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10.10.2022

Droit, justice et féminisme : où en est-on 5 ans après #MeToo ?

Samedi 15 octobre 2022, la Fondation des Femmes et le Programme de recherche et d’enseignement des savoirs sur le genre (PRESAGE) de Sciences Po organisent une journée de réflexion sur le droit et la justice au prisme des féminismes avec des praticiennes du droit (juges, avocates de la Force Juridique de la Fondation des Femmes), chercheuses, militantes féministes et représentantes politiques et institutionnelles. Entretien avec Marie Mercat-Bruns, professeure affiliée à l'École de droit de Sciences Po et coordinatrice scientifique de ce Colloque.

Ce Colloque est organisé 5 ans après le développement du mouvement #MeToo. Pourquoi faire un point d’étape maintenant ?

Il y a 5 ans, le mouvement #MeToo a eu un impact transnational et intergénérationnel dans toutes les sphères de la vie (emploi, éducation, politique, santé…) en raison de sa dimension numérique qui a permis cette résonance. Il a enclenché une prise de conscience de l’ampleur du phénomène systémique des violences sexistes et sexuelles, et l’a rendu visible en donnant une plateforme pour la parole des femmes, en majorité. En France, le mouvement a été derrière l’impulsion du gouvernement d’ériger l’égalité femmes hommes comme cause nationale et de mener des plans d’actions. S’en est suivie une série d’évolutions législatives et d’actions sur le terrain qui ont donné l’impression qu’un combat plus transversal se mettait enfin en route pour permettre de prévenir, traiter ces violences sur le plan individuel et institutionnel et sanctionner efficacement les auteurs.

Hélas, comme le relate le Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes, on constate : une hausse des violences sexuelles de 33% ; des plaintes déposées par moins de 10% des victimes ; 80% de plaintes classées sans suite dont seulement 1% aboutissent à une condamnation pénale. Selon une étude de 2020 de l'Observatoire national des violences faites aux femmes, en moyenne au cours d’une année, 94 000 femmes âgées de 18 à 75 ans sont victimes de viols et/ou de tentatives de viol. Dans 91% des cas, ces agressions ont été perpétrées par une personne connue de la victime. Dans 47 % des cas, c’est le conjoint ou l’ex-conjoint qui est l’auteur des faits. On note aussi une diminution de 40% des condamnations pénales pour viol. Le harcèlement sexuel, notamment au travail perdure : de 2017 à 2019, une étude a été réalisée par l’Organisation internationale du travail sur 4,5 millions de salariés français. Elle a révélé que 52 % des femmes et 27 % des hommes ont été victimes de harcèlement sexuel au travail. 72 % des femmes victimes se sont confiées à un proche, et seulement 4 % ont porté plainte. Les victimes et leurs collègues relatent des effets néfastes sur l’environnement de travail.

Ces chiffres et observations révèlent que le mouvement #MeToo a servi de catalyseur pour faire entrer dans le débat les violences sexuelles et sexistes mais que la révélation croissante des faits par les victimes n’est pas prise en compte de façon adéquate pour faire évoluer sa prise en charge au pénal mais également au civil.

Il semble urgent de faire un bilan de ces défis et des insuffisances dans la mise en œuvre du droit pour que cet espace de visibilité qu’a offert #MeToo ne soit pas suivi d’un découragement des victimes de s’exprimer, de saisir des instances et la justice car elles risquent également de s’exposer. En effet, après #MeToo, ont surgi également des résistances au mouvement sous la forme d’actions en diffamation notamment. Ce “retour de bâton” a pu varier, par exemple, selon les pays et les secteurs professionnels. Un bilan permet aussi de revenir à la fois sur les non-dits ou l’inaction face aux violences sexistes et sexuelles : les femmes ou les hommes qui n’ont pas pu ou pas voulu saisir cette occasion de libération de la parole pour de multiples raisons, notamment économiques, sociales. Un bilan permet aussi de réfléchir, au-delà du droit, aux moyens logistiques (formation par exemple) et financiers accordés pour faire face à la complexité de ce problème aux multiples facettes.

La recherche a-t-elle eu le temps de 'mesurer' et d’appréhender les conséquences de #MeToo en seulement 5 ans ?

Cela fait un certain temps, bien avant #MeToo, que des études juridiques, historiques, sociologiques, médicales, philosophiques et en sciences politiques s’intéressent aux rapports entre les femmes et la justice pénale, au consentement, aux viols ou agressions sexuelles en France et aux harcèlements sexuels et sexistes au travail et leurs conséquences. Les travaux sur la loi et le genre réservent une attention particulière, dès 2014, à la jurisprudence en matière de violences sexuelles qui ignoraient pendant longtemps le sexisme, à l’adoption tardive en 2012 d’une définition plus large du harcèlement sexuel encore non satisfaisante et l’absence de mécanismes de prévention toujours efficace notamment dans l’emploi et dans l’enseignement supérieur. La difficulté réside dans l’appréhension du terrain qui peut toucher à la vie privée, au pouvoir, et à une vision “apparent neutre” du droit pénal ou des risques psychosociaux au travail sur le plan du genre et l’apparition du cyber harcèlement.

Après #MeToo, les champs d’études paraissent plus larges avec l’empilement des réformes législatives, l’influence des mouvements sociaux croissants, l’extension du contentieux et la nécessité d’observer cette prise de conscience sociétale du problème. Mais les limites de la recherche proviennent des dimensions structurelles du phénomène des violences sexistes et sexuelles. Les études empiriques manquent souvent de statistiques fiables. Les analyses juridiques ne peuvent saisir la portée réelle d’un corpus juridique qui se complexifie et dont le champ d’application s’élargit à différentes sphères du droit privé et du droit public et se double d’une dimension intersectionnelle des violences sexistes et sexuelles visée désormais par l’Europe. Les études de terrain sur la base d’entretiens montrent l’application des nouveaux dispositifs de détection et de traitement des violences sexuelles et sexistes qui reflètent des changements en cours. Elles montrent aussi une mise en œuvre encore à parfaire du droit et des procédures, une prise en charge variable des victimes et des défis posés aux acteurs et actrices du système judiciaire face à certaines résistances institutionnelles ou liée à la présomption d’innocence en matière pénale.

Donc la “mesure” des conséquences de #MeToo est, pour l’instant, en demie-teinte, faute d’enquêtes transversales récentes plus approfondies et pluridisciplinaires des causes et effets systémiques des violences sexuelles et sexistes et en attendant l’étude d’impact de la mise en œuvre des évolutions législatives depuis #MeToo, leur réelle mise en conformité aux normes européennes et une comparaison avec d’autres législations en Europe (Espagne, Suède) et au-delà (Californie, Amérique Latine…).

Cet événement sera un lieu de dialogue entre des personnes qui croisent rarement leurs points de vue : chercheuses, praticiennes du droit, militantes féministes et représentantes politiques et institutionnelles.

L’intérêt de ce colloque est précisément de prévoir un espace d’échanges à la fois pluridisciplinaires, invitant des historiennes, des philosophes, des politistes, des sociologues et juristes, mais aussi en ouvrant le débat aux acteurs et actrices de terrain du monde judiciaire et politique que représentent les membres actuels et passés du gouvernement, les avocats, les magistrats, avec une place réservée à la société civile représentée par des ONG féministes qui contribuent à orienter la fabrique du droit et porter la voix des victimes.

Les trois tables rondes sont riches et diversifiées. Elles vont montrer la sédimentation créative, mais difficile, de la mobilisation sur ces sujets à travers le temps dans l’arène judiciaire notamment (table-ronde 1) et l’influence de #MeToo dans toutes les sphères (emploi, politique, enseignement supérieur, espace public) et à travers le monde, suivie des résistances qu’il a provoqué (notamment les plaintes en diffamation) en raison de facteurs culturels, professionnels et politiques ou du discours sur la liberté sexuelle (table-ronde 2). Enfin, il s’agira de façon plus pragmatique de s’interroger sur la suite à donner (table-ronde 3) et quelles sont les recommandations de la Défenseure des droits, les éclairages de réforme législative à glaner dans certains pays (introduction d’une évolution de la notion de consentement à l’acte sexuel en Espagne, par exemple) et sur comment construire, suite à la loi du 2 août 2021 sur la santé au travail, des outils de prévention et de détection adaptés dans l’emploi pour contrer l’effet disproportionné des violences sexistes et sexuelles vis-à-vis des femmes sous forme de discriminations directes et indirectes que produisent ces actes sur leurs conditions de travail, leur salaire et leur évolution professionnelle. Le colloque permet cette fertilisation croisée de savoirs, d’expériences concrètes et de critiques, précieuses pour comprendre quelles sont les perspectives d’évolution durable cinq ans après #MeToo.

Ce Colloque est organisé alors que l’Union Européenne s’apprête à adopter une nouvelle directive sur les violences faites aux femmes. Pourriez-vous nous en dire plus ?

Effectivement. Selon l’Agence des droits fondamentaux de l'Union européenne (FRA), une femme sur trois en moyenne dans l'Union européenne a subi des violences physiques ou sexuelles depuis l'âge de 15 ans ; cette proportion varie de 10 % à 50 % en fonction des États membres. La même enquête montre que 1 femme sur 20 a été victime de viol. En 2011, le Conseil de l’Europe a adopté la Convention d’Istanbul : c’est le premier traité international à fixer des normes juridiques contraignantes plus précises sur les violences genrées. Entrée en vigueur en 2014, elle permet de mettre en place un suivi des pays par des rapports réguliers (GREVIO) sur la façon dont les États appliquent cette convention. Ceux-ci doivent prendre en compte le fait que les violences sexistes et sexuelles affectent particulièrement les femmes et que ces violences systémiques nécessitent un travail transversal sur l’accompagnement des victimes, l’accès au droit et l’évolution adaptée des normes de prévention et de sanction, en prenant en compte les femmes les plus désavantagées telles que les femmes migrantes ou réfugiées. L’Union européenne a signé la Convention d’Istanbul en 2017, ce qui rend possible un contrôle indirect de la Commission sur son application par les États membres qui l’ont ratifiée - même si certains résistent. En outre, l’Union européenne vient de proposer une directive le 8 mars 2022 qui vise à lutter contre les violences faites aux femmes et les violences domestiques, permettant d’agir a minima dans le cadre des compétences de l’Union européenne et notamment sur les États membres qui n’ont toujours pas ratifié la Convention d’Istanbul. La nouvelle proposition de directive érige en infraction pénale le viol sur la base du défaut de consentement, les mutilations génitales féminines et la cyberviolence. Elle renforce les procédures de signalement et améliore l’évaluation des risques. Elle tente de garantir la vie privée des victimes dans les procédures judiciaires et le droit à indemnisation. Elle aide les victimes par des permanences téléphoniques et des centres d’aide d’urgence pour les victimes de viol. Elle propose également d’imposer la collecte de données dans l’ensemble de l’Union afin de remédier à l’absence de données européennes concernant l’ampleur du problème. Enfin, elle prévoit une aide ciblée pour les groupes ayant des besoins spécifiques comme les enfants et les groupes à risque, notamment les femmes qui fuient les conflits armés, confirmant une approche intersectionnelle du sujet.

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