n° 82 | Autre chose en Orient | Christine Peltre

Christine Peltre nous dit le statut des « choses » dans l’Orient imaginé par les contemporains du 19e siècle : objets acquis aux bazars et aux souks, bijoux, robes, manteaux, babouches, turbans, couvre-chefs, tapis… « Opérateurs de croyance, agents de passages  ou rappels de proximité ? » Tout serait une façon de se rappeler des lieux et des atmosphères, des éblouissements même vaniteux et douteux, dangereux. Cet Orient fait d’esclaves et de chaînes, de fantasmes occidentaux jusque dans la beauté représentée dans les œuvres, Lalla Essaydi, qui est née dans un harem, le réinterprète justement dans ses photographies. Pour Christine Peltre,  les « sentinelles de l’imaginaire » sont toujours en veille.

Laurence Bertrand Dorléac

> Séminaire de la Fondation Hartung Bergman, août 2015

Autre chose
en Orient

Christine Peltre

      «  Il me faut quelque chose qui me change (…) Je suis ennuyé de moi, de ma peinture, de l’atelier, de ce qu’on nous serine ici… Il me semble que je suis fait pour autre chose… ». Ces termes, empruntés au peintre orientaliste Coriolis, dans le roman des Goncourt Manette Salomon (1867), peuvent résumer de nombreux désirs de voyage.
Dans cet «autre chose », il se pourrait que « les » choses aient leur rôle à jouer, même si, comme le recommande plus tard Nicolas Bouvier dans L’Usage du monde, la « vertu » d’un voyage, « c’est de purger la vie avant de la garnir ». Et c’est en effet sous cet angle, celui de la route intérieure, de l’itinéraire «  dégarni », que les études viatiques examinent volontiers le sujet. Pourtant, récemment mise en relief sous certains aspects par l’exposition Objets dans la peinture, souvenir du Maroc au musée Eugène Delacroix, en 2014, la présence des choses s’impose, pour trouver « autre chose ».
Une des obsessions du voyageur au retour est la fuite du souvenir : « ne pas oublier » est par exemple une formule qui précède souvent les annotations de Chassériau dans ses dessins d’Algérie, en 1846. Cette crainte revient aussi dans les textes de Delacroix qui dans une de ses lettres du Maroc craint de ne rapporter « qu’une ombre » de son séjour. Une prédilection est ainsi accordée à tout ce qui donne présence et texture au rythme viatique, à l’environnement de choses qui opposent forme et densité aux fugacités de la vie mobile.
S’interroger sur ces présences a une pertinence particulière dans un siècle plus qu’un autre attentif aux objets : en témoigne le propos d’ Edmond de Goncourt au seuil de la Maison d’un artiste, livre habité par le décor de la demeure d’Auteuil : « En ce temps où les choses (…) sont associées si largement par la description littéraire moderne à l’Histoire de l’Humanité, pourquoi n’écrirait-on pas les mémoires des choses (…) ? »1.

Les choses pour autre chose

      À Alger en 1849 , « Le Maure » « grand artiste du chez soi »2,  a offert à Edmond comme à Jules l’occasion de procéder à l’« achat de ces petites choses que tout Français est condamné à rapporter à ses amis et connaissances »3. Les auteurs offrent un exemple, souvent répété dans les récits de voyage en Orient, de ces foisonnements d’objets acquis aux bazars et aux souks et dont l’évolution ethnographique de l’orientalisme multiplie les descriptions, agissant dans les tableaux comme des « opérateurs de croyance »4. Dans les textes, les choses surgissent parfois dans une sorte d’ekphrasis à l’antique.  Cette référence est explicitement formulée dans Aziyadé par le correspondant de Loti, Plumkett, qui rend ainsi hommage à la ciselure mimétique de son style : « Nous restons la bouche béante en face des tableaux que vous nous tracez : je songe à vos trois poignards, comme je songeais au bouclier d’Achille, si minutieusement chanté  par Homère ! »5.
Par leur présence ainsi accentuée, les choses meublent la mémoire et le retour du voyageur, dans un encombrement remarqué chez Flaubert par les Goncourt lors de leur visite à Croisset en octobre 1863. Détaillant à plaisir l’environnement de sa table de travail — « un bric-à brac de choses d’Orient »6—, ils semblent se souvenir du jugement porté auparavant sur Salammbô : « Flaubert voit l’Orient, et l’Orient antique, sous l’aspect des étagères algériennes »7.
Dans les représentations figurées de l’orientalisme, les êtres eux-mêmes sont parfois rangés, comme les choses, sur les « étagères ». Ainsi le Voyage à Athènes et à Constantinople  de Louis Dupré (1825) aligne-t-il décors et modèles dans un même sous-titre : « Collections de portraits, de vues et de costumes… ». Très tôt chargée de bijoux et d’atours à la manière de Salammbô, la femme dans le tableau orientaliste s’inscrit intimement dans la présence des choses. Pour l’écrivain Rachid Boudjedra, les Femmes d’Alger de Delacroix révèlent surtout un « regard de pacotille et de bimbeloterie » : « Il y a une accumulation d’objets qui représentent chacun à lui seul un énorme cliché ou –mieux- un clin d’œil grossier : le narguilé comme s’il allait sortir de la toile, le brasero, les babouches, le tisonnier… »8. Cette interprétation a peut-être été encouragée par une reconstitution ethnographique au Musée du Bardo d’Alger d’après ce tableau, conçu comme « l’exacte reconstitution d’un intérieur algérois »9.

1. Femmes mauresques dans leur intérieur, aquarelle de Jean Bouchaud, "L'Illustration", L'Algérie 1830-1930, 24 mai 1930.

1. « Femmes mauresques dans leur intérieur », aquarelle de Jean Bouchaud, L’Illustration, L’Algérie 1830-1930, 24 mai 1930.

C’est à cette vision mêlant femmes et décor que s’oppose aujourd’hui Lalla Essaydi, réinterprétant dans ses photographies  la pose des modèles et affirmant leur « statut de personne »  :

Lorsque les orientalistes sont venus sur nos rives, ils ont découvert un monde rempli d’une exquise beauté – dans l’architecture, les surfaces décoratives, les tissus et les vêtements des femmes. Leur art confirme cette beauté. Mais la beauté dans leurs œuvres est finalement dangereuse, car elle amène le spectateur à accepter comme étant la réalité, par exemple le statut fantasmatique d’esclave chez les femmes arabes. Il s’agissait pour moi de me réapproprier , chez les orientalistes , la beauté de ma culture et le statut de personne des femmes arabes10.

Les choses de l’autre

         Si les croquis du voyageur confirment au quotidien l’importance des choses et du décor, semblant déjà figurer les tableaux du retour, le mécanisme du souvenir est toutefois moins simple comme le remarque Delacroix : « Une foule de notes prises en courant me paraissent inintelligibles. En revanche je vois clairement en imagination toutes ces choses qu’on n’a pas besoin de noter et qui sont peut-être les seules qui méritent d’être conservées dans la mémoire »11.
Que sont ces « choses qu’on n’a pas besoin de noter » ? A côté de l’opacité du réel, on devine un monde plus fluide d’impressions et d’échanges, une circulation d’images et de sensations mêlées qui ne peuvent connaître la transcription littérale. Renonçant à leur immobilité, à leur traditionnelle identité de nature morte, les choses ne seraient-elles pas, lors d’un secret éclatement, les agents d’un passage de frontière ?
Tout extérieur qu’il soit, le vêtement peut offrir l’opportunité de ces transformations. Loin d’être seulement un motif pittoresque ou une curiosité ethnographique, épinglé dans des séries de planches rappelant un herbier, il est aussi dans sa souplesse la promesse d’un geste et d’une allure. C’est ce que reflètent les études de babouches de Delacroix, vues dans l’abandon momentané ou prêtes à reprendre l’essor de la marche, comme celles chaussées par la servante noire, dans le tableau des Femmes d’Alger.
Endosser le costume oriental peut certes n’être qu’une pose de théâtre, comme en témoigne Théophile Gautier à Constantinople, rêvant d’ « un air de mamamouchi très respectable » et se voyant « aussi beau que M. Jourdain pendant la cérémonie »12. Mais après l’effet spectaculaire, adopter le vêtement peut conduire à s’imprégner d’une autre vie, comme le rappelle Adrien Dauzats, lorsque au Caire il apprend à se « mahométaniser » :

J’étais assez embarrassé de ma personne : mon front était alourdi par mon turban ; les plis de ma robe et de mon manteau embarrassaient ma marche ; mes babouches et mes pieds, encore mal habitués l’un à l’autre, éprouvaient de fréquentes solutions de continuité. Mohammed marchait sur nos flancs, marquant le pas avec les mots : Doucement, doucement. Enfin, lorsque la pétulance française fut un peu calmée, qu’un peu de lenteur cadencée nous eut permis d’observer le balancement du corps nécessaire pour donner la grâce arabe à notre allure, tout alla pour le mieux.13

 Cette grâce fait échapper pour un temps aux tristes tournures de l’Occident, commentées par Delacroix dans une formule fameuse : «  La grâce se venge de notre science »14.
Au-delà de l’aspect, l’imprégnation par les choses nous engagerait ainsi à suivre les intuitions de Jean Laude qui, dans son cours sur « Les Orientalismes », donné dans l’année universitaire 1975-1976,  s’interrogeait en ces termes : « (…) tel que peint pour son exotisme et son pittoresque évident, le monde islamique n’est-il intervenu, quand les peintres y sont allés travailler, qu’au seul niveau iconographique ? Delacroix est là pour le prouver : la nature même de ce pittoresque, de cet exotisme (…) renvoyait aussi à d’autres mœurs, à un autre mode de vie, dont à moyen terme la séduction s’exerça sur la vie quotidienne. Une enquête serait à envisager sur le maquillage des femmes au XIXe siècle et au début du XXe siècle »15.

La même chose

          Cette empathie ne saurait pourtant occulter la destination contraire de l’accessoire vestimentaire. Le voyage peut aussi se vivre derrière une visière, un garde-nuque ou sous un casque insolaire. Théophile Gautier a laissé un inventaire aussi drôle que varié des couvre-chefs de ses compagnons de voyage en Egypte en 1869, « bouffonnement excentriques » «  pour préserver du hâle des visages barbus qui ne semblaient pas avoir besoin de toutes ces délicatesses »16. Dans le même esprit, Jean-Didier Urbain sourit des femmes qui affrontent la Méditerranée dans les affiches de Hugo  d’Alesi à la fin du siècle, brocardant «  ces ustensiles qui sont à leur philosophie de la villégiature ce que faucille et marteau furent au communisme, à savoir le chapeau et la fatale ombrelle »17.
Cet inventaire de choses protectrices constitue aussi la panoplie du voyageur — qui préserve son intégrité. Car, le plus souvent, le voyage porte en soi le retour,  et l’ailleurs de l’Autre ne prépare qu’à retrouver le Même. C’est ce que peuvent  dire les choses qui, dans leur veille silencieuse,  font clignoter des rappels de proximité.
Parmi d’autres exemples, choisissons l’univers de la femme dont la séduction pour le voyageur doit beaucoup à l’étrangeté de ses usages et de sa parure. Mais les choses qui l’entourent, abondamment décrites ou représentées, sont aussi celles de ses activités de tissage, de broderie, de couture, dont certains voyageurs aiment retrouver le spectacle familier. Léon Lagrange, critique d’art du XIXe siècle, constate ainsi, lors d’un voyage en Turquie : « Les tapis de Smyrne et de Caramanie, si estimés partout, sont une preuve de ce que peut produire le génie de la femme. Tous sont tissés par des mains féminines ». C’est pour lui l’occasion d’établir une correspondance entre femmes d’Orient et femmes d’Occident, de constater l’existence d’un grand ouvroir universel, à l’écart d’œuvres plus ambitieuses comme « les grandes conceptions architecturales, la statuaire, la peinture dans son expression la plus élevée » et de conclure, rassuré : « le génie mâle n’a rien à redouter du goût féminin »18.
Si ce domaine échappe sans doute en partie à celui des « choses », nous voudrions pourtant pour finir interroger la rencontre du voyageur avec les créations plastiques des pays d’Orient. Dans son roman Mon nom est Rouge, Orhan Pamuk nous a introduits dans l’intimité d’une distance : celle qui sépare les yeux européens et turcs dans la représentation du monde au XVIe siècle. L’écart s’est-il ensuite amoindri ? Les « choses » de l’univers plastique étranger, des plus modestes aux plus ambitieuses sont-elles vues « avec d’autres yeux » ? Dans son beau livre intitulé Cinq villes, l’écrivain turc Ahmet Hamdi Tanpinar nous en fait douter. Évoquant le texte inspiré à André Gide par la Mosquée verte de Brousse dans La Marche turque (1914), il lui sait gré de la sensibilité de sa description : « Il fut l’écrivain qui comprit le mieux la Mosquée verte » — avant de conclure : « Il en parle à peu près comme il parlerait du Parthénon »19.

« Opérateurs de croyance », agents de passages  ou rappels de proximité ?
Les choses veillent en voyage, en sentinelles de l’imaginaire.

Notes

1 Edmond de Goncourt, La Maison d’un artiste, Dijon, L’Echelle de Jacob, 2003, « Préface ».

2 Jules et Edmond de Goncourt, Alger. Notes au crayon et autres textes, Paris, Magellan, 2011, p. 35.

3 Ibid. p. 37.

4 François Hartog, Le miroir d’Hérodote, Paris,  Gallimard, 1980, p. 275.

5 Pierre Loti, Aziyadé, Paris, Calmann-Levy, s.d.,  p. 134.

6 Edmond et Jules de Goncourt, Journal , Paris, Robert Laffont, 1989, Tome I p. 1023.

7 Ibid. p. 692.

8 Rachid Boudjedra , « Delacroix : un colonialiste en robe de chambre », Peindre l’Orient, Paris, Zulma, 1996, p. 26.

9 Elie Lambert, Delacroix et les Femmes d’Alger, Paris, H. Laurens, 1937, p. 5.

10 Benjamin-Constant. Merveilles et mirages de l’orientalisme, catalogue d’exposition, Toulouse-Montréal, 2014, p. 252.

11 Eugène Delacroix, Journal, Tome I, Paris, José Corti, 2009, p. 266.

12 Théophile Gautier, Constantinople, Paris, Bartillat, 2008, p. 162.

13 Alexandre Dumas, Adrien Dauzats, Quinze jours au Sinaï , Leipzig, Velhagon & Klasing, 1901, p. 30.

14 Eugène Delacroix,  op. cit., p. 237.

15 Jean Laude, « Peinture pure et/ou avant-garde : Les Orientalismes 1860-1960 », année universitaire 1975-1976, séminaire de 3e Cycle, tapuscrit non publié, p. 119.

16 Théophile Gautier, Voyage en Egypte, Paris, La Boîte à Documents, 1996, p. 42.

17 Jean-Didier Urbain, Au soleil. Naissance de la Méditerranée estivale, Paris, Payot et Rivages,  p. 127.

18 Léon Lagrange, « Du rang des femmes dans les arts », Gazette des Beaux Arts, 1er octobre 1860, p. 35.

19 Ahmet Hamdi Tanpinar, Cinq villes. Istanbul. Bursa. Konya. Erzurum. Ankara, édition française établie, présentée et annotée par Paul Dumont, Paris, Publisud-Unesco, 1995, p. 170.

Bibliographie

Nicolas BOUVIER, « L’usage du monde »,  Œuvres, Paris, Gallimard, Quarto, 2004.

Eugène DELACROIX, Journal, Tome I, Paris, José Corti, 2009.

Orhan PAMUK, Mon nom est Rouge, Paris, Gallimard, 2001.

Christine PELTRE, Femmes ottomanes et dames turques, Saint-Pourçain, Bleu autour, 2014.

Souvenirs du Maroc. Les objets dans la peinture, Dir. Dominique de Font-Réaulx, catalogue d’exposition, Paris, Musée Eugène Delacroix, 2014.

Jean-Didier URBAIN,  Au soleil. Naissance de la Mediterranée estivale, Paris, Payot, 2014.

Numéro de la revue CLIO (40/2014) : « Femmes, Genre , Histoire. Objets et fabrication du genre ».


Christine Peltre est agrégée de Lettres classiques, professeur d’Histoire de l’art contemporain à l’Université de Strasbourg. Principaux ouvrages : Les Orientalistes (Hazan, 1997, Orientalism, Abbeville Press, 1998) ; Théodore Chassériau (Gallimard, 2001) ;  Les arts de l’Islam. Itinéraire d’une redécouverte, (Gallimard, 2006) ; Dictionnaire culturel de l’orientalisme (Hazan , 2008) ; Le Voyage de Grèce. Un atelier en Méditerranée  (Citadelles & Mazenod, 2011) ; Eugène Delacroix, La Matière ardente (Nouvelles éditions Scala, 2012) ; Femmes ottomanes et dames turques (1880-1930) (Saint-Pourçain, Bleu autour, 2014).

1 Comment
  • Rick
    avril 24, 2019

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