Accueil>Dans l'oeil de Clément Cogitore : réinventer un rythme et les fluctuations du visible

29.10.2025
Dans l'oeil de Clément Cogitore : réinventer un rythme et les fluctuations du visible
Clément Cogitore, artiste multidisciplinaire français, est venu à Sciences Po échanger autour de ses créations, dans une rencontre animée par Martin Bethenod, auteur, éditeur et commissaire d’expositions, Frédéric Gros, philosophe, professeur des universités et chercheur au CEVIPOF. Amarine Gerber, Pablo Monfort Millán et Julia Waldmann, étudiants à l’École d’Affaires publiques, l’École du Management et de l’Impact et à l’École des Affaires internationales, mais aussi ambassadeurs de la Maison des Arts & de la Création, reviennent ici sur cet échange, partageant leurs observations, leurs réflexions, les idées et les enjeux qu’ils ont soulevés ensemble.
La perméabilité des mondes et la construction du récit visuel
Chez Clément Cogitore, les images émergent de la rencontre entre des mondes qui, d’ordinaire, ne communiquent pas. Son œuvre se déploie, comme l’a souligné Martin Bethenod, dans cette perméabilité des univers où s’entremêlent le réel et l’imaginaire, le visible et l’invisible, la mémoire et le présent. L’image n’est jamais figée, mais source de mouvement : elle circule, traverse, se transforme d’un monde à l’autre. L'artiste travaille avec une grande variété de formats, du cinéma à la vidéo, en passant par l'installation ou l'opéra, montrant ainsi comment chaque image est source de récit. À travers ses œuvres, il met en évidence la capacité des images à renouveler notre perception de la réalité en établissant des liens entre différentes expériences.
Dans son microfilm de 45 secondes intitulé Lascaux (2017), tourné en 16mm, Clément Cogitore reconstitue une image de double impossibilité : des papillons volant dans une grotte fermée au public depuis des décennies et où les fresques ont disparu. En combinant archives et effets visuels, il redonne vie à un lieu effacé, créant une image fragile qui interroge le temps, la disparition et la mémoire. Avec Les Indes galantes, présentées à l’Opéra de Paris en 2019, il transpose un opéra baroque de Rameau dans le présent en invitant des danseurs de krump à répondre à une musique issue d’un imaginaire colonial. Cette initiative crée un dialogue entre les époques, les cultures et les corps. Clément Cogitore développe ainsi une véritable pensée visuelle de la porosité. Pour lui, l’image est un langage vivant, capable de traverser les frontières, de relier le passé au présent, et de redonner au regard sa puissance narrative.
L'hypnose, la rêverie et la puissance psychique des images

L’un des fils conducteurs du travail de Clément Cogitore est la manière dont l’image agit sur l’âme ou la psyché du spectateur. Ses œuvres cherchent à créer une expérience sensorielle et hypnotique, où la perception dépasse la rationalité. À travers des dispositifs rythmiques, des boucles visuelles et le jeu du flicker, cette alternance d’image et de noir propre au cinéma, Cogitore interroge la vibration même de l’image, son pouvoir de captation et d’envoûtement. Cette dimension hypnotique, relevée par le philosophe Frédéric Gros, transforme le spectateur en participant actif d’un état de rêverie ou de transe, une forme de méditation visuelle. Dans Élégies (2014), il filme ainsi la foule assistant à un concert, illuminée par la lumière des smartphones, évoquant une messe contemporaine où la technologie viendrait, en quelque sorte, remplacer la bougie. Le spectateur devient témoin d’une liturgie moderne de l’image, fasciné par des gens eux-mêmes fascinés par le spectacle auquel ils assistent. De même, dans Tahrir (2012), la superposition des plans crée une tension visuelle qui plonge le spectateur dans un état d’hypnose politique, entre réalité et illusion. Chez Cogitore, l’image n’est jamais seulement à regarder : elle agit, vibre et, ainsi, permet d’accéder à une autre dimension du réel.
L'art comme expérience de l'humain et du politique

Clément Cogitore nous montre que l’art n’est pas un discours fixe ou descriptif sur le monde, mais plutôt l’expérience même de celui-ci. Son œuvre place les images comme espaces où les forces humaines, sociales et spirituelles qui structurent nos vies peuvent se confronter. C’est peut-être pour cela qu’on ne trouve pas, chez cet artiste, un thème prédominant ou spécifique. Au contraire, on y remarque une attention particulière donnée aux façons mêmes de regarder, de raconter et de vivre avec, dans, et par les images. Dans Ni le ciel ni la terre (2015) et Braguino ou la communauté impossible (2017), l’artiste met en avant deux communautés isolées et en tension entre l’ordre et la décomposition. Dans la première, le contrôle militaire au désert s’écroule à cause de phénomènes inexplicables qui embrouillent la perception du réel ; dans la deuxième, une petite utopie sibérienne est menacée par de simples rivalités familiales, inéluctables même aux endroits les plus écartés. Mais toujours l’accent est mis sur des enjeux de représentation, et sur comment la perception des choses dans l’œuvre change quand on regarde l’œuvre même, tout en questionnant la fragilité des liens humains. Cette réflexion se prolonge sur la scène avec Les Indes galantes, où Cogitore transpose l’opéra-ballet dans un espace de confrontation entre l’histoire et le présent. En invitant des danseurs de krump, il transforme une œuvre presque définie par l'héritage colonial en chorégraphie du monde contemporain. C’est un geste politique qui subvertit cet héritage en faisant dialoguer canon et subculture, et qui nous montre la fluidité des idées et concepts humains au travers d’une nouvelle superposition d’images, cette fois-ci sans écran, directement sur la scène.