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05.05.2025

Vers de nouvelles manières d'habiter le monde : imaginer demain entre arts, sciences et politiques

Conférence “Sciences / Fictions” donnée le 3 avril 2025 (©Soline Sénépart)

Le 3 avril 2025, à l’occasion de la Journée des Arts et de la Création de Sciences Po, placée sous le thème "Sciences/Fiction", s’est tenue une conférence intitulée "Vers de nouvelles manières d’habiter le monde". Unique conférence de la journée – dominée par des ateliers artistiques, des performances et des retours d’expériences d’enseignement –, elle a permis d’ouvrir un moment de réflexion collective autour de questions comme : comment repenser la place de l’humain dans un monde aux limites de plus en plus tangibles ? En quoi la fiction peut-elle participer de cette réflexion ? Ou encore : quelle place donner aux vivants non humains et, ainsi, penser une société plus égalitaire ?

Pour éclairer ces interrogations, le photographe Vincent Fournier, le dramaturge Samuel Valensi et la politiste Réjane Sénac ont été invités à dialoguer, croisant ainsi les regards, entre création artistique, mise en scène d’engagement écologique et réflexion critique. Si tous n’ont pas explicitement présenté leur travail lors de l’échange, leurs parcours respectifs ont nourri en filigrane la discussion modérée par Charlotte Halpern, chercheuse en sciences politiques au Centre d'études européennes et de politique comparée de Sciences Po et directrice de l’Institut pour les Transformations environnementales.

Alexandre Doré, Ariane Guyon et Carla Lindstedt, étudiants à l’École d’Affaires publiques, au Collège universitaire et à l’École du Management et de l’Impact, et ambassadeurs de la Maison des Arts & de la Création, ont assisté à cette rencontre. Ils reviennent ici sur leur expérience, partageant leurs observations et les réflexions qu’elle a suscitées chez eux.

Sans chercher à clore le débat, encore moins à apporter de réponse définitive, ces échanges ont surtout permis d'ouvrir de nouvelles pistes pour repenser notre rapport au monde vivant, à travers des regards complémentaires, voire antagoniques.

L’approche artistique de Vincent Fournier par exemple, à travers ses séries photographiques comme Flora Incognita, vise à modéliser des imaginaires du futur en captant, comme il le dit lui-même, des « éclats d’avenir » déjà présents dans notre monde d’aujourd’hui.

Réjane Sénac, de son côté, inscrit la question animale dans le champ politique dans son ouvrage Comme si nous étions des animaux, paru en 2024 aux éditions du Seuil (collection Libelle). Elle y interroge la manière dont le spécisme prolonge les logiques de domination – sexisme, racisme, injustices sociales et écologiques –, nous invitant à renouveler notre conception de l’égalité. La politique telle qu’elle l’aborde caractérise ainsi les idées en action, à la croisée du descriptif et du normatif, se tenant toujours dans une tension entre "ce qui est” et “ce que l’on voudrait qui soit”.

Quant à Samuel Valensi, son travail de création théâtrale défend une culture en transition en mettant en scène l’engagement écologique. Ses projets – tels que Coupures ou, plus récemment Made in France, co-écrits avec Paul-Éloi Forget –  questionnent notre capacité à transformer nos récits collectifs face aux urgences environnementales et sociales. Pour lui, le théâtre repose sur des conflits de notre temps. L’intérêt est alors de partir d’anecdotes du quotidien pour faire voir, par la suite, l’étendue de ce qu’elles impliquent pour les individus.

Ce que les créations visuelles nous laissent voir

Après la présentation de chaque invité et le temps de quelques questions préliminaires posées par Charlotte Halpern, la majeure partie de la rencontre a consisté en un échange avec le public. Ainsi, les ambassadeurs de la MAC, des élèves du lycée Germaine Tillion (Le Bourget), et d’autres personnes participant à cet échange ont pu poser leurs questions aux intervenants. Notons que l’entreprise n’était pas aisée, l’évènement réunissant trois artistes ou intellectuels à la portée diverse : un photographe, un metteur en scène, une écrivaine ; travaillant aussi bien sur les images, la parole ou l’argumentation.

C’est sur cet aspect que le premier échange porta, interrogeant chacun sur leur processus artistique : en quoi chaque format contribue-t-il à faire passer leur message d’une certaine manière que les autres supports n’auraient pas permis ? Autrement dit, qu’apportent la photo, le théâtre ou l’écriture dans leur appréhension des manières d’habiter le monde ?

Vincent Fournier, Réjane Sénac, Charlotte Halpern et Samuel Valensi (©Soline Sénépart)

Vincent Fournier fait remonter son travail à l’enfance, avec l’envie constante de développer ses idées, ses proches le surnommant « idée fixe ». Celles-ci sont le moteur de son travail pour créer des imaginaires, en y ajoutant la dimension technique de chaque œuvre et l’envie d’explorer de nouveaux formats, différents vivants, différents éléments ; en témoigne ses prochaines créations autour de la minéralité. Dans son travail esthétique, le photographe donne ainsi une grande importance à la manière de travailler la matière pour la représenter visuellement. À l’inverse, Samuel Valensi semble distinguer son activité : sur les planches, il ne cherche pas à montrer quelque chose ; au contraire, il veut mettre en scène ce que l’on ne peut pas montrer habituellement. Les dispositifs théâtraux nous font voir ce qui est absent : on dépeint un bâtiment, une usine, une antenne électrique, sans jamais les visualiser réellement. En cela, l’objectif du dramaturge est de susciter, de stimuler, l’imaginaire, sans jamais prendre le risque de le freiner. C’est dans ce sens que le théâtre crée une absence pour les spectateurs.

Or, cette absence suscitée n’est-elle finalement pas commune à toute démarche artistique ? Car si en apparence le travail de Samuel Valensi se détache de celui de Vincent Fournier, ce dernier admet qu’il y a toujours une part de caché dans une œuvre. Le processus de création relève un peu du mystère et c’est probablement ce qui peut rejoindre les deux intervenants en dépit leur différence esthétique. 
 

Naviguer entre les frontières scientifiques et artistiques

Réjane Sénac (©Soline Sénépart)

L’opposition est plus frappante avec le travail scientifique de Réjane Sénac. En effet, la recherche est selon elle une « création contrainte » : elle obéit à des règles académiques, tant sur le fond (via les concepts, un raisonnement réflexif) que sur la forme (la structure explicitant un protocole méthodologique rigoureux). L’exigence de transparence et d’objectivité d’un article scientifique est donc censée réduire la part de mystère et de liberté que l’on peut trouver dans la création artistique. Toutefois, la créativité peut trouver sa place dans la rédaction d’essais, lorsqu’ils s’adressent notamment à un large public.

C’est peut-être ici que réside la tension entre science et fiction : quelle frontière poser entre les deux ? Entre Vincent Fournier qui crée une dimension narrative à travers des images, Samuel Valensi qui fait appel à des images pour mettre en scène le vivant, et Réjane Sénac qui analyse le vivant par le biais d’une dimension narrative, la discussion a pu nous faire réfléchir sur le champ des possibles des imaginaires sur le réel. Il est ensuite logique de se demander si ces différences formelles de création peuvent se rejoindre quand il s’agit de défendre une cause commune, en l’occurrence les enjeux écologiques. Ce fut l’objet du second temps d’échange.

L’art face à l’apocalypse : un levier pour réinventer les imaginaires ?

Sur le fond, la discussion s’est dirigée vers un thème central : comment - et faut-il - dépasser le récit apocalyptique qui domine les représentations sur la crise climatique ? En effet, Charlotte Halpern, la modératrice, a exprimé son étonnement face à des représentations univoquement catastrophistes des enjeux écologiques que nous avons tous en tête : l’iceberg qui fond, l’ours polaire, le panda ou le vélo. Pour elle, il serait plus intéressant d’orienter le débat vers les aspects ordinaires de ces enjeux en ce qu’ils impactent déjà nos quotidiens.

Samuel Valensi (©Soline Sénépart)

Alors que Vincent Fournier s’attache à insuffler, à travers ses créations, des graines d’imaginaires utopiques afin d’éviter de tomber dans le pôle inverse d’un « future en panne », Samuel Valensi invite étonnement à ne pas rejeter en bloc le catastrophisme : « Chaque imaginaire a son utilité », explique-t-il, soulignant que la peur peut aussi devenir un moteur d'engagement. Une vision que Réjane Sénac vient nuancer à travers une troisième voie qui appelle à mobiliser une palette plus large d’émotions : peur, certes, mais aussi colère, espoir, voire pragmatisme comme l’indique sa formule : « pas de grands soirs, pas de matins qui chantent, mais des jardins partagés ». Selon elle, l'espoir doit ainsi être manié avec précaution : si le besoin d’espoir est légitime, il peut devenir un frein à l’action, surtout en matière d’écologie. Il faut ainsi toujours rester focalisé sur la réalité matérielle des choses.

Plus largement, cette question des émotions a nourri la réflexion des invités sur la capacité de l’art à déclencher l’engagement. Face à la traditionnelle suprématie de la raison, Samuel Valensi a estimé que, dans un contexte où changer nos habitudes et nos rêves est d’une extrême difficulté : « il est difficile de nous mettre en mouvement autrement que par l’émotion ». Le catastrophisme a ainsi l’avantage indéniable de rester fédérateur et de susciter des mobilisations qui, aussi minimes soient-elles, restent visibles dans l’espace public. Émettant plus de réserves sur ce constat, Réjane Sénac a pour sa part souligné que l’action ne devait pas être guidée uniquement par son efficacité, mais d'abord par le souci de justice.

Création et engagement : quand l’art interroge justice sociale et écologie

La nécessité d’articuler justice sociale et transition écologique est ainsi apparue comme un autre point d’attention central. L’art, dont l'impact est avant tout personnel, représente à ce titre une première amorce de la lutte écologique. Samuel Valensi a déclaré que si l’action individuelle est un prisme insuffisant pour penser la transition, elle donne légitimité et énergie, ouvrant la voie à un combat plus large, collectif et politique

Réjane Sénac a également dénoncé le déplacement de la responsabilité écologique sur les seuls individus, préférant pointer les logiques d’exploitation à l'œuvre dans ce qu’elle nomme l’« androcène » ou le « capitalocène ». Pour elle, changer le monde implique de modifier les structures elles-mêmes : « J’ai une seule religion : c’est l’égalité », affirme-t-elle, rappelant également que les inégalités environnementales frappent d’abord les plus précaires, évoquant notamment le scandale du chlordécone aux Antilles. L’urbanisme, la destruction des écosystèmes, l’accès à l’air pur ou à l’eau potable : autant d’enjeux où se croisent justice sociale et écologie.

Enfin, invités par le public à imaginer un monde ayant réussi sa transition écologique, les intervenants ont esquissé des pistes de transformation structurelles. Réjane Sénac a ainsi affirmé qu’« être cohérent écologiquement, aujourd’hui, est un luxe », insistant sur l'urgence de repenser en profondeur nos normes collectives. Samuel Valensi a prolongé cette réflexion en identifiant deux leviers majeurs : réduire les inégalités et réorienter l’innovation technologique. Ce monde futur, tel que l'ont imaginé les invités, questionne en outre l’anthropocentrisme et l’importance de se penser en société, afin d’apporter une réponse collective à l’urgence climatique. Vincent Fournier se positionne de son côté pour un décentrement de l’humain au profit du reste du monde animal et végétal, tel qu’il le figure dans ses œuvres. Dans son art, il est effectivement plutôt question de paysage à travers plusieurs échelles (botanique, minérale). Il laisse ainsi dans son travail une question ouverte qui clôtura le débat : est-ce que le « non-humain » caractérisera le futur ?

 

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