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Partir écrire dans les Cévennes

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Huit doctorants et doctorantes du CERI ont participé à la première édition d'une résidence d'écriture proposée par le laboratoire. Celle-ci s'est déroulée à la Maison Clément - Les Plantiers, ancienne magnanerie, dans le parc naturel des Cévennes, du lundi 25 au samedi 30 septembre 2023. Ils et elles nous livrent leurs témoignages dans un carnet rédigé à plusieurs mains.

 

Résidence d'écriture, septembre 2023.; Réalisation : Dorian Ryser, CERI.

[Lundi 25 septembre 2023, 7h35, Gare de Lyon]

Il est un peu trop tôt pour se sevrer de la caféine, mais nous sommes pour la plupart déjà au travail : certain-es anticipent déjà sur l’écriture, d’autres envoient des mails frénétiquement, avant l’heure fatidique où iels devront couper les ponts avec leurs élèves, leur directeur ou directrice de thèse et avec les collègues avec lesquel-les iels portent de nombreux projets. Le train est rempli de chercheur.ses. C’est un pot-pourri de disciplines. L’homme assis en face de nous lit une thèse. C’est de la médecine. Ce n’est pas bien épais, comparé à ce que l’on trouve en sciences politiques. Il nous explique qu’il s’agit d’étudier les manières dont on implique les patient-es dans leur traitement.
À peine sorti-es du TGV à Nîmes, nous sommes déjà en train d’y voir une délégation des missions de l’État aux malades elleux-mêmes et à dresser des hypothèses sur les reconfigurations de l’État dans le monde hospitalier.

Le TER pour Alès part sans retard et une demi-heure après, les taxis nous attendent : direction Faveyrolles, commune des Plantiers. Les chauffeurs sont plutôt taiseux : dans une voiture, on parle politique ; dans l’autre, le silence règne, car les virages des montagnes cévenoles n’épargnent pas les estomacs fragiles habitués à la linéarité des métros.

 

[Lundi 25 septembre 2023, 14h00, Les Plantiers]

Après un premier repas, on démarre le séjour par un “échauffement d’écriture”. L’occasion pour certain-es de jeter les doutes sur le papier avant de passer aux choses sérieuses. Nous répondrons à trois consignes courtes, l’idée est d’écrire de manière libre et spontanée. Extrait de réponse à la consigne “Retraite aux Plantiers” :

“Les carottes râpées. Dans un plat en métal, on se croirait à la cantine. C’est tout comme d’ailleurs, une dame nous sert, nous ramène du pain, du sel. Dominique est aux petits soins.
On est venu écrire. On aura beau en parler, s’envoyer des manuels et faire des exercices ridicules : il faudra s’y mettre.

Peut-être que le cadre, la piscine, les mouches et le soleil aideront. Peut-être.
Mais si j’ouvre encore ce fichier Word et que je n’ai rien à y mettre, je crois que je peux jeter l’ordi dans la piscine, brûler les bouquins, et partir à la chasse aux mouches. Une ‘CFT’, une Crise de Fin de Thèse, m'a diagnostiqué une collègue il y a quelques semaines, alors que j’évoquais la possibilité d’élever des chèvres. Peut-être que je peux tout simplement rester ici, aider à éplucher des carottes.”

Ensuite, le travail commence.

 

Départ pour un footing matinal depuis Les Plantiers

Départ pour un footing matinal depuis Les Plantiers. Photo de Claire Dubboscq.

[Mardi 26 septembre 2023, 9h]

Ce cadre tend à ressembler en tout point au premier semestre de thèse, alors en deuxième phase de confinement, quand je m’étais alors isolé dans la modeste maison de l’oncle d’un ami, dans les Pyrénées. Dès le matin, l’air est frais et humide, en contraste marquant avec le premier café de la journée. Je m'installe face à une fenêtre, dont la vue donne sur le versant sud de la vallée. Je peux à tout moment sortir, une feuille à la main sur laquelle est méthodiquement annoté le plan de mon paragraphe ou de mon chapitre, pour le lire à haute voix en marchant, et ce faisant repérer les limites de mon fil argumentatif tel que disposé sur le papier. Je peux voir le ciel, penser. Toutefois, trois ans plus tard, tout semble si différent : mon plan tient debout (enfin!), les dilemmes ne portent plus sur la cohérence des cas mis en comparaison mais sur les meilleurs moyens de construire mon administration de la preuve en mobilisant astucieusement les matériaux empiriques de diverses natures que j’ai accumulés depuis, sur le terrain au Pakistan dans l’administration provinciale à Lahore, dans les administrations préfectorales à Rawalpindi, dans divers districts du Pendjab, et dans les écoles de formation de hauts fonctionnaires à Lahore et Islamabad, dans les archives, dans ces nombreux mémoires en persan, en ligne. Surtout, plus besoin de relancer le feu à 9h, de garder un œil dessus en toutes circonstances, et récolter du bois sur la pause de 16h. Plus besoin non plus de garder l’oreille attentive au passage tous les deux jours du fromager dans sa camionnette, passant nous ravitailler en bas du village. Plus besoin non plus d’échanger des courges du jardin avec les œufs du berger. Ici, tout est facile, pris en charge, organisé, tout en conservant un degré de flexibilité : l’écriture peut être studieuse, sans se préoccuper du chauffage, des repas, de la météo, et des nouveaux variants.

 

[Mardi 26 septembre 2023, 14h, reprise du travail]

Il est difficile de se concentrer. Le paysage est magnifique. Le repas était très bon, la discussion méthodo du midi à bâtons rompus, mais le pélardon frit et les quantités gargantuesques servies à table ont fait chanceler notre attention. Encore une fois le café aide et le système de binômes marche bien. Je me retrouve deux fois par jour avec mon binôme et nous faisons un point sur nos avancements, nos interrogations, nos doutes, nos objectifs, etc. Il faut dire aussi que les blocages ne sont plus si grands, quand ils peuvent être débriefés en compagnie de chèvres. Mon article avance. J’ai une version argile de la première page. Je ne suis pas sûr que l’argument soit suffisamment ramassé et précis. Je perdrai quelques heures là-dessus.

Chèvres

Les chèvres du jardin, résidence d'écriture, septembre 2023. Photo de Claire Duboscq.

[Mercredi 27 septembre 2023, 15h]

Juste au-dessous du bâtiment où la plupart travaillent, il y a une petite descente, suivie d’une clairière de cinq/six mètres. J'ai toujours été de ceux qui défendent l’idée que le mouvement aide à la pensée, et donc à l’écriture. J’y déambule donc souvent, lorsque je dois planifier la structure et les grandes étapes de la rédaction. Ce n’est pas la seule raison qui me pousse à y aller très régulièrement : j'ai attrapé un gros rhume et j'ai commencé à porter un masque pour ne pas le transmettre. Ma petite clairière devient le lieu où je peux respirer librement de temps en temps. Il est hors de question de prendre le risque de gâcher l'expérience d'écriture des mes collègues… mais celui qui partage ma chambre n'a aucun espoir d'en réchapper.

 

[Mercredi 27 septembre 2023, 18h]

On est parti à trois pour faire une petite randonnée avant le dîner. On atteint les hauteurs à 45 minutes de marche et on rencontre un couple de retraité-es, qui nous explique les subtilités des caractères locaux. La Lozère, “c’est pas des tendres” et ils s’ouvrent peu. L’Ardèche, c’est accueillant. Et les Cévennes, c’est plutôt neutre. Je pense au doctorant cévenol du CERI, véritable agence de voyage de la région au sein de l’Open-space du laboratoire, à Paris, qui aurait probablement défendu son coin corps et âme. Nous redescendons juste avant la nuit et l’un d’entre nous vit l’expérience forte de sa semaine : la rencontre fortuite et menaçante avec un marcassin et une laie.

 

Bureau extérieur, résidence d'écriture, septembre 2023

Bureau extérieur, résidence d'écriture. Photo de Louise Beaumais.

[Jeudi 28 septembre 2023, 7h]

Je me lève tôt, j’allume la machine à café, je mets la table du petit déjeuner, je croise Dominique, qui installe tout ce que j’ai négligemment oublié. Elle gère l’endroit et nous bichonne. Elle est le phare dans la nuit de l’écriture et si ce n’était pas pour les bons petits plats du traiteur qu’elle nous apporte, peut-être ne décrocherions nous jamais de notre écran et d’un aller-retour constant et arythmique entre notre matériau empirique et la pensée en train de se structurer.

 

[Jeudi 28 septembre 2023, 12h]

Après une grande session de travail libre, nous nous retrouvons à table, pour la discussion apéritive quotidienne. Aujourd’hui, le plan de la thèse est au menu. Nous échangeons astuces, méthodes et doutes. L’entrée est servie, nous poursuivons la discussion : s’émanciper de l’équilibre des parties, construire un (récit de) plan, rassembler toutes ses notes dans un seul et même document. L’arrivée du plat principal nous pousse à changer de sujet, mais nous récidivons avec le café.

 

[Vendredi 29 septembre 2023, 14h]

Après quatre jours intenses, assise au même endroit, apaisée par la vue des montagnes et le bruit des insectes qui bourdonnent autour de moi, il faut que j’aille marcher. En plus, vu le repas, il va falloir digérer. Je sens bien que les hauteurs m’appellent, que j’ai besoin d’aller faire cette petite randonnée d’une heure quarante cinq. Nous partons à deux, profitant pendant les premières minutes du frais de la forêt de basse montagne. Mais rapidement, nous nous rendons compte de notre erreur. La montée jusqu’au col, au soleil, à 14h, sans vent ni ombre, c’est un peu comme lorsqu’on essaye de s’acharner à écrire la thèse un jour où on devait aller boire un café avec les copains : vraiment pas idéal!

 

Discussion à l'heure du café, à l'ombre de la vigne. Photo de Claire Duboscq.

[Samedi 30 septembre 2023, le grand départ]

Cinq jours c’est court, mais c’est une fusée de lancement nécessaire ou une piste d’atterrissage indispensable. Nous discutons au soleil une dernière fois, tout en remplissant avidement des doggy-bags et comme l’esprit respire enfin après l’apnée, la discussion porte sur les abeilles noires - abeilles charpentières, dont le bourdonnement impressionnant nous a accompagné-es cette semaine. L’un d’entre nous sillonne un article de biologie sur Google Scholar pour nous expliquer pourquoi la sélection naturelle leur a permis de ressembler à de gros aéronefs sombres et menaçants. Le retour à Paris laisse à peine le temps de digérer, mais chacun-e de son côté a la certitude du besoin de reproduire l’expérience.

 

Le séjour a été ponctué d'interventions des participants et participantes, donnant lieu à des discussions collectives, autour des thématiques suivantes :

- 26 septembre : "Écrire la comparaison" (Fatoumata Diallo et Elisabeth Miljkovic)

- 27 septembre : "L’articulation entre le matériel empirique et éléments théoriques" (Guillaume Beaud et Lucas Puygrenier)

- 28 septembre : "Se mettre à l’écriture: le plan comme étape ou cadre évolutif" (Louis Baudrin et Louise Beaumais)

- 29 septembre : "Enjeux de traduction et d’écriture en langue étrangère" (Éric Repetto et Claire Duboscq)

Les témoignages

 

Louis Baudrin, sujet de thèse : “Attirer les étudiants internationaux, en réformant la politique étrangère. Une comparaison des transformations organisationnelles des Ministères des Affaires étrangères allemand et français (1998-2020)” (sous la direction de Christian Lequesne)

Ma participation à la résidence d’écriture a été la rampe de lancement d’un projet d’article. Fraîchement de retour de terrain en Allemagne et avant un semestre très chargé en enseignements, ce séjour a été le bol d’air nécessaire pour reprendre mes esprits et le silo de concentration séparé des tâches du quotidien. Après cinq jours, les fondations étaient posées et l’élan pris dans les Cévennes m’a permis d’envisager la rédaction d’une première version avant Noël.

Guillaume Beaud, sujet de thèse : “Holding the state across political change. Contentious politico-administrative arrangement in post-revolutionary Iran and Pakistan’s prefectural and diplomatic administrations” (sous la direction de Philippe Bezes et de Christophe Jaffrelot)

La résidence d’écriture a été l’opportunité de finaliser l’écriture du premier chapitre empirique de ma thèse, et d’en effectuer un premier travail de relecture. Profitant de l’environnement de travail de qualité j’ai repris sereinement ce premier draft de chapitre bien trop long (120 pages), pour commencer de le réduire en affinant la trame argumentative, en synthétisant le matériau de citations mobilisé, et en insérant des chapeaux introductifs et des transitions entre les différentes sous-parties.

Louise Beaumais, sujet de thèse : “On the use of quantitative data in foreign policy: From datafication to datafiction” (sous la direction de Frédéric Ramel et Thomas Lindemann)

La retraite d’écriture a été l’occasion, pour moi, d’enfin me lancer dans l’écriture ! Après une rentrée très dense, j’avais du mal à prendre le temps de “démarrer” : je préférais avancer sur tel projet, répondre à tel email, aller voir telle personne dans l’open space… Le fait d’être loin de Paris, dans un cadre idéal comme Les Plantiers (je suis très attachée à la nature) m’a permis de (re)partir du bon pied, et de me rendre compte que l’écriture n’était, au fond, pas si terrible, voire presque agréable !

Fatoumata Diallo, sujet de thèse : “The differentiated translations of Bus Rapid Transit (BRT) projects in Cape Town, Greater Paris and Lagos” (sous la direction de Laurent Fourchard et Patrick Le Galès)

La retraite d’écriture a eu lieu après plusieurs semaines mouvementées qui m’avaient largement détournée de la rédaction. Le fait d’avoir accès à un endroit calme, vert, et lointain m’a permis de remettre la priorité sur ma progression dans la rédaction de mes chapitres de thèse. La présence de camarades concentré.es sur le même objectif m’a beaucoup motivée, et le fait de ne pas avoir à m’inquiéter des questions du quotidien (le repas, les courses, les trajets du domicile au lieu de travail) m’a permis d’éliminer les pensées parasites qui entravent souvent ma réflexion. En somme, la résidence m’a aidée à remettre le pied à l’étrier, et à reprendre goût à l’écriture de la thèse.

Claire Duboscq, sujet de thèse : “La judiciarisation de la nature en Colombie” (sous la direction de Sandrine Revet)

Cette retraite d’écriture aux Plantiers est intervenue dans le marasme d’une rentrée à rallonge, qui ne me laissait aucun répit. J’ai décidé de sanctuariser cette semaine dans les Cévennes, en commençant par reporter tout ce qui pouvait être traité plus tard. J’ai ainsi découvert qu’on pouvait mettre la partie administrative de la thèse de côté pendant une semaine… et y survivre ! Je me suis consacrée à la mise en route d’un article, dont je repoussais l’écriture depuis la fin de l’été. Si je n’ai pas achevé l’article pendant la résidence, j’ai pu repartir avec beaucoup de passages rédigés, et surtout une structure aboutie (que j’ai eu le temps de penser, tester, déconstruire puis reconstruire). Un temps de qualité inestimable pour passer sereinement à l’écriture en tant que telle : sans ce moment et ce cadre inspirant, je crois que j’aurais fini par laisser tomber ce projet d’article qui me tenait pourtant à cœur.

Elisabeth Miljkovic, sujet de thèse : “La socialisation des descendant.es de la première vague d’émigration russe en France” (sous la direction de Kathy Rousselet)

La retraite d’écriture a eu lieu au moment de la consolidation d’une réorientation de mon sujet de thèse suite au déclenchement de la guerre en Ukraine. Durant plusieurs années de recherche, l’écriture fut pour moi une véritable épreuve, tant une consolidation par écrit d’une quelconque réflexion dans un contexte d’incertitude constante, alimentée par le Covid et la situation géopolitique, me plongeait dans des troubles quasiment existentiels. Le calme, la lumière du Gard, la camaraderie bienveillante de mes pairs, nos discussions animées et décomplexées ont permis une expérience d’écriture tout autre. En rentrant à Paris, j’ai été accompagnée, durant les semaines et les mois qui ont suivi, de l’élan collectif qui avait pris forme aux Plantiers. Tirant profit du système de binômes mis en place durant la retraite d’écriture, nous poursuivons une dynamique de relecture et de conseils avec Louise, ma binôme. En bref, ce moment a eu une réelle importance pour la mise à l’écriture dans un second chapitre de mon doctorat, et a donné le ton de cette année.

Lucas Puygrenier, sujet de thèse : “Les gens de trop : gouvernement des populations et mise au travail sur l’île de Malte” (sous la direction de Béatrice Hibou)

Le retraite d’écriture s’est déroulée à seulement quelques semaines du dépôt de mon manuscrit de thèse. Elle fût pour moi une formidable opportunité pour finaliser certains de mes chapitres en mettant un peu de côté l’anxiété des derniers mois du doctorat ! La sérénité des lieux, les échanges réguliers avec mes collègues doctorant-es et la bonne humeur générale m’ont été des plus utiles pour avancer dans mon travail et améliorer mon texte.

Eric Repetto, sujet de thèse : "Sovereignty practices in the interactions between states and digital platforms” (sous la direction de Thierry Balzacq)

Dans la résidence d'écriture j'ai pu préparer ma grille d'entretiens et entamer la rédaction d'un article traitant de la souveraineté numérique.

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