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L’Occident et l’Europe : entre valeurs et géopolitique

NicoElNino © Shutterstock

par Christian Lequesne, CERI

La petite ville de Sāpânta, au nord-est de la Roumanie, dispose d’un lieu insolite prisé des touristes : son « cimetière joyeux ». Chaque tombe est ornée d’une croix en bois retraçant, à l’aide d’une gravure et d’un poème, la vie des disparus.

Merry Cemetery, Sapanta Village, crédits Richard Mortel, via Flickr CC BY-NC-SA 2.0 Deed

En aout 2023 deux drapeaux y flottent : celui de la Roumanie, et celui de l’OTAN. La municipalité de Sāpânta n’a pas planté ce deuxième fanion par hasard. Sa présence rappelle, à 10 km à peine de l’Ukraine, que la Roumanie appartient à l’Alliance atlantique et donc à l’Occident. Au-delà des monts des Maramures qui marquent la frontière roumano-ukrainienne commence à l’inverse ce que l’écrivain tchèque Milan Kundera, récemment disparu, aurait appelé au temps de la Guerre froide « l’Occident kidnappé »(1)Milan Kundera, L’Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale, Paris, Gallimard, 2021..

Un Occident qui s’assume

Les Français n’ont jamais été très à l’aise avec la notion d’Occident, contrairement aux Américains et aux Britanniques qui n’hésitent pas à revendiquer l’appartenance à un ensemble socialement construit, appelé « The West »(2)Marko Lehti and Christopher Browning, The Struggle for the West. A Divided and Contested Legacy, Abingdon, Taylor and Francis, 2010.. Pendant quarante ans, une majorité des Allemands ont également vécu dans une Allemagne de l’Ouest se différenciant de l’autre Allemagne, communiste et située à l’est. Pour beaucoup de Français, l’Occident apparait comme un concept géopolitique suspect pour deux raisons : il exprime une forme de soumission de l’Europe aux États-Unis et il incarne une entreprise paternaliste de diffusion de valeurs vers le sud. Ce sont précisément ces valeurs d’appartenance à la démocratie libérale que revendiquent aujourd’hui les Ukrainiens, par opposition à un contremodèle autoritaire qu’ils considèrent être celui de la Russie impériale.

La guerre en Ukraine a remis en scène la notion d’Occident, d’abord en raison des aspirations du peuple ukrainien, mais aussi de l’alliance entre les États-Unis et l’Europe en matière d’aide militaire et économique apportée à Kiev. Sans Washington, aujourd’hui dirigé par un président, Joe Biden, conciliant avec l’Europe, l’Ukraine n’aurait pas pu résister, comme elle le fait aux desseins annexionnistes de Vladimir Poutine. Ce qui ne veut pas dire que l’Europe n’a pas pris sa part de soutien à l’Ukraine. L’utilisation des « Facilités de paix » de l’Union européenne pour livrer des armes, mais aussi l’engagement des États membres pour financer des avions et des chars, et encore l’accueil des réfugiés, ont été remarquables(3)Thierry Chopin et Christian Lequesne, « L’Union européenne dans un continent en guerre”, Politique étrangère, n°3, 2022, pp. 75-87.. Il n’empêche que l’Europe seule ne serait pas parvenue à faire de l’Ukraine un pays aussi combattant. Mais au-delà de l’efficacité de l’OTAN, le retour du Danemark dans la politique de sécurité et de défense commune de l’UE et surtout l’engagement matériel des États européens ont été des déclics pour reconsidérer leurs propres capacités diplomatiques et militaires. Derrière cette prise de conscience, il y a bien entendu la préservation d’un modèle politique normatif qui est celui de la démocratie. Un système imparfait, qui a ses divergences et ses leaders illibéraux (comme Donald Trump et Viktor Orban), mais qui n’empoisonne ni n’organise des accidents d’avion pour se débarrasser des opposants.

Un Occident contesté

Russia-Africa Summit, Sotchi, 2019. Crédits : Gouvernement d’Afrique du Sud, via Flickr, CC BY-ND 2.0 Deed

Le paradoxe est toutefois que ce retour concret de l’Occident sur fond de guerre en Ukraine s’opère à un moment où son universalisme historique est remis en cause partout dans le monde, que ce soit en Chine, en Inde, et bien entendu en Afrique. Vladimir Poutine l’a parfaitement compris et sait instrumentaliser la méfiance des pays du Sud envers un Occident, composé d’ex- puissances coloniales. Dans les manifestations des jeunes Nigériens ou Burkinabés contre la France, sur fond de drapeau de la Fédération de Russie, il y a d’abord ce qu’Achille Mbembé appelle un « néo-souverainisme » dénonçant la présence, en particulier militaire, de l’ancienne puissance coloniale. La jeunesse africaine exprime le rejet de la présence historique de l’Occident dans leur pays, mais aussi dans le monde. Il n’a par ailleurs échappé à personne que la Chine, l’Inde ou encore le Brésil n’ont pas pris fait et cause pour la politique occidentale de sanctions contre la Russie ou pour la victoire de Kiev sur Moscou. Le sommet du G20 de New Delhi, en septembre 2023, est venu le rappeler en refusant d’accréditer dans sa déclaration finale le souhait d’une défaite de la Russie. Cet Occident auquel aspirent tant les Ukrainiens se révèle donc fragile quand on quitte les frontières mouvementées de l’Europe centrale pour regarder le monde dans sa globalité.

Une nécessaire relecture de l’Europe dans le monde

Pour l’Union européenne, ces réalités ont quatre conséquences pour sa position diplomatique globale et sa place dans le monde.

Premièrement, l’Union européenne continue à considérer la relation transatlantique fondamentale pour la sécurité du monde tout en s’obligeant à réfléchir constamment à sa marge de manœuvre par rapport aux États-Unis. Il ne fait pas de doute que l’Europe partage avec la puissance nord-américaine des valeurs de démocratie et de liberté. Elle partage, par la même occasion, le risque de voir ces valeurs remises en cause par le populisme illibéral. Mais diplomatiquement, l’Europe n’abandonne pas l’idée de construire sa propre capacité de diplomatie et de sécurité. Elle s’y penche d’autant plus qu’une incertitude plane sur qui gouvernera à Washington demain. Joe Biden est actuellement un « bon » président pour l’Europe. Le retour de Donald Trump, ou l’arrivée au pouvoir d’un leader populiste de la même nature changeraient la donne du tout au tout.

Deuxièmement, l’Europe est soucieuse de ne pas se laisser embarquer dans une politique à l’égard de la Chine qui serait simplement le suivisme de la politique américaine. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, l’a bien exprimé dans son discours sur l’état de l’Union du 12 septembre 2023 : « Réduction des risques à l’égard de Pékin, mais pas de découplage ! »(4)Ursula Von der Leyen, Discours sur l’état de l’Union européenne, 2023.. Il faut cependant noter que les États européens ne sont pas tous sur la même ligne : ceux qui misent beaucoup sur la relation transatlantique pour assurer leur sécurité face à la Russie (les Polonais, les Baltes) sont aussi tentés par la ligne dure actuelle des États-Unis à l’égard de la Chine(5)Earl Wang, « EU’s paradigm shift toward the rise of China », IRSEM research paper, avril 2022..

Troisièmement, l’Europe comprend qu’il lui faut regarder davantage les pays du Sud qui estiment ne pas avoir la place qu’ils méritent dans le système international. L’UE cherche ainsi à entretenir de bonnes relations avec des puissances comme le Brésil et l’Inde. Au Brésil, le président Lula a certainement plus de sympathie pour les valeurs de l’Occident que pour celles de Poutine en Ukraine. Il refuse cependant d’exprimer tout alignement, voulant inscrire un nouveau non-alignement(6)« The nonaligned World« , Foreign Affairs, Volume 102, N° 3, May/June 2023. dans l’ordre international et se tenant prêt à orchestrer une éventuelle médiation de paix. L’Inde de Narendra Modi ne souhaite pas non plus que les États-Unis et l’Europe soient trop faibles, voulant éviter un face-à-face entre elle et la Chine. L’Europe n’a donc aucun intérêt à s’éloigner de l’Inde, sans ignorer toutefois l’intolérance du suprémacisme hindou porté par Modi.

Source : European Institute for International Law and International Relations, EU-Africa relations – long-awaited enhanced cooperation?

Enfin, l’Europe comprend de plus en plus l’importance d’un partenariat stratégique avec une Afrique qui fait partie de son voisinage. Une fois encore, Ursula von der Leyen en a suggéré l’importance dans son Discours sur l’état de l’Union. Mais comment faire en sorte que l’annonce prenne un tour concret pour les diplomaties des États européens ? La première mesure consisterait à ne plus considérer l’Afrique comme un simple glacis sécuritaire. Une limite majeure de la politique étrangère de la France des vingt dernières années fut cette priorité de considérer l’Afrique essentiellement comme un continent où envoyer des troupes pour garantir la sécurité de l’Europe, notamment contre la menace terroriste. Aucun esprit raisonnable ne peut nier l’existence d’un risque djihadiste au Sahel. Mais la seule rationalité sécuritaire est insuffisante. Il faut offrir des perspectives aux sociétés africaines et notamment à leurs jeunesses. Les politiques sécuritaires en matière migratoire, alors même que l’Europe a un besoin crucial de main-d’œuvre, créent des ressentiments considérables parmi la jeunesse qui manifeste dans les rues de Bamako ou Niamey. Par ailleurs, le soutien à des présidents autoritaires organisant des pseudo-élections, au motif qu’ils sont loyaux avec l’Europe, s’avère une grave erreur stratégique. L’un de ses résultats étant que les jeunes africains ne croient plus à l’essence même de la démocratie que sont les élections et sont prêts à accorder leur confiance à des militaires putschistes.

Pour ce qui est des valeurs, l’Occident n’est pas une fiction. En tout cas, elle ne l’est pas pour un Ukrainien. Il s’agit d’un construit social normatif qui continue d’incarner la démocratie libérale dans les relations internationales. L’Europe fait partie de l’Occident. Elle en défend les valeurs avec les États-Unis, principal motif de sa volonté de voir la Russie battue dans sa conquête de l’Ukraine. Ceux qui soutiennent que Vladimir Poutine agirait ainsi en Ukraine, parce qu’il aurait été humilié par l’Occident, mettent à profit des raccourcis de l’histoire. Poutine n’a jamais eu besoin de se sentir humilié pour être convaincu que les Ukrainiens ne peuvent pas prétendre à leur propre souveraineté.

Pour une voie européenne

Partie de l’Occident, l’Europe doit penser à sa propre diplomatie qui doit être complémentaire et non simplement dépendante des États-Unis. Elle doit le faire dans un monde où la remise en cause de la puissance historique de l’Occident est une réalité. L’Europe doit dès lors écouter particulièrement la Chine et les puissances du Sud, sans renoncer au modèle normatif de la démocratie et de la liberté. Si Taïwan est envahi demain, il appartiendra aussi à l’Europe de prendre ses responsabilités au-delà de simples déclarations de regret, car personne ne peut priver la société taïwanaise du droit de partager avec l’Occident les mêmes valeurs.

Christian Lequesne, professeur de science politique, est ancien directeur du CERI. Il a été aussi du CEFRES à Prague et Sciences Po –LSE Alliance Professor à la London School of Economics. Depuis trente ans, il publie régulièrement sur la politique de l’Union européenne et les pratiques de la diplomatie. Son prochain livre « Le Diplomate et l’Expat » consacré au rapport entre la diplomatie et les Français de l’Etranger paraitra en mars 2024 chez CNRS Editions.

 

Notes

Notes
1 Milan Kundera, L’Occident kidnappé ou la tragédie de l’Europe centrale, Paris, Gallimard, 2021.
2 Marko Lehti and Christopher Browning, The Struggle for the West. A Divided and Contested Legacy, Abingdon, Taylor and Francis, 2010.
3 Thierry Chopin et Christian Lequesne, « L’Union européenne dans un continent en guerre”, Politique étrangère, n°3, 2022, pp. 75-87.
4 Ursula Von der Leyen, Discours sur l’état de l’Union européenne, 2023.
5 Earl Wang, « EU’s paradigm shift toward the rise of China », IRSEM research paper, avril 2022.
6 « The nonaligned World« , Foreign Affairs, Volume 102, N° 3, May/June 2023.