Maëlezig Bigi, Dominique Méda - Prendre la mesure de la crise du travail en France
Maëlezig Bigi, Dominique Méda - Prendre la mesure de la crise du travail en France
Maëlezig Bigi est sociologue, maîtresse de conférences au Cnam, chercheuse au Lise et affiliée au Centre d'études de l'emploi et du travail. Elle travaille sur la reconnaissance et l’organisation du travail. Elle a notamment publié en 2015, Travailler au XXIè siècle. Des salariés en quête de reconnaissance, Robert Laffont, Paris, 232 p. Avec Olivier Cousin, Dominique Méda, Laëtitia Sibaud et Michel Wieviorka (co-auteurs).
Dominique Méda est professeure de sociologie à l’Université Paris Dauphine. Elle dirige l’Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (IRISSO) de l’université Paris Dauphine-PSL. Elle a notamment publié Le Travail aux PUF, collection Que sais-je? en 2022, avec Isabelle Ferreras et Julie Battilana, Manifeste Travail : Démocratiser, Démarchandiser, Dépolluer, Le Seuil, 2020, et avec Sarah Abdelnour, Les nouveaux travailleurs des applis, PUF/ La Vie des idées en 2019.
PRENDRE LA MESURE DE LA CRISE DU TRAVAIL EN FRANCE
Maëlezig Bigi, Dominique Méda
C’est sans doute l’une des expressions les plus médiatiques de ces derniers mois : le rapport au travail aurait changé. Les Français ne voudraient plus travailler. La Grande démission serait la preuve qu’un gigantesque mouvement de flemme s’est emparé de nos concitoyens. Dans cet article, nous tentons de prendre une perspective un peu longue pour comprendre ce qui a vraiment changé dans notre rapport au travail, nous revenons sur l’importance accordée au travail par les Français et nous mettons en évidence que la question centrale aujourd’hui est celle des conditions de travail. Nous invitons ainsi nos lecteurs à prendre la mesure de la grave crise du travail française, qui explique en partie l’intensité des réactions à l’annonce du recul de l’âge légal de la retraite de 62 à 64 ans.
1. Les Français sont-ils paresseux ?
Une note de 2019 (Goujard, 2019) commentant les résultats de l’OCDE sur le temps de travail (et revenant sur l’idée que les Français seraient ceux qui consacrent au travail le moins grand nombre d’heures par habitant) a été utilisée par certains journalistes comme une nouvelle preuve du fait que les Français seraient paresseux et n’aimeraient pas le travail, confortant ainsi une théorie partagée et diffusée de longue date par certains économistes : celle de la préférence des Français pour le loisir.
C’est pour mettre à l’épreuve cette théorie, et en particulier l’idée selon laquelle les jeunes seraient les plus atteints par cette épidémie de flemme – un autre poncif du discours voudrait en effet que les jeunes soient particulièrement rétifs au travail, matérialistes, incapables d’engagement… – qu’avait été lancé en 2006 un programme de recherche européen, rassemblant sous la direction de Patricia Vendramin six équipes de chercheurs de France, d’Italie, de Belgique, de Hongrie, d’Allemagne et d’Espagne (Dominique Méda, à l’époque directrice de recherches au Centre d’Etudes de l’Emploi était la responsable de la partie française, avec Lucie Davoine et Béatrice Delay). Nous avions exploité l’ensemble des enquêtes européennes et nationales disponibles sur le sujet et réalisé des campagnes d’entretiens dans nos pays. Nous avions notamment mobilisé l’enquête sur les valeurs des européens (European Values Survey) ainsi que l’International Social Survey Program qui offrent de nombreuses données sur le travail.
Les résultats étaient clairs et significatifs. Les Français étaient parmi les Européens les plus attachés au travail, près de 70% d’entre eux affirmant que le travail était très important. Leurs attentes prioritaires à l’endroit du travail pouvaient se décliner autour de trois grands items : bien gagner sa vie ; avoir un travail intéressant ; avoir des relations sociales et une bonne ambiance de travail. Les jeunes étaient encore plus nombreux que les plus âgés à considérer que le travail était très important et leurs attentes – identiques à celles des plus âgés – étaient plus intenses que celles-ci. L’ensemble de ces résultats ont été présentés dans de nombreuses publications (par exemple Davoine, Méda, 2008 ; Méda, Vendramin, 2010 ; Méda, Vendramin, 2013 ; Méda, 2022).
Si la part des Français déclarant le travail très important baisse (un peu) avec le temps, les Français restent néanmoins parmi les Européens les plus nombreux à déclarer que le travail est très important. En 2017, ils étaient encore 62% à déclarer que le travail était très important, contre moins de 50% pour les Danois, les Hollandais, les Allemands ou les Britanniques.
Différentes explications de cette spécificité ont été avancées. Parmi celles-ci le fait que le travail continue à indiquer la place d’un individu dans la société – son statut social –, est apparu assez déterminant. Il est aussi remarquable que cette importance accordée au travail soit le fait de l’ensemble des personnes quel que soit leur statut d’emploi comme le montre le graphique ci-dessous qui concerne la vague 2008 de l’enquête dans laquelle 68% des Français déclaraient le travail très important.




Des organisations du travail caractérisées par de fortes exigences, un faible soutien et une faible participation aux décisions
La pénibilité du travail est renforcée par les caractéristiques de l’emploi : les Français travaillent plus que les autres et plus que la moyenne européenne dans des délais très stricts et très courts.
Alors que l’appartenance à un collectif de travail et le soutien apporté par l’équipe sont capitaux dans la capacité à supporter son travail, le soutien accordé aux travailleur.es français par leurs collègues de travail apparaît particulièrement faible :
L’enquête française sur les conditions de travail mais aussi des enquêtes sur de plus faibles échantillons et procédant par entretiens (par exemple celle que nous avons menée en 2015 auprès d’une douzaine d’entreprises et dont nous avons publié les résultats dans Travailler au XXIème siècle. Des salariés en quête de reconnaissance), l’avaient déjà mis en évidence : les travailleur.es français accèdent peu à la parole dans leur travail. Ils sont très peu consultés avant que des objectifs de travail leur soient fixés et ne peuvent que rarement influencer les décisions qui sont importantes pour leur travail.
Contrairement aux clichés sur la flemme, il n’est pas rare que les Français.es viennent travailler sur leur temps libre pour répondre aux exigences de leur travail. Plus d’un tiers d’entre eux ont travaillé alors qu’ils étaient malades.
Exploitant la vague 2015 de cette enquête européenne sur les conditions de travail, Agnès Parent-Thirion et ses collègues avaient déjà mis en évidence la plus forte présence dans les pays nordiques d’organisations du travail dites « apprenantes », caractérisées par une plus grande autonomie au travail, une plus forte participation des travailleur.es aux décisions concernant leur travail et…, un plus fort bien-être au travail (Eurofound, 2020). À la recherche des variables-clés expliquant cette situation, ils en avaient trouvé une seule : la forte présence syndicale.
Un travail qui menace la santé et n’est pas reconnu à la mesure des efforts consentis
Les Français.es apparaissent minés, psychologiquement et physiquement et, plus que leurs voisins européens, perçoivent le travail comme une menace pour leur santé.
Ils sont d’ailleurs très nombreux à déclarer avoir souffert de problèmes de santé physiques ou psychiques au cours des 12 derniers mois. Près d’un.e actif.ve occupé.e sur deux en France déclare souffrir d’anxiété tandis qu’ils et elles ne sont que 7,6% dans ce cas au Danemark.
Enfin, et c’est également un résultat qui ne fait que confirmer des enquêtes précédentes, les Français sont parmi les moins nombreux à considérer que leurs efforts et leur travail sont reconnus à leur juste valeur. Mais l’écart avec nos voisins apparaît très important.
Dans l’index de qualité de l’emploi qui synthétise ces résultats, et qui met en regard les exigences imposées aux travailleur.e.s et les ressources et soutiens dont ils disposent pour y faire face, la France apparaît finalement en queue de peloton avec une proportion de 39% de Français se trouvant dans un emploi « tendu » contre 22% au Danemark, 22.66% aux Pays-Bas, 23.86% en Allemagne et 30,27% dans l’Union européenne à 27.
Conclusion
L’ensemble de ces résultats met en évidence la très médiocre situation dans laquelle les Français vivent leur travail. Il importe désormais de trouver les remèdes à celle-ci. Comme l’indique Agnès Parent-Thirion au nom de l’équipe d’Eurofound présentant les résultats de la vague 2021 de l’enquête européenne, "l’une des principales leçons tirées de l’analyse des enquêtes européennes est que le fondement d’une bonne vie professionnelle reste le même qu’avant la pandémie : la qualité du travail et de l'emploi ". Il importe aussi de mettre au centre des réflexions la question de l’organisation du travail comme l’ont fait récemment Thomas Coutrot et Coralie Perez dans Redonner du sens au travail. Le déni de reconnaissance dont semblent particulièrement victimes les travailleur.e.s français.e.s et que nous avons analysé dans Travailler au XXIème siècle doit être mis en lien avec des modèles socio-productifs dont la recherche d'efficacité est trop fondée sur l'intensification du travail (multiplication des contraintes pesant sur l'activité), et le management sur le diplôme. L’analyse de ce qui se passe dans les pays voisins suggère que le fait que les travailleur.e.s disposent de plus d’autonomie, de marges de manœuvre, de possibilités de s’exprimer et de participer aux décisions qui concernent leur travail mais aussi les organisations dans lesquelles ils travaillent est essentiel. Dans les pays dans lesquels la participation est plus forte, qu’il s’agisse d’une participation directe ou par le biais de leurs représentants, la situation des travailleurs est meilleure. Il est sans doute grand temps non seulement d’emprunter à nos voisins ce qui semble une clef de leur réussite – la codétermination – mais sans doute d’aller encore plus loin par exemple, en redonnant aux représentants des travailleur.e.s un poids équivalent aux représentants des apporteurs de capital comme le suggèrent Isabelle Ferreras, Julie Battilana et Dominique Méda dans le Manifeste Travail. Démocratiser. Démarchandiser. Dépolluer.
Bibliographie
BÉATRIZ Mikaël (2023), « Quels facteurs influencent la capacité des salariés à faire le même travail jusqu’à la retraite ? », DARES Analyse, n° 17.
BIGI Maëlezig, COUSIN Olivier, MÉDA Dominique, SIBAUD Laetitia, WIEVIORKAMichel (2015), Travailler au XXIe siècle. Des salariés en quête de reconnaissance, Robert Laffont
COUTROT Thomas, PEREZ Coralie (2022), Redonner du sens au travail, La République des idées/ Seuil.
DAVOINE Lucie, MEDA Dominique (2008), « Place et sens du travail en Europe : une spécificité française ? », Document du Centre d’Etudes de l’Emploi.
Eurofound (2020), How does employee involvement in decision-making benefit organisations?, European Working Conditions Survey 2015 series, Publications Office of the European Union, Luxembourg.
FERRERAS Isabelle, BATTILANA Julie, MEDA Dominique (2020), Manifeste travail. Démocratiser. Démarchandiser. Dépolluer, Seuil.
FOURQUET Jérôme, PELTIER Jéremy (2022), « Grosse fatigue et épidémie de flemme : quand une partie des Français a mis les pouces », Fondation Jean Jaurès.
GARNER Hélène, MEDA Dominique, SENIK Claudia (2006), « La place du travail dans les identités », Economie et Statistique, n°393-394, p. 1-20.
GARNER Hélène, MEDA Dominique, SENIK Claudia (2005), « Conciliation entre vie professionnelle et vie familiale. Les leçons des enquêtes auprès des ménages », Travail et emploi, n° 102, p. 57-67.
GOUJARD Antoine (2019), « Le temps de travail en France : comment expliquer sa faiblesse relative ? ».
GREENAN Nathalie, SEGHIR Majda (2018), « Quelle vulnérabilité des travailleurs européens face aux conditions de travail dégradées ? » Connaissance de l’emploi, n° 138.
HOUSSEAUX Frédérique (2003), « La famille : pilier des identités », INSEE première, n° 937.
LAGOUGE Adrien, RAMAJO Ismaël, BARRY Victor (2022), La France vit-elle une « Grande démission » ?.
LALLEMENT Michel (2022), « La valeur travail bat-elle vraiment de l’aile ? », AOC.
MEDA Dominique (2022), Le Travail, Que sais-je ?, PUF, (2005), 7ème édition
MEDA Dominique, VENDRAMIN Patricia (2010), « Les générations entretiennent-elles un rapport différent au travail ? », SociologieS.
MEDA Dominique, VENDRAMIN Patricia (2013), Réinventer le travail, "Le lien social", PUF.
MEDA Dominique, BIGI Maëlezig, PARENT-THIRION Agnès (2023), « Dix graphiques pour comprendre l’ampleur de la crise du travail en France », Alternatives économiques.
MEDA Dominique, ORAIN Renaud (2002), « Transformations du travail et du hors travail : le jugement des salariés sur la réduction du temps de travail », Travail et emploi.