n° 53 | Question sociale | Fabienne Chevallier

Fabienne Chevalier étudie le lien entre architecture, urbanisme, hygiène et politique. Ici, lors de l’épidémie de choléra de 1832 à Paris où se confirme l’inégalité devant la vie comme déterminant l’inégalité devant la mort, alors que les circulaires officielles recommandent une nourriture chère et inaccessible : les viandes grillées ou le poisson, pas plus réaliste pour les démunis que  l’aération des pièces à vivre.
Dans le processus de prise de conscience et d’aspiration à plus d’égalité, les artistes jouent un rôle en s’appropriant l’événement comme motif de représentation. Dans cet esprit, Daumier multiplie les caricatures et l’auteur nous propose l’image de cette femme coiffée d’un bonnet qui s’enfuit avec un enfant à la main  arrivant devant le seuil d’une maison peinte d’une croix blanche comme l’allégorie d’une République sociale trompée par la Monarchie de Juillet. 

Laurence Bertrand Dorléac

LE CHOLÉRA DE 1832
PASSION ÉGALITAIRE ET QUESTION SOCIALE

Fabienne Chevallier

À la fin du mois de mars 1832, une épidémie de choléra s’abat sur Paris. Elle se termine vers la fin du mois de septembre, et provoque la mort de plus de 18 000 personnes (Paris compte alors 800 000 habitants). L’épidémie vient d’Inde, elle a envahi la Russie et la Pologne vers 1830, puis la France et l’Angleterre.

Après la fin de l’épidémie, le rapport sur la marche du choléra-morbus de Louis-René Villermé montre que les quartiers les plus pauvres – ceux qui sont situés à proximité de l’Hôtel de ville, dans l’île de la Cité et dans le XIIe  arrondissement de l’époque – ont été les plus touchés : l’inégalité devant la mort s’est calquée sur celle des conditions de vie. Mais le paradigme égalitaire est déjà très présent pendant l’épidémie. Celle-ci révèle en effet que les Trois Glorieuses ont été une grande illusion, puisque le peuple qui a porté cette révolution est maintenant décimé injustement. L’art participe de ce basculement en s’appropriant le drame social comme un nouveau sujet d’histoire.

Ferments de la fureur égalitaire

La Monarchie de Juillet est fragile : c’est une révolution qui a porté Louis-Philippe au pouvoir, mais quel est le destin de la révolution ? Le journal La Caricature donne le ton le 1er mars 1832, quelques semaines avant l’épidémie : « Vainqueur, le peuple avait conquis l’égalité. On promit : on trompa sa générosité. Il en était encore aux élans de la joie que de vils intrigants, que des hommes de proie, absents lors du danger, saisirent le pouvoir ». Appelé à la Présidence du Conseil par Louis-Philippe, Casimir Perier a succédé au banquier Jacques Laffitte. « Monsieur Casimir Perier, un homme d’ordre et de richesse, ne voulait pas tomber dans les mains populaires », dit de lui Chateaubriand. En automne 1831, à Lyon, la révolte des ouvriers de la soie est réprimée : Louis Blanc y voit la première guerre de classes en France. Si Louis-Philippe a acheté La Liberté guidant le Peuple par Delacroix,  après sa présentation au Salon de 1830, cette icône tumultueuse, qui préfigure la République, est rapidement reléguée aux réserves.

C’est un an après l’arrivée au pouvoir de Perier que survient l’épidémie. Le 14 mars 1832, une note de la Préfecture de Police donne l’alerte : quelques cas de choléra se sont déclarés. Le 29 mars, l’invasion du fléau est patente. Dix cholériques ont été admis pendant la nuit à l’Hôtel-Dieu ; parmi eux, un cordonnier habitant l’île de la Cité. Le soir, pendant le carnaval de mardi-gras, un homme déguisé en Arlequin s’effondre, violacé, après avoir mangé une glace : l’humeur populaire sur les grands boulevards vire brutalement à la terreur.

Figures égalitaires du bouc émissaire, rumeurs et horreurs

Plus réactif qu’on ne l’a dit, le même jour, le préfet de police Henri Joseph Gisquet demande à une entreprise, adjudicataire du service de nettoiement de la ville, de faire un tour de rue supplémentaire pour déblayer les rues des ordures et des immondices : on sait que cette saleté joue un rôle dans la diffusion de l’épidémie, même si on ignore pourquoi. Mais les chiffonniers, qui ramassent tous les déchets, et qui en vivent, ressentent cette mesure comme la privation d’un droit. C’est l’émeute, le 1er avril, infiltrée par les sociétés secrètes.

Sur une proclamation distribuée au faubourg Saint-Antoine, on lit: « Le choléra est une invention de la bourgeoisie et du gouvernement pour affamer le peuple ». Les épidémies ont toujours suscité des boucs émissaires et, parmi, eux, les Juifs. En 1832, le bouc émissaire, ce sont les élites. Réaction en chaîne, une mutinerie survient à la prison de Sainte-Pélagie, après quoi se répandent des rumeurs d’empoisonnement. Elles sont peut-être alimentées par les carlistes pour déstabiliser le régime. Toujours est-il qu’elles déclenchent six meurtres cruels, des meurtres d’innocents. Perier, atteint lui-même du choléra, commente : « Ce n’est pas là la pensée d’un peuple civilisé, c’est le cri d’un peuple sauvage ».

ill. 1 – Honoré Daumier, « Le Choléra-morbus à Paris en 1832 ». Vignette pour illustrer François Fabre, Némésis médicale illustrée, Tome Premier, Bruxelles, 1841, p. 69. Bibliothèque de l’Académie de médecine, cote 47337.
© Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine

Malédiction et terreur de part et d’autre du mur d’airain entre riches et pauvres

L’archevêque de Paris a envenimé la question sociale en prédisant que Dieu enverrait le choléra en châtiment au peuple, coupable d’avoir « chassé le roi très chrétien » (Charles X). La presse relève tout de suite que les ravages de l’épidémie se sont d’abord exercés chez les plus malheureux. Mais ce simple fait contient une menace sociale à peine voilée. Imprégnées de considérations morales, les circulaires pointent l’oisiveté, la misère et l’alcool comme des causes de la maladie.

Les pauvres ne peuvent pas suivre les consignes de prévention et de traitement du choléra. Pour ce qui est de la prévention, elles préconisent les viandes grillées, le poisson, l’aération des pièces à vivre. Le prix du camphre, médication de base, explose. Certains riches, comme le banquier Alexandre Aguado, mécène de Rossini, quittent Paris. Heinrich Heine commente dans la Gazette d’Augsburg : « Le pauvre fut mécontent de voir que l’argent était devenu aussi une protection contre la mort ».

Une atmosphère de règlement de comptes entre classes règne, comme en témoigne ce placard lu à la barrière du Trône après l’émeute des chiffonniers : « Remède contre le choléra-morbus. Prenez deux cent têtes de la Chambre des Pairs, cent cinquante de celle des députés, celles de Casimir Perier, Sébastiani et d’Argout, celles de Philippe et de son fils, faites-les rouler sur la place de la Révolution, et l’atmosphère de la France et de la Belgique sera purifiée ».

L’imagerie du prince thaumaturge, une politique de communication mort-née

Louis-Philippe a décidé de ne pas quitter Paris, pour marquer son soutien à la population de la capitale. La reine Marie-Amélie coud des ceintures de flanelle pour les cholériques. Le duc d’Aumale – il a dix ans – fait distribuer des soupes gratuites. Mais l’image de Louis-Philippe est déjà irrémédiablement dénigrée par les caricatures piriformes d’Honoré Daumier. Le 1er avril, le prince royal Ferdinand-Philippe se rend à l’Hôtel-Dieu, accompagné de Casimir Perier. Celui-ci n’est pas enthousiaste à l’idée de cette visite, mais il doit se résoudre face à la détermination du prince. Très affaibli, Perier contracte le choléra. Cette visite est sa dernière apparition publique. Lorsqu’il délire, on va chercher Jean-Étienne Esquirol, qui soigne les aliénés à Charenton. Perier meurt le 16 mai 1832.

La maladie de Perier solde un règlement de comptes politique : elle stoppe l’évolution du régime vers un parlementarisme à l’anglaise. Le roi reprend les rênes du pouvoir. Après la mort de Perier, Louis-Philippe commande à Alfred Johannot un récit visuel de la visite à l’Hôtel-Dieu. Le prince y est représenté dans la posture du prince thaumaturge. En retrait, Perier semble déjà atteint par le choléra. Cette peinture n’aura jamais pour la famille d’Orléans le rôle de communication politique qu’avait tenu, pour Napoléon, Les Pestiférés de Jaffa (1804) réalisé par le baron Gros.

ll. 2 – Honoré Daumier, Maisons marquées pendant une épidémie. Vignette pour illustrer François Fabre, Némésis médicale illustrée, Tome Premier, Bruxelles, 1841, p. 265. Bibliothèque de l’Académie de médecine, cote 47 337.
© Bibliothèque de l’Académie nationale de médecine

Une médecine entre dévouement fraternel et charlatanisme

La mobilisation du corps médical est immense pendant le choléra de 1832. Des étudiants en médecine sont réquisitionnés par le doyen de la Faculté. Cet engagement se fait sur fond d’obscurantisme, car une immense majorité du corps médical croit toujours en la théorie miasmatique et affirme la non-contagiosité du choléra. Pour soigner les malades, il y deux écoles. Selon François Broussais, le choléra est une inflammation : il faut l’éteindre grâce à l’ingestion de glace, à des sangsues, à des saignées. Pour François Magendie, il faut au contraire réchauffer le malade. Il crée un célèbre Punch, le Punch de Magendie, à base de thé de tilleul.

L’expérimentation médicamenteuse, parfois meurtrière, se développe sur fond de charlatanisme teinté d’exotisme : pilules d’acétate de plomb, ipécacuanha d’Amérique du sud, baume d’Islande se vendent dans les officines, sans parler des appareils caléfacteurs. Trois revues médicales  (Le Journal Hebdomadaire, La Gazette médicale, La Gazette des Hôpitaux) tentent de corriger ces dérives en donnant des informations sur les traitements. Mais le charlatanisme alimente déjà les colonnes de La Caricature. Le style, tiré  des comédies de Molière, ridiculise les pratiques médicales : si vous êtes malade, « il faut vous promener beaucoup, à moins que vous ne préfériez demeurer au lit ». Pour dénoncer ces errements, François Fabre publiera en 1841 la Némésis médicale, illustrée par Daumier. Proche des idées de François-Vincent Raspail, qui réclame une nouvelle médecine capable de souder une société républicaine, Fabre dénonce l’incurie de la Monarchie de Juillet, qui n’a pas su récompenser les médecins dévoués au peuple de Paris pendant le choléra. Daumier représente les maisons marquées par l’épidémie : une femme coiffée d’un bonnet s’enfuit avec un enfant à la main et arrive devant un seuil peint d’une croix blanche. On peut y voir l’allégorie d’une république sociale flouée par la Monarchie de Juillet.

L’épidémie de choléra fait travailler dans le terreau parisien les paradigmes de l’égalité, de la République, de la justice. Investi d’un nouvel héroïsme, l’art d’Honoré Daumier précède et accompagne ces bouleversements de l’histoire sociale.


Bibliographie

Louis BLANC, Histoire de dix ans: 1830-1840,  Paris, Jeanmaire, 1882.

Louis CHEVALIER, Le choléra, la première épidémie du XIXe siècle, La Roche sur Yon, Bibliothèque de la Révolutio de 1848, Tome XX, 1958.

Heinrich HEINE, De la France, Paris, Renduell, 1833.

François-Vincent RASPAIL, Histoire naturelle de la santé et de la maladie, Paris,Alphonse Levasseur, 1843.


Fabienne Chevallier,  est historienne de l’art (HDR),  actuellement en poste au service de la conservation du musée d’Orsay. Elle est membre de l’équipe d’accueil Histoire et critique des arts de l’université de Rennes 2.
Ses travaux ont trait à l’architecture et à l’art du dix-neuvième siècle (jusqu’en 1914), ainsi qu’à l’histoire du patrimoine en France. Ils portent tout d’abord sur les développements de l’idée de nation dans l’art et l’architecture européennes pendant cette période.  Elle a publié notamment, avec Jean-Yves Andrieux et Anja Kervanto Nevanlinna, Idée nationale et architecture en Europe 1860-1919, Finlande, Hongrie, Roumanie, Catalogne, Presses universitaires de Rennes, 2006 et elle a contribué  en 2012 au catalogue de l’exposition sur l’artiste finlandais Akseli Gallen-Kallela, organisée au musée de la ville de Helsinki, au musée d’Orsay et au Kunstmuseum de Düsseldorf (Akseli Gallen-Kallela, une passion finlandaise, musée d’Orsay, 2012.
Dans son  habilitation à diriger les recherches (2009) Fabienne Chevallier s’est intéressée à l’histoire sociale de l’architecture au dix-neuvième siècle, en étudiant les liens entre l’architecture urbaine et les politiques d’hygiène à Paris. Cette monographie est publiée en deux volumes : La naissance du Paris moderne. L’essor des politiques d’hygiène 1788-1855, 2012 (ouvrage en ligne à :
http://www.biusante.parisdescartes.fr/histmed/asclepiades/chevallier_2009.htm), et  Le Paris moderne. Histoire des politiques d’hygiène 1855-1898, Presses universitaires de Rennes – Comité d’histoire de la ville de Paris, 2010  (prix du meilleur ouvrage de la Société Française d’Histoire de la Médecine en 2010 et  prix Jean-François Coste de l’Académie nationale de médecine en 2011).
Son prochain ouvrage, en collaboration avec Jean-Yves Andrieux, s’intitulera une Histoire du Patrimoine monumental. Des sources antiques à l’époque contemporaine. Il sera publié en 2013 aux Presses universitaires de Rennes.

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