérêt pour les monuments du passé font partie de l’éducation d’un jeune homme bien né. Pour ne donner qu’un exemple dans un milieu assez semblable à celui de Tocqueville , le jeune Montalembert dans son Journal intime (Éditions du CNRS) multiplie dès l’adolescence les soirées à l’Opéra, l’opéra italien au théâtre français, les visites de musées en France, en Allemagne, dans l’Europe du Nord, lit la philosophie allemande, la poésie allemande, anglaise, française… Tocqueville arrière-petit-fils de Malesherbes, neveu par alliance de Chateaubriand, bénéficiait d’une belle bibliothèque familiale, avait accompli le traditionnel « tour » de fin d’études en Italie. Il est probable que la rareté de ses commentaires sur des œuvres tient à l’absence d’un journal intime. Ses conversations avec Nassau Senior (OC VI, 2) montrent qu’il avait lu des romans du 18ème siècle (Richardson ou Madame Cottin), qu’il pratiquait le théâtre de société, et qu’il lisait aussi, outre les classiques, les grands romantiques (Chateaubriand, Lamartine, Schiller). On sait qu’il fut un protecteur de Chasseriau dont il posséda un tableau aujourd’hui perdu. Il n’en reste pas moins que, pour lui, les arts relevaient du divertissement privé. Si l’on peut considérer l’idéee d’un « moment tocquevillien », en fait, ce n’est que sur un point très particulier. L’apport propre de Tocqueville est de s’interroger non sur le rapport des arts et des progrès de la civilisation mais sur le rapport des arts avec l’égalité des conditions. Car l’égalité est la cause d’une mutation radicale à la fois dans la condition sociale des artistes et du public, dans le marché artistique peut-on dire, et dans l’imaginaire des artistes. En prenant pour axe de sa pensée l’étude de l’état social démocratique, Tocqueville est donc conduit à élaborer à la fois une sociologie de l’art et une esthétique, de façon plus systématique que ses contemporains.

Une sociologie de l’art
Crise de l’art ? La fin de l’otium artistocratique

La démocratie est un régime de classes moyennes, dans lequel ni les créateurs ni leur public ne peuvent se passer de gagner leur vie. Les aristocrates pouvaient se livrer librement à l’otium, loisir studieux, qui assurait aux arts un public disponible et qualifié. La dévalorisation des arts est le corrélat inévitable d’une société démocratique où l’utile est la valeur première, et le « sérieux » dénoncé par Stendhal, la vertu indispensable. L’entrepreneur, figure majeure de la démocratie, n’a pas de temps à perdre dans les arts. Tocqueville — comme Stendhal — était très sensible à cette dévalorisation des arts et de la littérature. Le 24 août 1850, il fait pour Nassau Senior le bilan de 45 ans de changement social (OC VI, 2, p. 301) : « L’unique objet de ceux parmi lesquels j’ai été élevé était d’amuser et de se divertir. On ne parlait jamais de politique, et je crois même qu’on y pensait peu. La littérature était un des sujets habituels de conversation. Tout livre nouveau, d’un mérite quelconque, était lu à haute voix, discuté et critiqué avec une attention et un détail qui paraîtraient aujourd’hui une perte de temps déplorable ». Tout incident fournissait matière à un petit poème, le théâtre de société animait les longues soirées — Chateaubriand se déguisait en vieille femme ; les romans étaient des événements (ibid. 1857, p. 470) [ref]Tocqueville est revenu à plusieurs reprises sur le primat de l’utile : il est frappant de voir que dans le chapitre qu’il consacre aux monuments en 1840 (II,1, 12) le seul exemple de monument démocratique cité dans ses brouillons soit la digue de Cherbourg, à laquelle il devait consacrer une notice en 1847.[/ref]. On trouve ainsi chez Tocqueville et chez ses contemporains l’archéologie de notre discours sur la crise de l’art, ou l’adieu à la littérature . Le même mouvement vers l’utile touche les sciences : l’esprit humain est « insensiblement conduit à négliger la théorie […] poussé avec une énergie sans pareille vers l’application, ou tout au moins vers cette portion de la théorie qui est nécessaire à ceux qui les appliquent » (II 1 X).

Crise de l’art ? La ruine de l’autorité

Parce que les individus se considèrent tous comme égaux, ils ne peuvent plus reconnaître d’autre autorité que celle de la majorité. Il en résulte qu’il n’y a plus de hiérarchie stable des valeurs, plus d’arbitres qualifiés du goût. Le plaisir de chacun devient seul critère de la qualité artistique. Tocqueville ne s’est guère interrogé, dans la Démocratie, sur le rôle des institutions culturelles pour guider l’opinion, quoiqu’il ait été membre de deux académies et de plusieurs sociétés savantes. Plus puissant lui paraissait le refus de chacun de s’en remettre au jugement d’autrui. L’esthétique démocratique est ainsi naturellement celle du grand nombre. S’il subsiste des lieux de haute culture ou d’art exigeant, c’est aux marges de la démocratie. Il appartient aux moralistes et politistes de corriger la nature de la démocratie en favorisant par artifice cette haute culture à laquelle la démocratie n’est pas prédestinée.

L’esthétique démocratique
Un nouvel ordre du temps.

Comme le souligne Lucien Jaume, la démocratie est l’ère des penseurs pressés, qui fournissent à un public inconstant des « produits » toujours renouvelés : « les littératures démocratiques fourmillent toujours de ces auteurs qui n’aperçoivent dans les lettres qu’une industrie, et, pour quelques grands écrivains qu’on y voit, on y compte par milliers des vendeurs d’idées. » (II, 1, 14) Sainte-Beuve avait déjà dénoncé cette industrie des arts dans son article, « De la littérature industrielle », de la Revue des deux mondes, (19, 1839, p. 675-691).
Mais il faut aller plus loin, car les beaux-arts ne sont pas seulement devenus une industrie, ils relèvent désormais du système de la mode. Dans l’universelle mobilité des choses, le plaisir pris aux œuvres ne peut être qu’éphémère : Tocqueville avoue à Nassau Senior le 2 mai 1857 être devenu lui-même incapable de prendre plaisir à Lamartine qui l’enchantait trente ans plus tôt (p. 469).

Les conséquences esthétiques de cette hâte démocratique sont immenses et on peut parler d’un nouveau régime temporel de la création. L’imagination démocratique est tout entière orientée vers le présent et le futur : « Les peuples démocratiques ne s’inquiètent guère de ce qui a été, mais ils rêvent volontiers à ce qui sera, et, de ce côté, leur imagination n’a point de limites ; elle s’y étend et s’y agrandit sans mesure » (II 1 XVII). Si Tocqueville pense ici à l’épopée de Lamartine, Jocelyn, dont la préface est un véritable manifeste humanitaire, sa remarque vaudrait évidemment aussi pour la palingénésie sociale de Chenavard.

Les échelles démocratiques : grands et petits monuments

Lucien Jaume rappelle que Tocqueville avait été frappé, à New York, par le contraste entre la grandeur des bâtiments publics et la petitesse des habitations particulières, l’architecture étant le signe visible d’un état social où le Souverain surplombe une multitude de petits individus. Tocqueville systématise ici une opposition centrale dans l’histoire des arts. Le gigantisme passe pour démocratique [ref]Voir Maurice Agulhon, Marianne au combat : l’imagerie et la symbolique républicaines de 1789 à 1880, Flammarion, 1979.[/ref]. Dans la littérature, l’épopée (qu’on songe à Quinet, Lamartine ou à La légende des Siècles de Hugo) est le « grand genre » -et le long genre- approprié pour dire l’immensité de l’aventure humaine. Dans les beaux-arts, les « grands genres » sont seuls appropriés pour peindre la grandeur du Souverain démocratique qui prend la place du roi. En 1848, pour glorifier la république, il faut des représentations en majesté comme il faut pour dire le passé l’immense toile de Couture, l’enrôlement des volontaires de 1792, commandée le 9 octobre 1848, et, pour dire le cours de l’histoire, l’immense projet de Chenavard pour le Panthéon.

Corrélativement, les contemporains de Tocqueville font l’éloge politique des « petits genres », qui offrent aux individus démocratiques l’esthétique à leur portée. Soucieux de définir le beau moderne, dans ses salons de 1822 et 1824, Thiers fait conjointement l’éloge de la « grande peinture » de Delacroix et des petits genres, refusant de les hiérarchiser. Le petit genre dit l’histoire des anonymes glorifié par Thiers historien. La scène de genre en peinture, le buste en sculpture s’adressent au nouveau public des classes moyennes et sont promis à un grand avenir dans un état social où l’état mécène est concurrencé par les particuliers. Parmi les « petits genres », Thiers défend tout particulièrement la lithographie, « véritable révolution » qui permet « d’arriver dans des lieux où l’art n’avait pas pénétré encore ». On sait que Charles Blanc défend en termes proches la gravure comme art démocratique dans la Revue du progrès politique, social et littéraire en 1839 et se donne pour objectif de favoriser la peinture de genre et de paysage, ou les animaux de Fremiet, en 1848. Le réalisme est l’esthétique liée à ces petits genres ; Thiers vante la précision documentaire des tableaux de mœurs, Tocqueville formule en termes sociologiques ce triomphe du réalisme : « les peintres de la Renaissance cherchaient d’ordinaire au dessus d’eux, ou loin de leur temps, de grands sujets qui laissassent à leur imagination une vaste carrière. Nos peintres mettent souvent leur talent à reproduire exactement les détails de la vie privée qu’ils ont sans cesse sous les yeux, et ils copient de tous côtés de petits objets qui n’ont que trop d’originaux dans la nature. »

Le boursouflé et le kitsch

L’opposition d’échelle entre le petit et le grand a pour corrélat esthétique l’opposition entre le kitsch et le boursouflé. Le kitsch, c’est l’art du faux-semblant, du néo, de l’imitation qui reprend les valeurs du passé et les copie en petit. Le mot, qui se diffuse à partir de l’allemand où il apparaît dans les années 1870, désigne une tendance esthétique bien antérieure. Tocqueville se moque des petits palais new yorkais de marbre blanc à l’antique, qui sont en fait construits de briques blanchies et de colonnes de bois peint (II 1 XI) ; la maison de Bouvard et Pécuchet est la version française de ces petits palais néo-classiques américains. Le kitsch est l’esthétique de la classe moyenne qui cherche une sanction à sa distinction sociale et Flaubert en est le dénonciateur féroce. À Louise Colet, il écrit le 29 janvier 1854 « combien de braves gens qui, il y a un siècle, eussent parfaitement vécu sans Beaux Arts, et à qui il faut maintenant de petites statuettes, de petite musique et de petite littérature ! ».

Le boursouflé romantique est à l’inverse l’esthétique du grand. Aux textes de Tocqueville cités par Lucien Jaume, il faut ajouter la réponse de Tocqueville à Nassau Senior en 1850 (OC VI. 2, p 303) : « Quel est d’après vous, demande Nassau Senior, votre âge d’or littéraire ? La fin du XVIIème siècle, a-t-il répondu. Les écrivains ne s’intéressaient alors qu’à la gloire et ne s’adressaient qu’à un public restreint et très cultivé. La littérature française était jeune, les premières places se trouvaient vacantes, il était relativement facile de se faire remarquer. L’extravagance n’était pas nécessaire pour attirer l’attention. En ce temps-là, le style n’était que le véhicule de la pensée. Avant tout, être clair, et, une fois clair, concis, c’était tout ce qu’on voulait. Au XVIIIème siècle, la concurrence a commencé ; il était devenu difficile d’être original par le sujet, on a essayé de frapper par le style. On a ajouté l’ornement à la clarté et à la concision. C’était avec sobriété et bon goût, mais déjà, cependant, on sentait l’effort et le travail. Au style ornemental a aujourd’hui succédé le grotesque, tout comme le style austère de notre vieille architecture normande est peu à peu devenu orné et enfin flamboyant ». De ce boursouflé, Tocqueville donne pour exemple Hugo mais aussi Lamartine dont les Méditations « ont trouvé un complice dans chaque lecteur ; il semblait exprimer des pensées dont tous étaient conscients, mais que personne n’avait encore organisées en mots. » (Ibid. p. 304). Le vague et le boursouflé sont liés dans le lyrisme démocratique. On trouverait, selon Kaledin (article cité, p. 81), des analyses proches chez Walt Whitman.

Lucien Jaume souligne bien le caractère ambigu et paradoxal de la démocratie selon Tocqueville. La démocratie est ce régime où la nation est grande et les citoyens petits. L’esthétique démocratique est aussi une esthétique paradoxale, voire une esthétique de l’oxymore : les créateurs se targuent d’être originaux et se révèlent semblables ; les penseurs visent l’infini mais leurs œuvres ne durent que la mode d’une saison ; on bâtit de grands monuments- qui se démultiplient en petites maisons kitsch…Tocqueville, comme Balzac, Stendhal, Sainte-Beuve ou Flaubert nous offre une analytique de la modernité qui, sans se résigner à un Adieu aux arts et aux lettres, met en évidence la rupture avec l’univers ancien, et les conséquences esthétiques d’une démocratie peu portée aux « longs désirs et aux vastes pensées ».


Lecture recommandée

Laurence Guellec, Tocqueville et les langages de la démocratie, Champion, 2004.

Tocqueville et l’esprit de la démocratie. The Tocqueville Review/La Revue Tocqueville, textes réunis par Laurence Guellec, Presses de Sciences Po, 2005. Article de Arthur Kaledin, “Tocqueville’s Apocalypse: culture, politics and freedom in Democracy in America” (chapitre 2).

Chantal Georgel, 1848, la République et l’art vivant, préface de Maurice Agulhon, Fayard,1998


Françoise Melonio est professeur de littérature française à l’Université Paris-Sorbonne, et doyenne du Collège universitaire de Sciences Po où elle enseigne l’histoire des représentations. Responsable de l’édition des Œuvres complètes de Tocqueville, membre des équipes d’édition des Œuvres de Chateaubriand et Constant, elle a publié, outre des éditions de Tocqueville, divers essais : un ouvrage sur la réception de l’œuvre de Tocqueville (Tocqueville et les Français, Aubier, Histoires, 1993) et des ouvrages de synthèse (Naissance et affirmation d’une culture nationale. La France de 1815 à 1880, Points Seuil, 2001 ; La littérature française : dynamique et histoire (II sous la direction de Jean Yves Tadié), Gallimard folio-essais, 2007).

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