par Hélène Thiollet et Florian Oswald
Traditionnellement, l’économie du travail postule que les salaires sont déterminés par l’offre et la demande. Selon cette théorie, à demande constante, l’émigration doit se traduire par une augmentation des salaires dans les pays d’origine (diminution de l’offre de main-d’œuvre). Elle doit aussi entraîner une diminution des salaires dans les pays d’accueil (augmentation de l’offre de main-d’œuvre). Une vision malthusienne de l’économie part également du principe que l’arrivée de main d’œuvre sur un marché de l’emploi contraint laisse certains travailleurs sans emploi ou chasse de leur emploi ceux qui en avaient un. L’opinion selon laquelle l’immigration fait diminuer les salaires des autochtones et génère du chômage est largement répandue.
Cependant une théorie concurrente suggère que les immigrants, consommant dans leur pays de destination, donnent lieu à une augmentation de la demande locale, et/ou que la production locale se développe grâce à cette main-d’œuvre supplémentaire.
Pour départager ces approches, on peut examiner ce que nous disent les données empiriques sur ce qui se passe à des échelles locales.
Certaines études montrent que la courbe des salaires est conforme à ce qu’avance le premier type de théorie : l’immigration entraîne une baisse des salaires de 3 à 4 % pour une augmentation de 10 % des travailleurs d’un groupe de compétences-expériences donné(1)George J. Borjas, « The Labor Demand Curve is Downward Sloping: Reexamining the Impact of Immigration on the Labor Market« , The Quarterly Journal of Economics, November 2003..
Mais toutes les études ne conduisent pas au même résultat : en réalité les économistes ont du mal à déterminer l’impact de la migration sur les salaires ou le chômage, tant dans les pays d’origine que dans les pays d’accueil. Pourquoi cela ?
Les liens de causalité sont difficiles à établir, car les migrants se rendent souvent dans des pays d’accueil où les conditions du marché du travail sont déjà bonnes, voire en progrès. Ainsi, si les salaires ne diminuent pas avec l’arrivée des migrants et si le chômage n’augmente pas, on peut formuler deux hypothèses : soit les conditions du marché en question sont suffisamment bonnes pour qu’il ne soit pas touché par la migration, soit l’amélioration des conditions, déjà en cours sur ce marché, en compense l’impact. Dans tous les cas, il semble que dans un milieu donné le contexte et la dynamique du marché conditionnent l’impact de l’immigration.
Par ailleurs, les résultats varient selon le type de données utilisées (microéconomiques ou macroéconomiques, par exemple), l’échelle prise en compte (urbaine, nationale, internationale), la période considérée (la période et/ou la durée, i.e le court ou le long terme) et le modèle théorique appliqué.
Des données empiriques relatives aux pays de l’OCDE ont récemment montré que l’effet global de l’immigration sur les salaires moyens des autochtones est soit neutre soit légèrement positif et que l’immigration n’a pas d’impact global sur l’emploi des autochtones. Mais ces résultats doivent être affinés : en examinant l’impact différentiel sur la répartition des rémunérations, on observe des effets négatifs pour les travailleurs peu qualifiés et des effets positifs pour les travailleurs hautement qualifiés, et toute baisse des salaires et de l’emploi à court terme est inverse à long terme où l’on constate une hausse des salaires et de l’emploi.
L’exemple du Royaume-Uni sur la période 1983-2000 montre, du point de vue statistique, que l’immigration n’a pas eu d’effets significatifs sur les résultats globaux pour l’emploi des travailleurs nés au Royaume-Uni(2)Christian Dustmann, Tommaso Frattini and Ian Preston, « The Effect of Immigration along the Distribution of Wages« , Review of Economic Studies, 2013.. D’autres études menées au Royaume-Uni et cherchant à mesurer l’évolution du marché du travail liée à la crise économique de 2008, confirment que l’arrivée de migrants n’a pas eu d’impact sur le chômage global des autochtones(3)Paolo Lucchino, Chiara Rosazza Bondibene and Jonathan Portes, »Examining the relationship between immigration and unemployment using National Insurance Number registration data« , NIESR Discussion Paper..
Mais si l’on regarde plus précisément – en se penchant sur la réalité et non simplement sur les statistiques globales – on constate qu’à l’arrivée des immigrants les salaires des travailleurs autochtones les plus pauvres diminuent alors que ceux des travailleurs autochtones moins pauvres s’améliorent. Ce phénomène fait écho à un phénomène important : la qualité de l’emploi des migrants se dégrade considérablement à leur arrivée relativement aux emplois qu’ils occupaient dans leur pays d’origine. Généralement embauchés au-dessous de leur niveau de compétence, ils sont surreprésentés en bas de l’échelle. Un décalage qui explique l’impact sur les salaires des travailleurs autochtones les plus pauvres.
Une autre étude, portant sur une multiplicité de cas(4)George J. Borjas and Joan Monras, 2016, « The Labor Market Consequences of Refugee Supply Shocks« , Working Papers, CEMFI. a confirmé cet effet différencié des afflux de réfugiés sur les salaires ; négatif sur les bas salaires et positif sur les hauts salaires.
D’autres recherches encore(5)Borjas, George J. 2003. “The Labor Demand Curve Is Downward Sloping: Reexamining the Impact of Immigration on the Labor Market.” The Quarterly Journal of Economics 118 ; Borjas, George J. 2017. “The Wage Impact of the Marielitos : A Reappraisal.” ILR Review. ont constaté un effet négatif significatif de l’immigration sur les salaires des autochtones peu qualifiés aux États-Unis.
Enfin des travaux portant sur l’ouverture des frontières suisses aux travailleurs frontaliers – mise en place entre 1999 et 2004 – n’a eu que peu d’impact au niveau national. Ainsi, le nombre d’immigrants ne s’est traduit que par une augmentation de 4 % de la population active sur la période(6)Andreas Beerli & Giovanni Peri, 2015, « The Labor Market Effects of Opening the Border: Evidence from Switzerland, » NBER Working Papers. L’étude montre aussi que cet afflux accru d’immigrants n’a pas eu d’effets agrégés significatifs, mais qu’il a engendré des effets différenciés sur l’échelle des salaires : les travailleurs hautement qualifiés ont bénéficié de salaires plus élevés, tandis que les travailleurs moyennement qualifiés ont perdu leur emploi.
En effet, des controverses récentes ont remis en question le consensus selon lequel l’impact de l’immigration sur les travailleurs autochtones de niveau intermédiaire nés dans le pays est faible.
Ainsi, une étude menée aux États-Unis sur la période 1990-2006, montre que l’immigration a eu un effet légèrement positif sur les salaires des travailleurs autochtones non diplômés de l’enseignement secondaire (entre 0,6 % et +1,7 %) et sur les salaires moyens des autochtones en général (+0,6 %). Parallèlement, on constate sur le long terme une baisse importante (-6,7%) des salaires des anciens immigrants(7)Ottaviano, Gianmarco I. P., and Giovanni Peri. 2012. “Rethinking the Effect of Immigration on Wages”Journal of the European Economic Association 10..
De son côté, une étude réalisée dans les pays de l’OCDE suggère que l’immigration n’a aucun impact sur les salaires des travailleurs peu qualifiés depuis les années 1990, mais l’émigration des pays de l’OCDE a un impact négatif(8)Frédéric Docquier & Çağlar Ozden & Giovanni Peri, 2014. « The Labour Market Effects of Immigration and Emigration in OECD Countries, » Economic Journal, Royal Economic Society.. L’importance des baisses ou des hausses de salaire a été contestée dans les deux cas(9)Clemens, Michael, and Jennifer Hunt. 2017. “The Labor Market Effects of Refugee Waves: Reconciling Conflicting Results.” w23433. Cambridge, MA: National Bureau of Economic Research,.
D’autres études, portant sur des épisodes historiques(10)Les épisodes ayant servi « d’expérience naturelle » pour ces chocs d’immigration sont l’exode de Mariel à Miami en 1980 – Card, 1990 – les travailleurs rapatriés d’Algérie en France après 1962 – Hunt, 1992 – , les Juifs post-soviétiques en Israël entre 1990 et 1994 – Friedberg, 2001 – les réfugiés des Balkans dans 18 pays de l’UE dans les années 1990 – Angrist & Kugler, 2003. et exploitant des données au niveau des villes se sont penchées sur des afflux massifs et soudains de réfugiés ont établi que ces arrivées n’ont pas diminué les salaires(11)« The Impact of Mass Migration on the Israeli Labor Market« , Rachel M. Friedberg, The Quarterly Journal of Economics, nov. 2001., mais ont légèrement augmenté le chômage(12)Joshua D. Angrist and Adriana D. Kugler, « Protective or Counter-Productive? Labour Market Institutions and the Effect of Immigration on EU Natives« , The Economic Journal, Jun., 2003; Hunt, Jennifer. 1992. “The Impact of the 1962 Repatriates from Algeria on the French Labor Market.” Industrial and Labor Relations Review 45.
Pour évaluer si les marchés du travail sont perturbés dans les pays d’accueil, en comprendre les mécanismes et – plus important encore – pendant combien de temps ces effets se sont ressentir, il ne suffit pas de se demander si l’immigration diminue les salaires des autochtones. Il faut chercher à en prendre en compte des dimensions insuffisamment étudiées :
En résumé, les données issues des vagues de réfugiés montrent des effets négatifs à court terme sur les salaires et l’emploi de certains travailleurs autochtones à certaines périodes et dans certains lieux, mais aucun effet à d’autres périodes et dans d’autres lieux, et ne corroborent pas les allégations d’effets négatifs importants, même sur les travailleurs peu qualifiés.
Hélène Thiollet, chargée de recherche CNRS au Centre de recherches internationales étudie les politiques migratoires dans les pays du Sud. Elle s'intéresse particulièrement au Moyen-Orient et à l'Afrique sub-saharienne. Voir ses publications Florian Oswald est professeur assistant au Département d'économie. Ses travaux se situent dans les domaines de l'économie du logement, urbaine, macro et du travail. J'aime aussi réfléchir aux techniques de calcul nécessaires à l'estimation structurelle des modèles microéconométriques. Voir ses publications.
Notes[+]
↑1 | George J. Borjas, « The Labor Demand Curve is Downward Sloping: Reexamining the Impact of Immigration on the Labor Market« , The Quarterly Journal of Economics, November 2003. |
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↑2 | Christian Dustmann, Tommaso Frattini and Ian Preston, « The Effect of Immigration along the Distribution of Wages« , Review of Economic Studies, 2013. |
↑3 | Paolo Lucchino, Chiara Rosazza Bondibene and Jonathan Portes, »Examining the relationship between immigration and unemployment using National Insurance Number registration data« , NIESR Discussion Paper. |
↑4 | George J. Borjas and Joan Monras, 2016, « The Labor Market Consequences of Refugee Supply Shocks« , Working Papers, CEMFI. |
↑5 | Borjas, George J. 2003. “The Labor Demand Curve Is Downward Sloping: Reexamining the Impact of Immigration on the Labor Market.” The Quarterly Journal of Economics 118 ; Borjas, George J. 2017. “The Wage Impact of the Marielitos : A Reappraisal.” ILR Review. |
↑6 | Andreas Beerli & Giovanni Peri, 2015, « The Labor Market Effects of Opening the Border: Evidence from Switzerland, » NBER Working Papers |
↑7 | Ottaviano, Gianmarco I. P., and Giovanni Peri. 2012. “Rethinking the Effect of Immigration on Wages”Journal of the European Economic Association 10. |
↑8 | Frédéric Docquier & Çağlar Ozden & Giovanni Peri, 2014. « The Labour Market Effects of Immigration and Emigration in OECD Countries, » Economic Journal, Royal Economic Society. |
↑9 | Clemens, Michael, and Jennifer Hunt. 2017. “The Labor Market Effects of Refugee Waves: Reconciling Conflicting Results.” w23433. Cambridge, MA: National Bureau of Economic Research, |
↑10 | Les épisodes ayant servi « d’expérience naturelle » pour ces chocs d’immigration sont l’exode de Mariel à Miami en 1980 – Card, 1990 – les travailleurs rapatriés d’Algérie en France après 1962 – Hunt, 1992 – , les Juifs post-soviétiques en Israël entre 1990 et 1994 – Friedberg, 2001 – les réfugiés des Balkans dans 18 pays de l’UE dans les années 1990 – Angrist & Kugler, 2003. |
↑11 | « The Impact of Mass Migration on the Israeli Labor Market« , Rachel M. Friedberg, The Quarterly Journal of Economics, nov. 2001. |
↑12 | Joshua D. Angrist and Adriana D. Kugler, « Protective or Counter-Productive? Labour Market Institutions and the Effect of Immigration on EU Natives« , The Economic Journal, Jun., 2003; Hunt, Jennifer. 1992. “The Impact of the 1962 Repatriates from Algeria on the French Labor Market.” Industrial and Labor Relations Review 45 |
↑13 | Card, David. 2012. « Comment: The Elusive Search for Negative Wage Impacts of Immigration. » Journal of the European Economic Association 10 |
↑14 | Peri, Giovanni. 2007.« Immigrants’ Complementarities and Native Wages: Evidence from California. » w12956. Cambridge, MA: National Bureau of Economic Research |
↑15 | Monras, Joan. 2018. “« Immigration and Wage Dynamics: Evidence from the Mexican Peso Crisis ». CEPR Discussion Paper 13394. |