Le Lean à la française : management technocratique et faiblesse du dialogue social. L’exemple de l’aéronautique.

Le Lean à la française : management technocratique et faiblesse du dialogue social. L’exemple de l’aéronautique.

Jérôme Gautié est professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, chercheur au Centre d’Économie de la Sorbonne et chercheur associé au CEPREMAP. Ses recherches portent sur le travail à bas salaire et le salaire minimum, les politiques de l’emploi, et plus largement les transformations du travail et de l’emploi. Il a notamment coordonné (avec John Schmitt) Low Wage Work in the Wealthy World (New York, Russell Sage, 2010), issu d’une recherche internationale comparative sur l’Europe et les États-Unis, et publié Salaire minimum et emploi (Paris, Presses de Sciences Po, 2020). Il préside le Conseil Scientifique de Pôle Emploi depuis 2013.

Le Lean à la française : management technocratique et faiblesse du dialogue social. L’exemple de l’aéronautique.

Jérôme Gautié

Quand on les compare à leurs homologues des pays européens, il est frappant de constater que les Français expriment une bien moindre satisfaction générale quant à leurs conditions de travail et d’emploi, et une forte interrogation sur le sens de leur travail (voir notamment les contributions de Maëlezig Bigi et Dominique Méda ; de Christine Erhel, Mathilde Guergoat-Larivière, et Malo Mofakhami ; ainsi que celle de Thomas Coutrot et Coralie Perez). Ils sont même les champions de l’insatisfaction salariale : parmi les travailleurs interrogés en 2015 dans l’enquête Européenne sur les Conditions de Travail, environ 46% des Français se déclarent en désaccord avec l’affirmation « je trouve que je suis bien payé.e pour les efforts que je fournis et le travail  que je fais » - le taux le plus élevé parmi les 34 pays couverts par l’enquête, loin devant le Royaume-Uni (30% - ce qui correspond à la moyenne européenne), les Pays-Bas (29%), la Suède (28%), l’Italie (27%), l’Allemagne (23%), ou le Danemark (22%). Des éléments laissent penser que ce n’est pas tant la faiblesse des salaires – en termes absolus ou relatifs (par rapport aux plus qualifiés) – qui est ici dénoncée, que le fait que celui-ci n’est pas perçu comme compensant les mauvaises conditions de travail et d’emploi telles qu’elles sont ressenties. Ceci permet notamment d’expliquer le paradoxe français apparent concernant les salariés à bas salaires : malgré le SMIC qui leur assure un salaire absolu et relatif relativement élevé (par rapport aux salariés plus qualifiés) quand on compare aux autres pays européens et aux États-Unis, leur insatisfaction salariale est particulièrement forte (Caroli et Gautié, (dir), 2010).

Pourquoi cette spécificité française ? Les causes de ces constats sont multiples. Mais la façon dont le travail est organisé et « managé » en France joue un rôle sans doute essentiel. Nous nous intéresserons ici plus particulièrement aux formes d’organisation Lean, aujourd’hui très répandues et encore en expansion au cours des années récentes (cf. la contribution de Salima Benhamou), aussi bien dans l’industrie (voir la contribution de Juan Sebastian Carbonell) que dans un grand nombre d’activités de service. Notre thèse est que la façon dont le Lean a été appliqué en France porte l’ombre du taylorisme, qui a été très prégnant dans notre pays, ce qui se traduit par des procédures contraignantes, laissant peu de place à l’autonomie et l’initiative des travailleurs, dans le cadre d’organisation où la distinction entre ceux qui conçoivent (et dirigent) et ceux qui exécutent reste marquée (voir aussi la contribution de Marie-Anne Dujarier). Cette spécificité française, plus particulièrement quand on compare aux pays Nordiques, s’explique en partie par une culture et des pratiques managériales très verticales, dans un contexte où le dialogue social est limité, et les syndicats faibles et peu à même de peser sur l’organisation du travail.

Pour illustrer ce point, nous prendrons ici l’exemple de l’aéronautique, en nous appuyant sur une étude qualitative comparative, menée dans ce secteur en France et en Suède (Ahlstrand et Gautié, 2022). L’aéronautique est particulièrement intéressant, en cela que c’est un secteur de haute technologie, où la part des salariés qualifiés est relativement importante, et où le Lean a été introduit beaucoup plus récemment que dans l’automobile – à partir des années 2000, et seulement des années 2010 pour certaines entreprises.

Après le Fordisme, le Lean

Cela fait plus de 35 ans que le système de production Lean, a été introduit dans l'industrie automobile des pays occidentaux. Inspiré de l’organisation mise en place par Toyota au Japon, il a été popularisé par le livre Le système qui a changé le monde de Womack, Jones et Roos (1990), du prestigieux Massachussetts Institute of Technology, à la pointe de la recherche technologique et organisationnelle. L'idée générale du Lean (« maigre », « allégé » en anglais) est d'optimiser l'ensemble du processus de production, à l'intérieur des entreprises, mais aussi tout au long de la chaîne de valeur, des fournisseurs aux client finaux, par une organisation en flux tendu – le « juste-à-temps » – grâce notamment à l'élimination des stocks (en amont comme en aval).  Cette nouvelle forme d’organisation, qui vient rompre avec le fordisme, basé sur le taylorisme et la production de masse peu différenciée, doit permettre, de s’ajuster au mieux à la temporalité et la variété de la demande des clients, en mettant l’accent sur la qualité. Elle repose sur un ensemble de principes et de procédures qui forment un système – même si dans la réalité leur implémentation peut revêtir une assez grande diversité – et qui ont été popularisés par des slogans, comme les fameux « 5 zéros » – zéro défaut, zéro papier, zéro stock, zéro délai, zéro panne.

Par rapport à l’organisation taylorienne, le Lean exige une plus forte l'implication des employés, en particulier pour la gestion de la qualité et le processus d’amélioration continue. Selon Womack et al. (op.cit., p.14), l'une des principales caractéristiques du système de production Lean est de "faire descendre la responsabilité très bas dans l'échelle organisationnelle". Cette implication passe par l’organisation en groupe (le « team working »), animé par un team leader, qui se substitue à l’ancienne figure du contremaître ou du « chef » d’équipe, et qui est supposé être plus un animateur- coordinateur qu’un supérieur hiérarchique. Elle repose aussi souvent sur la polyvalence et la rotation des postes, ce qui permet à la fois une plus grande flexibilité organisationnelle et une meilleure intégration dans le collectif. Par rapport à l’organisation taylorienne, l’employé est donc censé gagner en compétence et en responsabilité – du fait notamment de l’intégration de tâches de contrôle de qualité voire de maintenance préventive à son activité, et du fait de la polyvalence. Cependant, très tôt, des études ont montré que, contrairement à certains espoirs soulevés par ses laudateurs, l’autonomie dans les organisations Lean est dans le fait relativement limitée, et qu’il s’agit d’une implication assez fortement contrainte, imposée non plus directement et principalement par la hiérarchie, mais par l’organisation elle-même du fait des flux-tendus et de la pression des pairs, l’individu défaillant ou peu performant apparaissant comme le « maillon faible », pouvant mettre en péril  l’ensemble du processus (Durand, 2004). Si le travail est potentiellement plus intéressant, il est aussi plus stressant, car exigeant une mobilisation totale. Dès le début des années 1990, ce « management par le stress » a été dénoncé dans l’automobile (voir la contribution de Juan Sebastian Carbonell sur le Lean dans ce secteur).

Un Lean à la française ? 

En France comme en Suède, les entreprises du secteur aéronautique étudiées se référent toutes aux principes du Lean. Cependant, la mise en œuvre de ce dernier diffère de façon importante entre les deux pays.

En France, le Lean a été introduit de façon très verticale (top down), comme une injonction venant de la direction, à partir notamment du modèle importé des constructeurs automobiles – des ingénieurs de ce secteur ont même été embauchés dans certaines entreprises à cet effet. Les salariés, y compris les techniciens et les cadres, ont été très peu consultés – du moins dans un premier temps. L’implémentation du Lean s’est faite par l’imposition de procédures relativement rigides et formelles – parfois jusqu’à la caricature. L’implémentation du Lean a accru le contrôle de l'ensemble du processus de travail en renforçant notamment la gestion par indicateurs. Dans une des entreprises, un cadre a estimé qu'il devait suivre environ 200 indicateurs pour gérer l'activité de son département. Cette situation a entraîné une inflation bureaucratique due à l'augmentation des exigences en matière de reporting. Conformément aux préconisations du Lean, des réunions quotidiennes d’ateliers ont été mises en place. Cependant, dans les cas français, les opérateurs se sont plaints que les réunions du matin se réduisaient principalement à la vérification de listes d’indicateurs et à la transmission d'informations de la direction. L’organisation du travail elle-même reste dans une logique taylorienne, en cela que les opérateurs n’ont pas l’impression que leurs compétences sont reconnues et valorisées – « vous n’avez pas à penser, juste à suivre les instructions », selon les termes de l’un d’entre eux. Au-delà du seul cas des opérateurs, la participation des salariés – définie ici comme la possibilité pour les travailleurs d’être consultés et de pouvoir donner leur avis sur le travail qu’ils accomplissent et la façon dont ils s’organisent - semble limitée, y compris pour les techniciens et de nombreux cadres.

Le contraste est important avec les entreprises suédoises. Même si ces dernières ont aussi introduit des éléments du Lean c’est sous une forme beaucoup plus compatible avec des formes d’organisation apprenantes, mettant davantage l’accent sur l'autonomie, l'apprentissage et la participation (sur ces formes d’organisation du travail apprenantes, cf. la contribution de Salima Benhamou). La mise en œuvre est moins descendante et moins formelle, mais aussi plus axée sur les activités d'apprentissage et d'amélioration continue, associée à une plus grande implication des salariés et accompagnée d'investissements plus importants dans la formation. Le principe du « Lean agile », tel que présenté dans une des plus grosses entreprises du secteur, est basé sur l'idée qu'un employé peut avoir un haut degré d'autonomie et de discrétion, tant qu'il l'exerce dans le cadre du groupe, qu'il s'agisse d'équipes d'opérateurs ou d'équipes d'amélioration continue. Une différence avec la France est le plus haut niveau de formation des opérateurs, notamment en formation initiale, mais aussi des politiques de formation en interne plus développées. Un indice d’un investissement plus important dans le capital humain est le fait qu’il n’y ai pratiquement pas de travailleurs intérimaires dans les entreprises suédoises, alors que leur part chez leurs homologues françaises est importante (au moins 25% des opérateurs, ce taux pouvant grimper jusqu’à près de la moitié à certaines périodes dans certaines entreprises).

Le fait qu’en France, le Lean s’inscrive par de nombreux aspects dans l’héritage du taylorisme, alors qu’il a pris, en Suède, une forme beaucoup plus compatible avec une organisation apprenante est-il propre à l’aéronautique ? Pour le cas français, notre constat rejoint malheureusement celui d’autres études dans des secteurs divers – à commencer par l’automobile (cf. la contribution de Juan Sebastian Carbonell). Selon l’ergonome François Daniellou, il y aurait bien un « Lean à la française », caractérisé notamment par une organisation très centralisée et hiérarchique (« top down ») avec des procédures laissant peu de place à l’autonomie et à la participation des salariés, et se traduisant par une intensification du travail (Daniellou, 2015, p.18-19). 

Le management technocratique et ses limites

Certes le Lean lui-même, par la multiplication et la formalisation des procédures dont il est porteur, est propice au déploiement de ce « management désincarné » qu’a étudié en profondeur la sociologue Marie-Anne Dujarier (2015) (cf. sa contribution).  La caste de ce qu’elle nomme les « planneurs » s’est développée dans les entreprises et organisations, dont le rôle est de concevoir, diffuser et contrôler la mise en œuvre de tous les dispositifs, outils de gestion, procédures et protocoles divers qui encadrent le travail des « opérationnels ».  Ces « planneurs » agissent à un niveau centralisé, très loin du terrain et des réalités concrètes du travail des « opérationnels ». Les grandes entreprises françaises ont été un terrain propice au développement de cette caste, de par leur organisation bureaucratique et leur culture managériale, technocratique, et souvent autoritaire – marquée par une distance hiérarchique mais aussi sociale entre les « sachants », issus de grandes écoles d’ingénieur ou de commerce et les subalternes, dont on attend avant tout qu’ils exécutent. En Suède, la culture managériale est très différente, du fait notamment de la moindre distance – ne serait-ce qu’en termes de qualification – entre les encadrants et les encadrés. Alors que le paradigme de la « planification et du contrôle » domine en France, le paradigme du « processus et de l’apprentissage » est beaucoup plus répandu en Suède et plus généralement dans les pays Nordiques (Elg et al., 2015). Plutôt que d’appliquer de façon rigide des procédures pensées loin du terrain, on associe les travailleurs à leur mise en œuvre, dans le cadre d’un processus continuel d’apprentissage et d’adaptation, où le retour du terrain (« le bottom up ») est aussi important que le vertical descendant (« le top down »), dominant en France.

Cette culture managériale technocratique n’a pas seulement pour conséquences la frustration et la perte de sens du travail des « opérationnels ». Elle empêche l’émergence d’organisations apprenantes, qui sont la condition d'une « organisation innovante » ("innovative workplace"), que l'OCDE définit comme « un environnement de travail qui fournit un terrain propice aux innovations » (OECD, 2010, p.11). On peut, en suivant Jensen et al. (2007), distinguer deux modes d'innovation. Selon le premier mode, « Science, technologie, innovation » (le mode STI), l'innovation est conçue comme le résultat avant tout des activités de recherche développement, et se déploie ensuite de façon verticale (top-down), impactant les process de production et les formes d'organisation associées. Le second mode, reposant sur « Faire, expérimenter et interagir » ("Doing, using and interacting", le mode DUI), renvoie aux innovations qui partent du lieu de travail, selon une démarche davantage bottom-up, où les interactions entre travailleurs et leur apprentissage collectif permettent les innovations incrémentales, et facilitent en même temps l'implémentation d'innovations quand celles-ci viennent « d'en haut ». Le mode DUI est donc indispensable pour rester performant. Or, le management technocratique s’inscrit en forte complémentarité avec le seul mode STI. Si on reprend l’exemple de l’aéronautique, il est intéressant de noter que dans toutes les entreprises françaises d’aéronautique que nous avons étudiées (Ahlstrand et Gautié, 2022), au moins une partie du management, y compris au plus haut niveau, a conscience des limites des formes d'organisation et modes de management dominants dans leur entreprise, notamment du fait qu'elles brident les capacités d'innovation des salariés. Ces managers « éclairés » insistent beaucoup sur la nécessaire autonomie et participation des salariés pour développer leurs capacités d’initiative.

Mais, la résistance de l’approche traditionnelle verticale et autoritaire visant à contrôler le processus de travail par des procédures et des indicateurs est forte, notamment du fait que les nouvelles technologies démultiplient les capacités de contrôle. Une illustration est donnée par le plan de digitalisation récemment mis en œuvre dans un des départements d'assemblage d'une des entreprises aéronautiques françaises étudiées, qui avait consisté à doter les opérateurs de tablettes numériques. Ces dernières permettaient de remplacer les instructions sur papier, mais servaient en même temps d'outils de reporting, les opérateurs devant renseigner de façon détaillée les opérations qu'ils effectuaient. La directrice du département avait bien conscience de tout le potentiel de cet outil en termes de contrôle très précis du travail de chaque opérateur en temps réel, et du calcul d’indicateurs de productivité et performance. Mais elle avait refusé de prendre cette voie, en voulant que l'outil serve avant tout au niveau décentralisé pour faciliter le travail, et en même temps favoriser le partage d'informations entre opérateurs et l'amélioration continue du process par une meilleure coordination. Alors qu’elle expliquait à un autre cadre refuser de profiter du nouveau système pour calculer des indicateurs de performance individuelle et mieux contrôler les opérateurs, ce dernier s’exclama « mais tu es une mauvaise manager ! ».

Faiblesse du dialogue social et difficultés des syndicats à peser sur les choix organisationnels et leur mise en œuvre

La participation des salariés peut aussi s’inscrire dans un cadre plus collectif, médiatisé notamment par les organisations syndicales. Or, quand on compare ici encore la France avec les pays Nordiques, force est de constater que les syndicats n’ont que tardivement investi les questions de conditions et de qualité de vie au travail, sans questionner « en amont » les formes d’organisation, mais mettant plutôt l’accent sur la négociation, « en aval », des compensations en termes de salaire et/ou de temps de travail.

Cette attitude s’inscrit dans une histoire longue et qui n’est pas propre seulement à la France. Dans les représentations du travail, on peut distinguer la figure positive et la figure négative de ce dernier (Freyssinet, 2022). La première renvoie au travail comme accomplissement – épanouissement personnel et création de lien social. Elle suppose la bonne « qualité du travail (emploi) » – en termes de conditions de travail et d’emploi – mais aussi, le « travail de qualité » – le travail « bien fait » et ressenti comme utile, dans l’entreprise mais aussi plus largement pour la société. La figure négative renvoie au travail comme aliénation, exploitation, pénibilité. Selon Bruno Trentin (2012), homme politique et syndicaliste italien, dans les pays d’Europe du Sud peut-être plus particulièrement, une grande partie de la gauche et le mouvement syndical ont été marqués durant l’après-guerre, et notamment pendant la période fordiste où le taylorisme était dominant, par une vision selon laquelle il était illusoire de penser pouvoir promouvoir la figure positive du travail dans le cadre du capitalisme existant. En attendant la révolution, la priorité était donc de limiter les aspects négatifs du travail, en essayant certes de contrecarrer son intensification, mais en négociant aussi des compensations salariales, et en essayant de réduire au maximum son emprise sur la vie personnelle, en promouvant la réduction du temps de travail et de l’abaissement de l’âge de la retraite. Cette stratégie s’est inscrite dans le cadre d’un compromis fordiste où l’employeur garde seul la prérogative de l’organisation du travail, les syndicats ne pouvant agir que de façon défensive, et/ou compensatrice pour en limiter les conséquences négatives. En France, cette prérogative a été réaffirmée avec force dans l’Accord national interprofessionnel « Vers une politique d’amélioration de la qualité de vie au travail et de l’égalité professionnelle » de 2013, qui précise que « L’organisation du travail est de la seule responsabilité de l’employeur » (article 12), l’intervention des salariés et de leurs représentants se limitant aux « modalités de mise en œuvre de l’organisation du travail » (Freyssinet, 2022). Ceci est aussi à mettre en relation avec la forte réticence de la plupart des syndicats à s’impliquer dans ce qui pourrait apparaître comme de la cogestion.  Si on ajoute que les syndicats sont divisés et faibles (taux de syndicalisation inférieur à 10% dans le secteur privé), et que la qualité du dialogue social n’est en moyenne pas très élevée, on comprend que leur capacité à peser non seulement sur les choix organisationnels mais aussi les modalités de leur mise en œuvre est limitée.

La situation est assez différente dans un pays comme la Suède. Le syndicalisme est plus unifié – avec notamment une confédération (LO) très dominante parmi les cols bleus – et repose sur une base puissante (taux de syndicalisation de l’ordre de 70%). Surtout, dès les années 1970, les syndicats se sont emparés de la question non seulement des conditions de travail et de qualité de vie au travail, mais plus fondamentalement de son organisation, en mobilisant une expertise académique.  Depuis les années 1980, LO, et en particulier son syndicat affilié de l'industrie manufacturière, Metall (aujourd'hui IF Metall), s'emploie à promouvoir le "système sociotechnique" (STS), qui met l'accent sur la démocratie au travail, basée sur l'autonomie et la participation des travailleurs. L'intérêt pour les STS s'est développé dans le cadre des relations de coopération entre IF Metall et l'Association suédoise des employeurs (SAF, aujourd'hui Confédération des entreprises suédoises), dans un contexte de pénurie de main-d'œuvre et alors que les employeurs étaient eux-mêmes à la recherche d'innovations organisationnelles pour améliorer la qualité et la productivité. Lorsque le Lean a été introduit dans l'industrie automobile suédoise au début des années 1990, les syndicats se sont montrés assez critiques, car il était perçu comme concurrent du STS, avec une autonomie et une participation des travailleurs plus limitées. Toutefois, en raison de l'intérêt croissant des employeurs pour le Lean, les syndicats ont adapté leur stratégie. Lors de son congrès de 2008, IF Metall a mis en avant le concept de "travail durable" pour tenter de défendre les principes des STS dans le cadre du système Lean. Comme nous l’avons constaté dans le secteur de l’aéronautique, grâce à leur expertise et leur pouvoir de négociation, les syndicats suédois ont contribué à infléchir l’implémentation du Lean dans une direction différente de celle prise en France.

Ce constat sur les déficiences françaises – qui va bien au-delà de l’aéronautique – n’énonce cependant pas une fatalité. Nous avons souligné une certaine prise de conscience des limites de nos modes de management et d’organisation du travail chez certains cadres. Cette question commence à être saisie par les syndicats, en lien aussi avec une demande croissante des travailleurs, désireux pour beaucoup de plus d’autonomie et de participation. Si elle a été éclipsée par celle de l’emploi au sortir du fordisme à partir des années 1970 – et notamment en France où le chômage a été massif – il ne faut pas qu’elle redevienne secondaire par rapport à celle du salaire, même si cette dernière est revenue au cœur des préoccupations avec le retour de l’inflation. 

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Consultez les autres textes de la série "Que sait-on du travail ?"

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Références :

 Ahlstrand Roland et Gautié Jérôme (2022), “Labour–management relations and employee involvement in lean production systems in different national contexts: A comparison of French and Swedish aerospace companies », Economics and Industrial Democracy (version électronique, 24 juin).

Caroli Eve et Gautié Jérôme (dir.) (2010), Bas salaires et qualité de l’emploi. Le paradoxe français, Paris, Editions Rue d’Ulm.

Benhamou Salima et Lorenz Edward (2020), « Les organisations de travail apprenantes : enjeux et défis pour la France », Paris, France Stratégie. 

Dujarier Marie-Anne (2015), Le Management désincarné. Enquête sur les nouveaux cadres du travail, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres ».

Durand Jean-Pierre (2004), La chaîne invisible, Paris, Le Seuil.

Daniellou François (2015), “Subsidiarity in the organization – a key issue to prevent psychosocial risks” dans Mattias Elg, Per-Erik Ellström, Magnus Klofsten and Malin Tillmar (eds.), Sustainable Development in Organizations: Studies on Innovative Practices, Cheltenham, Edward Elgar, p.16-28

Elg Mattias, Ellström Per-Erik, Klofsten Magnus and Tillmar Malin (eds.) (2015), Sustainable Development in Organizations: Studies on Innovative Practices, Cheltenham, Edward Elgar.

Freyssinet Jacques (2022), “Le travail, une valeur ?”, Document de Travail, n°01-2022, IRES, février.

Jensen Morten Berg, Johnson Björn, Lorenz Edward, Lundvall Bengt Åke (2007), “Forms of Knowledge and Modes of Innovation”, Research Policy, June.

OECD (2010), Innovative Workplaces, Paris, OCDE.

Trentin Bruno (2012), La Cité du travail. Le fordisme et la gauche, traduction française, Paris, Fayard.

    

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