Points de vue croisés : L'assurance chômage

Points de vue croisés : L'assurance chômage

Par Pierre Cahuc et Didier Demazière
  • Didier Demazière @Thomas Arrivé- Sciences Po et Pierre Cahuc@Sciences Po Didier Demazière @Thomas Arrivé- Sciences Po et Pierre Cahuc@Sciences Po

Pierre Cahuc, chercheur au Département d'économie de Sciences Po et Didier Demazière, chercheur au Centre de Sociologie des Organisations (CSO), ont accepté de répondre à nos questions et de confronter leurs points de vue sur les mesures qui entourent l'assurance chômage. Une interview à deux voix qui, forte des divergences constructives de ces deux visions, offre une meilleure perspective sur ces mesures controversées.

L’assurance chômage a toujours visé à apporter un soutien financier aux chômeurs mais aussi à les aider à retrouver un emploi. Les conditions pour bénéficier des allocations ont peu à peu été réduites afin d'accélérer la reprise rapide d'emploi. Cette stratégie a-t-elle donné des résultats ?

Pierre Cahuc : Comme l’indique son nom, l’assurance chômage est en principe une assurance : un prélèvement sur le revenu des salariés lorsqu’ils travaillent qui leur permet de limiter leurs pertes de revenu en cas de perte d’emploi. Le montant des allocations perçues et les conditions pour en bénéficier dépendent donc du montant cotisé de façon à assurer un équilibre financier du système. En France, il faut avoir travaillé 4 mois pendant les 24 derniers mois et chaque jour travaillé donne droit à 1 jour d’indemnisation. En réalité, cette durée est passée de 6 à 4 mois en 2014, puis de 4 à 6 mois en 2019 pour repasser à 4 mois en 2020. Il n’y a donc pas de tendance à un durcissement des conditions d’accès. En outre, au regard des comparaisons internationales, ces conditions sont favorables. Ainsi, en Suède, il faut avoir travaillé au moins 6 mois pendant les 12 derniers mois. Au Danemark, il faut avoir travaillé au moins 12 mois pendant les 3 dernières années.

Les travaux empiriques montrent que les conditions d’accès à l’indemnisation ont un impact sur les flux d’entrée au chômage. Ils montrent aussi que la durée et le montant de l’indemnisation augmentent la durée moyenne du chômage.

Didier Demazière : Il n’est pas démontré que priver les chômeurs de revenus, ou réduire ces derniers, accélère le retour à l’emploi. Depuis les débuts de l’indemnisation il y a un débat sur sa portée incitative (elle permet de se consacrer à la recherche d’emploi) ou désincitative (elle favorise un relâchement des efforts). Pour moi ce débat est normatif.

Certes, les chômeurs font des arbitrages et évaluent les emplois disponibles, et pas seulement sur le salaire, mais aussi sur le métier, le contrat, les horaires, la distance domicile-travail, etc. Bref ils cherchent, comme tout le monde, un emploi qui leur disconvienne le moins possible. Mais les enquêtes qui comparent l’emploi retrouvé avec l’emploi antérieur au chômage ou avec l’emploi recherché montrent deux tendances fortes : une révision à la baisse des aspirations et un déclassement professionnel.

Les facteurs décisifs accélérant la reprise d’emploi ne sont pas les montants ou durées d’indemnisation. Ce sont plutôt le volume des offres d’emploi rapporté au nombre de chômeurs ; les situations économiques des territoires locaux où les chômeurs recherchent un emploi ; les profils de ces derniers qui génèrent de fortes inégalités face à l’emploi, etc.

En comparaison avec d'autres systèmes d'assurance chômage dans le monde, le modèle français est-il plus efficace ?

P.C: Le modèle français ne brille pas par son efficacité. Tout d’abord, la coordination entre l’accompagnement des demandeurs d’emploi et l’indemnisation est insuffisante. Un système efficace repose sur un équilibre entre droits et devoirs. Du côté des droits, outre l’indemnisation, il propose des offres d’emploi à haute fréquence et oriente les demandeurs d’emploi vers des formations adaptées lorsque c’est nécessaire. Du côté des obligations, il exerce un contrôle sur l’activité de recherche d’emploi et conditionne l’indemnisation à une recherche d’emploi effective, ou à l’acceptation de formations. En France, le manque de moyens en matière d’accompagnement ne permet pas de réaliser le bon équilibre entre droits et devoirs. 

Ensuite, le calcul de l’indemnisation aboutit à une multitude de situations où le revenu mensuel augmente du seul fait de s’inscrire au chômage, en allant jusqu’à plus que doubler en s’arrêtant de travailler. Prenons l'exemple d'une personne qui a travaillé en CDD à temps plein en moyenne une semaine par mois pendant deux ans. Comme son salaire journalier de référence n’est calculé que pour les jours sous contrat de travail, son indemnité mensuelle, proportionnelle à ce salaire multiplié par le nombre de jours dans le mois, est près de trois fois plus élevée que son revenu mensuel passé. 

D.D. : L’efficacité doit se concevoir par rapport aux objectifs majeurs : indemniser et accompagner vers l’emploi. Dans les deux cas, la comparaison internationale est délicate, parce que chaque système d’indemnisation résulte d’une histoire nationale propre et prend sens dans son contexte.

Sur l’indemnisation, les critères sont multiples : part des chômeurs indemnisés, durée maximale d’indemnisation, taux de remplacement (rapport allocation / salaire de référence), montant minimal et maximal, prise en compte de paramètres familiaux ou d’âge, etc. A titre d’exemple, en France, parmi les chômeurs obligés de rechercher un emploi, 48% sont couverts par l’assurance chômage. Et 25% des allocataires (soit 12% des chômeurs) perçoivent une allocation de 1290 euros net ou plus.

Sur l’objectif emploi, les indicateurs ne manquent pas : taux, et vitesse, de sortie vers l’emploi, part du chômage de longue, et de très longue, durée, etc. Mais la comparaison achoppe sur la notion d’emploi, de plus en plus diffractée : contrats courts, quotité faible de travail faible, salaires bas, contrat zéro heure, auto-entrepreneuriat. Selon la définition retenue de l’emploi, l’efficacité mesurée sera différente.

Quels seraient les avantages ou les défauts de la réforme envisagée ?

P.C. : Pour l’essentiel, la réforme envisagée vise à modifier le calcul de l’indemnisation pour qu’elle dépende du revenu mensuel moyen passé et non des revenus gagnés uniquement les jours sous contrat de travail, ce qui aboutit à des situations aberrantes où le revenu mensuel peut augmenter considérablement en arrêtant de travailler. Elle cherche à limiter l’utilisation des contrats de travail de courte durée en introduisant un bonus-malus pour les cotisations des employeurs. Elle introduit une dégressivité consistant à réduire l’indemnisation à partir du 7ème mois pour les demandeurs d’emploi dont l’allocation est supérieure à environ 2500 euros. Enfin, elle fait repasser à 6 mois la durée de travail nécessaire pour bénéficier de l’indemnisation chômage. 

La modification du calcul de l’indemnisation et l’introduction du bonus-malus sont des mesures structurelles qui devraient améliorer l’efficacité de l’assurance chômage. Les deux autres mesures ont pour but de réaliser des économies dans un contexte de fort endettement de l’assurance chômage. Elles présentent l’inconvénient de réduire les revenus des demandeurs d’emploi, ce qui peut avoir des conséquences néfastes en période de fort ralentissement économique. 

D.D. : L’objectif de la réforme décidée par le gouvernement en 2019 et qui sera appliquée par paliers à partir de juillet 2021, est financier : réaliser plus d’un milliard d’économies par an.

Le moyen principal est de durcir les règles d’indemnisation par différents leviers. Plus de 800.000 chômeurs devraient subir une baisse de leur allocation, surtout ceux qui alternent chômage et petits emplois. C’est une dégradation de la première mission (indemniser) sans gain sur la seconde (l’accès à l’emploi). C’est donc une mauvaise réforme.

Elle illustre le poids des questions budgétaires, alourdi encore par l’ampleur inédite du déficit de l’Unedic en 2020 : 19 milliards pour une dette approchant 60 milliards. Les économies visées sont dérisoires à l’aune de ces chiffres. Ceux-ci montrent aussi l’impasse financière d’un système que chaque cycle économique déséquilibre : la croissance du chômage gonfle les dépenses et réduit les recettes, et les reprises allègent les dépenses mais sont souvent l’occasion de baisser les cotisations. L’asphyxie est inévitable, et précipitée par le recours massif au chômage partiel (financé en partie par l’Unedic) et la croissance probable du chômage dans la prochaine période.

Si vous aviez une proposition pour l'améliorer, quelle serait-elle ? 

P.C. : L’assurance chômage est confrontée à des problèmes structurels liés à une gouvernance inadaptée. En effet, la France est le seul pays où les règles de l’assurance chômage sont en principe déterminées par les partenaires sociaux, au sein de l’Unedic. Partout ailleurs, c’est l’Etat qui les détermine, avec un contrôle du pouvoir législatif. Et il y a de très bonnes raisons à cela. Tout d’abord, l’Etat est garant des dettes de l’assurance chômage. Ensuite, les règles d’indemnisation chômage affectent les dépenses publiques du fait de leurs interactions avec les transferts sociaux. En outre, les politiques d’emploi, et en particulier le chômage partiel qui joue aujourd’hui un rôle de premier plan, ont un impact sur les recettes et les dépenses de l’assurance chômage. Il est donc nécessaire de coordonner l’assurance chômage avec le système socio-fiscal et les politiques d’emploi qui sont en dernier ressort de la compétence du parlement, représentant l’ensemble des citoyens. Ces problèmes de coordination étaient quasi-inexistants en 1958 année de la création de l’Unedic, lorsqu’il y avait 200 000 chômeurs contre plus de 3,5 millions aujourd’hui ; lorsque l’ANPE, l’ancêtre de Pôle Emploi, n’existait pas et lorsqu’il n’y avait pas de revenu minimum. Mais le monde a changé. Il est temps de s’y adapter.

D.D. : Une refonte complète de l’assise financière du système s’impose. L’enjeu est de supprimer une source majeure de déficit : l’effet ciseaux entre recettes et dépenses en période de croissance du chômage. Les options techniques ne manquent pas : rehausser le niveau de cotisation dans les périodes fastes ; recourir partiellement à un financement par l’État (par l’impôt ou la CSG) ; élargir la base des cotisants (en supprimant l’option d’auto-assurance pour les emplois publics, en faisant contribuer la fonction publique), etc.

Une autre piste, dépendante de la première car elle accroît les dépenses, est de réformer un système qui est le produit de la norme salariale et couvre mal, ou pas, les risques importants de chômage liés aux formes nouvelles d’emploi. Les situations à prendre en compte sont multiples : bas revenus du travail (intermittent, à faible horaire), actifs non-salariés (indépendants classiques, auto-entrepreneurs), chômeurs venant de l’inactivité (études, interruptions de carrière), etc. L’hétérogénéité des statuts d’emploi et des parcours professionnels est croissante, et elle appelle des réponses en termes d’indemnisation, fût-ce selon des règles différenciées.

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