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Aux origines de l’assistance sociale : aider et contrôler

« Un aperçu de mes fils » : le Foyer de Soulins à Brunoy (1931) - Marie-Thérèse Vieillot : assistante sociale (1920-1951)

Service social de l’enfance en danger moral, 1932. Source : archives privées du SSE Olga Spitzer

Agrégée d’histoire et jeune docteure de Sciences Po, Lola Zappi a vu sa thèse couronnée par le prix de la Chancellerie et le prix du Comité d’histoire de la sécurité sociale.
Consacrée à la naissance des services sociaux et du travail social dans l’entre-deux-guerres, sa recherche effectue un aller-retour entre une histoire institutionnelle et sociale et des récits individuels.
Fondé sur un corpus de dossiers du Service Social de l’Enfance, agissant pour le compte du tribunal pour enfants, ce travail met à jour les tensions entre la volonté d’aider et celle de contrôler, entre les intentions et les résultats. Enfin, en analysant l’institutionnalisation des services sociaux dans les années 1930, il expose ce que furent les ambitions et les limites de l’État social en construction. Interview.

Pourquoi avoir embrassé un parcours de recherche après votre master en affaires publiques ?

Lola Zappi : Avant de m’engager dans le master de l’École des affaires publiques, j’avais tout d’abord envisagé d’effectuer un master de recherche en histoire. Mais je n’étais pas sure de vouloir embrasser une carrière académique, d’autant que je savais que passer l’agrégation et obtenir un contrat doctoral serait difficile ! J’avais finalement opté pour une solution hybride : un master en affaires publiques doublé d’un parcours en histoire, en remplaçant le stage par un mémoire de recherche.

Louise Weiss, manifestation de « suffragettes », mai 1935. © Domaine public

C’est cette expérience qui m’a convaincue : pour réaliser mon mémoire qui portait sur des militantes féministes au début du 20e siècle, je me suis appuyée sur un corpus de plusieurs centaines de lettres échangées entre elles. C’est ce travail qui m’a fait découvrir et donné le gout des archives : c’était très émouvant d’avoir accès à ces correspondances qui racontaient les temps de lutte, mais aussi les sociabilités entre femmes, la vie quotidienne à Paris au début des années 1900, etc. J’ai réalisé que la discipline historique, plus encore que la sociologie sur laquelle je m’appuie aussi, permet une analyse fine de ces trajectoires de vie : sans modélisation, sans idéaux types, avec un vrai souci de ne pas trahir les sources et de prêter sans cesse attention au contexte. Je crois que l’humilité de cette discipline, le côté “travail de fourmi”, font partie des éléments qui m’ont décidée à poursuivre la recherche.

Vous avez travaillé sur les assistantes sociales et les familles assistées dans l’entre-deux-guerres. Pourquoi ce sujet ?

Madeleine Delbrêl (1904-1964), assistante sociale. © Amis de Madeleine Delbrêl, travaux sur photos J.Faujour.

Lola Zappi : J’ai voulu allier mon intérêt pour les politiques publiques avec une démarche d’histoire sociale, en me demandant comment ces politiques agissent sur les individus. Plus exactement, j’ai voulu comprendre comment avaient émergé les services sociaux dans l’entre-deux-guerres et quelle était la nature de la relation d’assistance liant les travailleuses sociales aux personnes assistées. Ce sujet a pu voir le jour grâce à la découverte d’un corpus d’archives hors du commun : les dossiers d’enquêtes et de suivi du Service Social de l’Enfance, un organisme privé d’assistantes sociales missionné pour prendre en charge les familles déférées devant le Tribunal pour enfants du département de la Seine (qui englobe à l’époque Paris et sa banlieue).
Par la suite, j’ai pu étudier les dossiers d’étudiantes des écoles d’assistantes sociales de l’entre-deux-guerres. Le métier d’assistante sociale apparait pour la première fois à cette époque : j’avais sous les yeux les premières générations de femmes ayant exercé cette profession. J’ai cherché dans ma thèse à tenir dans un même ensemble une histoire de l’institution – qu’est-ce que les services sociaux ? -, et une histoire aux dimensions sociales et humaines, celle des assistantes sociales et des personnes assistées.

Quels sont les points saillants de votre thèse ?

Lola Zappi : Ce que j’y montre est que les services sociaux s’institutionnalisent à une période où l’on cherche à rationaliser l’action sociale tout en luttant contre les « fléaux sociaux », comme la tuberculose, l’alcoolisme, et la pauvreté endémique. La volonté de contrôler le mode de vie des familles de classes populaires exposées à ces risques est importante et la prise en charge des assistantes sociales s’apparente à une forme de tutelle.

« Un aperçu de mes fils » : le Foyer de Soulins à Brunoy (1931) – Marie-Thérèse Vieillot : assistante sociale (1920-1951)

Cela n’est d’ailleurs pas sans décontenancer les jeunes femmes qui se tournent vers la profession d’assistante : issues de la bourgeoisie et souvent imprégnées de valeurs chrétiennes, elles cherchent avant tout à être les « amies » des familles populaires avant de se rendre compte que leur métier implique aussi une part de surveillance et de contrôle. Les services sociaux n’ont cependant pas un pouvoir de contrôle absolu et les personnes assistées, y compris dans le domaine très spécifique de la protection judiciaire de la jeunesse, parviennent à conserver une certaine liberté. Dans tous les cas, la relation entre les assistantes sociales des familles qu’elles encadrent est marquée par une distance importante.

Quelles étaient les principales missions de ces assistantes ?

Lola Zappi : Les assistantes du Service Social de l’Enfance sont en quelque sorte, les ancêtres des éducateurs spécialisés. Cela se traduisait par une prise en charge particulièrement coercitive : lorsqu’elles étaient chargées de suivre un enfant, qu’il s’agisse d’un délinquant ou d’un enfant “en danger”, leur première action consistait à les placer en dehors de son foyer familial. Ces placements concernent plus d’un dossier sur deux. Ensuite, leurs actions s’orientaient principalement vers des missions de surveillance morale de l’enfant (contrer l’indiscipline, les mauvaises fréquentations, etc.), mais aussi beaucoup d’orientation professionnelle. L’entre-deux-guerres est une période où la question de l’apprentissage des jeunes était cruciale pour les pouvoirs publics comme pour la philanthropie privée.

Enfants ouvriers photographiés par Lewis Hine en 1911. © Everett Collection, Shutterstock

Mais cette logique d’investir dans la formation professionnelle des jeunes s’opposait le plus souvent à la volonté des familles : celles qui étaient sous la tutelle du Service Social de l’Enfance étaient des foyers pauvre souhaitant que leur enfant travaille le plus tôt possible afin qu’il contribue au budget familial. Seules quelques familles, soit parce qu’elles étaient plus aisées, soit parce que la charge de l’adolescent au sein du foyer familial était trop lourde, étaient favorables aux placements dans des instituts de formation professionnelle.

Il y avait-il d’autres types d’obstacles qu’il leur fallait surmonter ?

Lola Zappi : Oui, car elles manquaient d’outils juridiques pour imposer leurs décisions, notamment en matière de placement. Ce qu’on observe dans les dossiers, c’est que les familles se conformaient à cette décision pendant les premiers mois, sans doute car le souvenir du tribunal continuait de peser comme une menace symbolique. Mais j’ai constaté qu’en moyenne les placements ne duraient qu’un an et demi ; de nombreux parents finissant par reprendre leurs enfants malgré la désapprobation de l’assistante.
Enfin, l’intrusion des assistantes sociales dans la vie même du foyer familial était ce qu’il y avait de plus mal perçu par les familles. J’ai observé de nombreuses stratégies d’évitement (ne pas être à son domicile le jour de la visite, ne plus donner signe de vie, voire manifester ouvertement son hostilité) pour essayer de conserver une forme d’intimité et d’autonomie.

Vous soulignez aussi des tensions entre les intentions et leurs effets…

Lola Zappi : C’est vrai. On assiste dans l’entre-deux-guerres à une naissance de l’État social très paradoxale : alors que les élites réformatrices souhaitaient mieux intégrer les populations ouvrières à la société. Mais en réalité, leurs actions ont contribué à figer un fossé entre les institutions de prise en charge des classes populaires et ces dernières. Pour autant, cela ne signifie pas que les familles concernées refusaient en bloc l’intervention des services sociaux : elles n’hésitaient pas à mobiliser les ressources financières et matérielles, voire éducatives, qu’ils proposaient. À l’échelle parisienne, j’ai notamment observé l’importance cruciale qu’ont pris les services sociaux dans les années 1930 pour des familles confrontées à la crise économique et au chômage.

Albert Anker, La soupe des pauvres à Ins II, 1893. © Musée des Beaux-Arts de Berne

Vous êtes désormais docteure en histoire. Quels sont vos projets ?

Lola Zappi : En ce qui concerne mes projets de recherche, je commence un travail sur les services sociaux dans les milieux ruraux au 20e siècle. Je me suis en effet rendu compte avec ma thèse que l’histoire de la protection sociale reste très focalisée sur les villes, voire sur la seule capitale ; nous ignorons tout des figures de la pauvreté en milieu rural et des formes de sa prise en charge. Je souhaite par ce projet mieux mettre en valeur l’histoire des territoires ruraux et mettre à jour qui ont été les laissés-pour-compte de la modernisation économique rurale au 20e siècle.

Propos recueillis par Violette Toye, PRESAGE

Lola Zappi est actuellement postdoctorante au Centre de Recherches de l’Institut de Démographie de l’université Paris 1 (Labex iPOPS), chercheuse associée au Centre d’histoire de Sciences Po (CHSP) et professeure agrégée d’histoire. En savoir plus.