par Florence Faucher
Une coiffe blonde, une ascension rapide liée à la polarisation politique et une capacité à ne pas s’encombrer de faits objectifs: Boris Johnson, surnommé Boris ou BoJo, a fréquemment été comparé à Donald Trump, dont il a été, jusqu’en octobre 2020, un fervent supporteur. Mais ces points d’attache suffisent-ils à faire de Johnson un dirigeant populiste ? Est-il à la tête d’un mouvement populiste ? La démocratie britannique est-elle menacée ?
Le populisme se définit par l’opposition entre le peuple et les élites. Un leader populiste, quelles que soient ses origines sociales, doit parvenir à se présenter comme un homme du peuple, dans lequel l’électeur ordinaire peut se reconnaître et se projeter. Loin d’être nouveau,c’est en réalité un trait que la plupart des dirigeants s’efforcent de mettre en avant en démocratie.
BoJo correspond parfaitement à ce profil. Cultivant le style de l’homme ordinaire depuis longtemps : il s’exprime simplement, directement, avec humour. Il se présente sans manière ; systématiquement « mal fagoté », il arbore sans complexe un certain embonpoint. Il cherche l’attention médiatique en se mettant constamment en scène, dans des costumes ou des postures ridicules. Il se déguise pour incarner les travailleurs qu’il rencontre. Pourtant, il vient de l’élite européenne internationalisée (après un passage à la Banque mondiale, son père devient haut fonctionnaire européen). De par son éducation (dans une école internationale de Bruxelles, à Eton et à Oxford), il incarne à la perfection l’élite anglaise. Dès ses débuts professionnels de journaliste, Il se fait connaître par ses bons mots et sa capacité à tourner les informations en anecdotes accrocheuses au prix d’arrangements avec les faits. Ses traits d’humour au détriment de l’Union européenne font mouche et certainement contribué à la banalisation de l’euroscepticisme. Il est aussi connu pour avoir menti à ses employeurs (ce qui lui a valu deux licenciements pour avoir inventé des citations et nier avoir eu une « affaire ») et au public.
Au fil du temps, il perfectionne son personnage en participant à des programmes télévisés, humoristiques ou sur l’histoire – il publie même une biographie remarquée de Churchill en 2014. Il acquiert dès lors une notoriété qu’il utilise pour se faire élire, d’abord comme parlementaire de 2001 à 2008, puis de nouveau à partir de 2015, mais surtout comme maire de Londres (2008-2016). Ses frasques et son bilan politique mitigé dans la capitale n’ entament pas sa popularité. Après de longues hésitations, il finit par s’engager pour le Brexit. Il en a sans doute été le meilleur avocat, enthousiasmant les foules par ses harangues contre les élites, assurant que le National Health Service serait mieux financé une fois sortis de l’Europe et ses promesses de reprendre contrôle sur le destin britannique. Tirant son inspiration du slogan de Donald Trump, dont il a vanté les mérites à maintes reprises, il fait campagne en 2019 sur la promesse « make Britain great again ! ». BoJo a su construire un personnage familier, distinct des élites classiques, et mettre les médias de masse au service de son ambition enfantine « être roi du monde ».
Les leaders populistes sont peu de choses sans les mouvements qui les portent. Qu’en est-il de Johnson ? Le parti conservateur, qui a dominé très largement la vie parlementaire britannique depuis le 19ème siècle, n’est pas connu pour son populisme mais plutôt pour son élitisme, même si au cours de son histoire il a ponctuellement commis des écarts populistes à visées électorales. On pense par exemple à Margaret Thatcher posant comme ménagère raisonnable ; « au sens commun » défendu par John Major ; plus récemment aux attaques de Theresa May contre les parlementaires en 2019 ou encore aux campagnes électorales jouant avec des symboles controversés mais difficilement attaquables (on parle de « dog whistle politics »).
L’arrivée de Johnson sa tête nécessite donc d’être décrypté d’autant plus que, durant la campagne électorale de 2019, les équipes conservatrices gagnantes du référendum de 2016, ne s’étaient pas privées de cibler d’anciens bastions travaillistes ayant voté pour le Brexit et promis de réduire les inégalités régionales.
Pour comprendre le penchant populiste des équipes qui, avec BoJo, prennent les rênes du groupe parlementaire conservateur en juillet 2019, puis du gouvernement, il faut revenir à la campagne référendaire autour du Brexit trois ans auparavant. Deux groupes distincts et autonomes militent alors pour quitter l’Union européenne. Nigel Farage, membre du Parlement européen, souverainiste, dont le populisme n’est guère discuté, mène un premier groupe, radical, mettant l’accent sur l’immigration et le contrôle des frontières. Il s’appuie sur le parti UK Independence Party (UKIP) qui exerce depuis la fin des années 1990 une pression électorale et idéologique croissante sur la droite du parti conservateur et dont il a pris la direction en 2006 . C’est d’ailleurs pour s’affranchir de cette menace que Cameron propose en 2013 d’organiser un référendum, s’il est élu en 2015. Il tient sa promesse en 2016 mais pêche par excès de confiance et laisse les membres de son parti, et en particulier de son Cabinet la liberté de choisir leur camp.
Un second groupe est constitué d’une coalition d’anti-européens issus principalement du parti conservateur. Johnson se déclare pour le Brexit en février 2016 à la surprise générale La rumeur veut qu’il cherche à poser ses marques pour la succession annoncée de Cameron, sans qu’il n’anticipe, ni ne souhaite la victoire du Brexit. BoJo met tous ses talents de tribun au service de sa cause. Acteur phare de la scène politique, dont il maîtrise les codes et les ressources, il partage avec les chauds partisans du Brexit une conviction que tout est permis pour gagner. C’est la première campagne considérée comme appartenant à l’ère de la « post-vérité » : les faits ne comptent pas, les arguments clivants sont utilisés pour stimuler les affects et mobiliser l’électorat.
La question européenne divise les conservateurs depuis le discours de Bruges de Margaret Thatcher en 1988 puis le traité de Maastricht en 1992. L’existence d’une mouvance souverainiste entame l’assise électorale du parti. Ne pouvant remporter de majorité aux Communes (depuis 1997), les leaders conservateurs successifs apparaissent structurellement affaiblis. Plusieurs l’ont instrumentalisé: en 2001, William Hague fait campagne pour « sauver la livre sterling » ; son successeur Iain Duncan Smith est un eurosceptique de la première heure ; sous le leadership de Cameron les eurodéputés conservateurs quittent le parti populaire européen pour un groupe eurosceptique de droite. L’ascension récente de Johnson est liée à la mobilisation de ces courants anti-européens d’abord aux marges du parti, avec UKIP, puis en s’appuyant sur les europhobes au sein du parti lui-même. Pourtant, au lendemain du référendum , les vainqueurs, désarçonnés, rejettent le leadership de Johnson.
Pour éviter la prise du pouvoir par les radicaux anti-européens en 2016, les élites conservatrices adoubent Theresa May, seule candidate déclarée au poste de Premier Ministre. Un vote des adhérents est évité, vote qui aurait probablement conduit à une victoire de BoJo. Parmi les conservateurs partisans du Brexit, il est la personnalité la plus connue, la plus charismatique. Pour limiter son pouvoir de nuisance, May en fait son ministre des affaires étrangères, poste qu’il quitte à l’été 2018, pour reprendre le leadership informel des Brexiters les plus durs, sans pour autant adhérer à leur groupe.
Cette ascension s’explique donc aussi par la popularité de Johnson au sein même du parti conservateur. Les enquêtes montrent que la base adhérente du parti, dont le nombre a fortement décliné, se radicalise peu à peu . Cette base, historiquement âgée, attachée à l’imaginaire de l’Empire britannique et au souvenir de la Deuxième Guerre mondiale, se positionne plus à droite que ses députés. Acquise au Brexit, puis à l’intransigeance dans les négociations, elle rejette la libre circulation, exigeant la sortie du marché unique. D’une façon générale, les thématiques populistes (nationalisme anglais, souverainisme, xénophobie, ressentiment économique et social, rejet des intellectuels et de l’expertise) sont instrumentalisées par les conservateurs partisans du Brexit. Une stratégie à mettre en regard avec les politiques d’austérité menées par les gouvernements de Cameron, largement responsables du désarroi qui accélère le rejet du politique par des populations paupérisées et qui se sentent abandonnées. Pour le parti conservateur, dont l’obsession est de reconquérir le pouvoir, les arguments populistes sont acceptables s’ils sont efficaces et un bon leader est un leader qui gagne.
Les réformes néo travaillistes, puis la crise économique globale et les politiques d’austérité menées par les gouvernements de David Cameron ont creusé les inégalités, activé des tensions sociales et créé un mouvement d’opinion favorable à la propagation des thèses populistes qui se traduit depuis des années par un rejet croissant des partis parlementaires. Le référendum de 2016 en fut simplement un symptôme de plus : le débat creuse des divisions politiques profondes qui traversaient t toutes les familles, jusqu’aux groupes parlementaires réputés pour être disciplinés. Theresa May dissout la Chambre des Communes au printemps 2017 en escomptant une majorité plus solide que celle dont elle avait hérité. Or elle la perd. Pressurisée par les Brexiters dont BoJo, elle mène des négociations chaotiques avec les Européens, se montrant incapable de construire un consensus sur les objectifs et les modalités de la séparation. Les deux partis dominants à Westminster sont divisés, à la merci des dissidents, des factions et des petits partis. Le chaos finit par acculer Theresa May à la démission en juin 2019 mais les déchirements se poursuivent après la prise de fonction de BoJo.
On pourrait considérer que le mélodrame qui se joue à chaque débat et chaque vote à Westminster reflète la vitalité du débat politique mais l’opinion publique est également fracturée et de plus en plus remontée contre sa classe politique. BoJo a donc l’idée – ou elle est soufflée par son conseiller Dominic Cummings – et fait le choix de suspendre les procédures parlementaires et d’expulser du parti les députés conservateurs modérés. Il espère ainsi imposer sa ligne sur le parti, sur le Parlement, sur le Brexit. Un stratagème qui échoue, les institutions judiciaires intervenant pour annuler ce que l’opposition dénonce comme un coup institutionnel. Mais en jouant du désarroi travailliste, alors également divisé et dirigé par Jeremy Corbyn, aux accents populistes, BoJo obtient le pouvoir d’organiser des élections législatives anticipées. Un coup de maître qui lui assure une majorité importante avec un parti conservateur purgé des modérés. Les jeunes élus, qui lui doivent beaucoup, représentent des circonscriptions populaires, pro Brexit, longtemps travaillistes avant de devenir abstentionnistes. Désormais à l’abri des dissensions internes et des compromis, il peuple son Cabinet d’inconnus aux compétences discutées mais fidèles. Rien ne s’oppose plus à un règne sans partage.
BoJo pourrait-il profiter d’institutions, autrefois critiquées comme une « dictature des urnes » (grâce au mode de scrutin et au bipartisme parlementaire) pour transformer le régime. Le pire n’est pas sûr. À présent que le Royaume a retrouvé son « indépendance », le programme apparait assez flou, libéral économiquement autant que socialement. BoJo a-t-il les moyens de durer ? La position des dirigeants conservateurs s’avère moins solide qu’il n’y paraît car ils sont liés à trois forces différentes : l’électorat, les adhérents conservateurs mais aussi les élites conservatrices et économiques, qui ont poussé bien de ses prédécesseurs à la démission. La crise sanitaire permet de détourner l’attention des conséquences, notamment économiques, du Brexit et après le fiasco de la gestion de la première année de pandémie, BoJo bénéficie des succès de sa stratégie vaccinale. Pour autant, son programme se révèle ni novateur ni radical, et le système de Westminster, centré sur le grand Londres et le Sud-Est, est depuis des générations bien contrôlé par le parti Conservateur. A contrario, Boris Johnson, seul dirigeant politique avec une certain charisme, devient aussi le seul susceptible de mener le parti conservateur à d’autres victoires électorales en mobilisant les citoyens désenchantés ayant soutenu Brexit. Étrangement, la désunion du Royaume (menace d’indépendance écossaise , statut complexe de l’Irlande du Nord), si elle se concrétise pourrait conforter la domination des conservateurs. Mais pour cela il faudra traverser la pandémie et espérer que les conséquences économiques de la sortie de l’Union européenne, notamment sur la dégradation des termes des échanges, soient attribuées à d’autres qu’au vainqueur du référendum de 2016.
Florence Faucher est professeure à Sciences Po au Centre d’études européennes et de politique comparée (CEE). Ses recherches portent sur les rapports au politique et la manière dont les formes du militantisme ont changé depuis 30 ans, notamment en France et au Royaume-Uni.