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29.04.2021

Violences sexuelles : que fait la justice ?

Très peu d’affaires de viol sont portées devant l’institution judiciaire. La plupart sont classées, certaines sont requalifiées en simples agressions sexuelles. Dans un ouvrage publié aux Presses de Sciences Po intitulé Viol. Que fait la justice ?, Véronique Le Goaziou, chercheuse associée au Laboratoire méditerranéen de sociologie (LAMES-CNRS), se penche sur le traitement judiciaire des violences sexuelles et ouvre la voie à une justice restaurative. Interview.

Vous expliquez que les violences sexuelles ont longtemps été tolérées dans nos sociétés. Pourquoi ?

Il y a de nombreuses raisons à cela. Tout d’abord, comme l’ont montré les historiens, dans les temps passés, la violence en général était davantage tolérée. Dans ces sociétés incomparablement plus rudes que les nôtres, le rapport à l’autre, à la souffrance, à la brutalité ou à la mort était différent de ce qu’il est pour nous, si bien que des faits que nous qualifions de violents, pouvaient en ces époques paraître banals ou ordinaires. Les faits et les gestes n’ont guère changé, mais nos régimes de sensibilité, oui, et nous réprouvons aujourd’hui ce qui à d’autres époques choquait peu la conscience commune. En outre, ces sociétés hiérarchisées étaient profondément inégalitaires et les hommes avaient plus de droits que les femmes et les enfants, et même des droits sur elles et eux. Dès lors, les violences sexuelles, (quasiment) toujours commises par des hommes sur des femmes ou sur des mineurs, n’apparaissaient pas illégitimes, sauf dans de rares cas, puisqu’elles étaient constitutives du pouvoir masculin. C’est d’ailleurs pour ce motif que les violences sexuelles ont longtemps été considérées comme des atteintes à l’honneur des pères, des maris ou des maîtres, plus que comme des atteintes aux victimes. Une troisième raison tient justement à la place et au statut des victimes, figure très récente dans notre histoire et longtemps négligée dans la considération des affaires sexuelles, sinon comme un être passif devant porter le poids de la honte et plus ou moins suspecté d’avoir contribué à la violence commise. Aujourd’hui, à l’inverse, les victimes occupent une place sans précédent dans notre économie morale et – même si cela peut paraître très insuffisant – dans notre système judiciaire. Nous portons un regard de compassion sur elles et réprouvons fortement toute souffrance qui peut être infligée à autrui.

On assiste aujourd’hui à un décalage entre une forte condamnation sociétale et morale des violences sexuelles et leur faible condamnation pénale. Pouvez-vous nous en dire plus ?

En effet les violences sexuelles, fortement réprouvées, sont pourtant faiblement dénoncées et condamnées. Selon les sources, le taux de plainte varie entre 8% et 15%, ce qui signifie que la grande majorité de ces violences ne sont pas portées à la connaissance de la justice – il faudra voir comment cette tendance évoluera dans le sillage des mouvements de dénonciations qui s’expriment depuis l’automne 2017. Et parmi ce petit volume d’affaires judiciarisées, seules 10% à 15% sont jugées aux assises. Il y a donc deux phénomènes à expliquer : la faible dénonciation et la faible condamnation.

Les motifs du premier sont multiples : ce sont d’abord toutes sortes d’appréhensions, par exemple la peur des représailles ou des réactions, la crainte d’envoyer l’auteur (très souvent un proche) en prison, la hantise de parler de sexualité ou celle de porter un stigmate tant la honte ressentie par les victimes demeure aujourd’hui encore très forte, le discrédit porté à sa propre parole, etc. Cela peut aussi être le désir de tourner la page et de laisser l’affaire derrière soi, ou encore une méconnaissance du système judiciaire. Des raisons nombreuses et variées qui peuvent évoluer avec le temps, lorsque par exemple un viol est dénoncé des années après avoir été subi. Toutefois, il ne faudrait pas considérer que la dénonciation des faits est la suite logique de l’agression. Si tant de victimes ne portent pas plainte, c’est qu’elles ont peut-être des raisons de ne pas le faire. On manque de données rigoureuses sur ce sujet et il faudrait enquêter afin de déterminer si la non-dénonciation des violences sexuelles est le fruit d’obstacles ou d’empêchements, ou bien si c’est le souhait des victimes – cela peut aussi être un mélange des deux – et dans ce cas, ne faut-il pas le respecter ? De nombreuses questions se posent à propos de la parole (ou du silence) des victimes, et ce que l’on peut ou doit en faire.

Comment expliquer que 90% des plaintes déposées pour viol ne soient pas jugées pénalement, en tant que crimes, aux assises ?

Ce faible taux de condamnation fait l’objet de vives critiques car il donne le sentiment d’une justice laxiste, voire d’un déni de justice. Là encore, plusieurs raisons expliquent ce faible taux de condamnation, à commencer par les principes qui régissent le droit pénal : le principe d’impartialité, le principe du contradictoire et bien sûr la présomption d’innocence. Les violences sexuelles sont souvent difficiles à prouver, de sorte que si les faits ne peuvent pas être établis avec suffisamment de certitude, alors l’affaire ne sera pas envoyée aux assises. Sans compter l’état préoccupant des ressources du système judiciaire, qui manquent cruellement – d’où la longueur des procédures et les dossiers qui s’entassent sur les bureaux des magistrats. Cela peut être terrible pour les victimes qui portent plainte car le parcours judiciaire sera long, contraignant et parfois même brutal, mais la justice n’est pas une machine, elle doit entendre les deux parties, la parole de l’un et la parole de l’autre comme on le dit souvent, afin de parvenir à une sorte de “vérité judiciaire” qui peut être très éloignée de celle de la victime – tout comme de celle de l’auteur présumé d’ailleurs. Toute la difficulté est de trouver l’équilibre entre le cri des victimes qui demandent que justice leur soit rendue et les droits des personnes soupçonnées d’avoir commis telle ou telle violence. Ce faible taux de condamnation explique d’ailleurs peut-être à rebours le faible taux de dénonciation, la prudence dont des victimes font preuve à ne pas s’engager dans une procédure qui ne leur octroiera pas de satisfactions.

Existe-t-il des alternatives à la voie pénale ?

La question est de savoir ce que l’on vise en matière de lutte contre les violences sexuelles : établir les faits et sanctionner les auteurs est l’objet et le but de la justice pénale, mais cela n’est qu’un aspect de la question. Il y en a au moins trois autres : protéger les victimes et les accompagner, les aider à reprendre une vie ordinaire et de qualité et prévenir les violences sexuelles par l’éducation et la sensibilisation. Et cela, ce n’est pas la justice pénale qui peut le faire. Ainsi n’a-t-elle pas vocation à protéger les victimes – même si elle peut prendre des mesures en ce sens. Or dans le cas des violences sexuelles intrafamiliales par exemple, qui sont les plus nombreuses, c’est ce qu’il faut pouvoir faire. Nombre de victimes qui portent plainte contre un conjoint ou un parent ne disposent, en réalité, que de très peu de moyens de protection contre leur agresseur. À qui peuvent-elles s’adresser ? Où peuvent-elles aller ? Trop rares sont par exemple les lieux d’accueil. Heureusement qu’il existe des associations pour leur porter assistance et conseil, mais elles doivent encore très souvent se débrouiller seules. Quant à reprendre une vie ordinaire, retrouver confiance en soi, renouer lien avec l’autre, bref se réparer, c’est souvent un travail de longue haleine et il faut pouvoir les y aider. Enfin, en ce qui concerne la prévention, on est encore très loin des intentions aux actes. C’est bien sûr dès le plus jeune âge qu’il faut parler de ces questions, évoquer la relation à l’autre, au corps de l’autre, à la sexualité, au désir, au pouvoir, etc. Aujourd’hui l’effort est manifestement porté sur la pénalisation et j’observe que cela fonctionne peu ou mal. Il est temps d’investir très sérieusement tous les autres aspects des violences sexuelles.

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