n°77 | L’animal objet | Marion Duquerroy

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          Longtemps délaissé, l’animal se retrouve au centre de l’art contemporain depuis les années 1980 surtout. Contre toute attente, il est moins au service de l’écologie que pour réassurer le statut de l’humain, nous dit Marion Duquerroy dont la thèse sur le sujet sera publiée aux presses du réel. L’histoire de son embaumement puis de sa naturalisation et de sa mise sous verre en dit plus long sur nous que sur lui ; de même, la manie répandue de découper les bêtes en morceaux (« botched taxidermy », selon l’expression de Steve Baker).

Laurence Bertrand Dorléac

De chair, poils et plumes : l'objet animal et l'art contemporain

Marion Duquerroy

          Depuis quelques années, et après avoir été largement oublié par les avant-gardes, l’animal revient sur le devant de la scène artistique. L’époque dite post-moderne lui octroie une place importante au sein de la création et les pays anglo-saxons, dont la Grande-Bretagne, ne sont pas en reste. Cependant, il ne faudrait pas se tromper, ces animaux alors esthétisés ne sont pas toujours là pour servir la cause écologiste mais deviennent davantage des choses bavardes sur l’homme et l’actualité dans laquelle il s’inscrit.

Damien Hirst & Co.

En 1991, Damien Hirst, le chef de file de la génération Freeze dévoile sur la scène artistique son requin-tigre conservé dans un aquarium géant rempli de formol et, il est peu de dire qu’il provoqua autant l’étonnement que l’indignation. Ces deux réactions proviennent, d’une part, du fait que la figure animale est ici préservée dans son intégrité physique comme une œuvre d’art et en conséquence questionne ce qui peut ou non faire œuvre et, d’autre part, de l’interrogation suscitée quant à la légitimité de l’appel au droit animal.
Au-delà de cette polémique, Damien Hirst demeure sans conteste l’artiste le plus cité lorsque la question de l’insertion de l’animal dans l’art contemporain est évoquée. En effet, The Physical Impossibility of Death in The Mind of Someone Living est la première œuvre de ce type à apparaître dans l’espace muséal, lors de l’exposition Sensation à la Royal Academy en 1997. S’en suivra presque l’intégralité de l’Arche de Noé avec ses cochons, moutons, vaches ou colombes.
La race de requin que présente Damien Hirst est classée dans les espèces dangereuses pour l’homme, juste derrière le grand requin blanc et son choix n’est pas anodin. En apesanteur, la bête semble se diriger vers nous, nous fixant de ses petits yeux noirs et découvrant ses mâchoires puissantes. Force est de constater qu’il n’est aucunement là pour être admiré mais au contraire pour mettre nos peurs en exergue, en appelant nos souvenirs littéraires et cinématographiques qui le transforment en mangeur de chair fraîche invétéré, comme dans le film Les dents de la mer (1975) dont il est le héros. En somme, l’œuvre parle de tout sauf de l’animal. En 2005, John Isaacs découvre aussi un requin mais, cette fois-ci, résumé à son simple aileron. La sculpture en résine Everyone’s Talking About Jesus, montre la nageoire dorsale pointue découpée directement dans la chair et c’est suffisant pour comprendre de quoi il s’agit. Qui n’a pas déjà imité le prédateur en dressant sa main sur le sommet du crâne ?
John Isaacs, tout comme Damien Hirst, se sert de ce motif pour réveiller nos angoisses bien humaines. Ces deux exemples – ils sont nombreux – illustrent une tendance de l’art contemporain à utiliser la figure animale pour mieux discuter de l’individu, de la société et de ses maux1. L’animal n’est pas utilisé pour lui-même ni pour proposer un quelconque discours écologiste. Il est là pour, une fois de plus, aider l’homme à s’élever dans l’opposition à l’autre, il est une altérité nécessaire à sa construction sociale. Dans ce contexte « propice aux transhumances des images et des sens »2, l’animal se fraie un passage dans le domaine esthétique et aide, parmi d’autres, à proposer une nouvelle écriture sociale, il devient alors, selon Catherine Grenier, « simulacre »3.

Freeze ou les strates d’actualité

1. Karen Knorr, "The Battle Gallery (Chateau de Chantilly)," Fables, 2003-2008.

1. Karen Knorr, « The Battle Gallery (Chateau de Chantilly), » Fables, 2003-2008.

         La naturalisation, tout comme la mise sous verre de la faune et la flore, n’est pourtant pas chose récente. Elle supplante l’embaumement qui s’attachait avant tout à préserver l’essence des choses sans forcément en donner une image réaliste, et son engouement semble aller de pair avec la grande période industrielle. Cependant, le travail de Karen Knorr (ill. 1) comme celui de la toute jeune artiste londonienne Polly Morgan confirment que le passage de la taxidermie dans le monde de l’art est aujourd’hui validé.
Déjà, le Crystal Palace, au milieu du 19e siècle, était le théâtre de saynètes jouant les coutumes britanniques et les activités coloniales dont les acteurs n’étaient autres que des animaux empaillés. Ces «  scènes comiques » sont l’illustration humoristique d’une mode qui trouvera un écho à chaque nouveau pas vers une modernisation technique et technologique toujours plus radicale et permettra de temporiser les peurs d’une génération de perdre pied avec la réalité, de s’éloigner de l’ordre naturel qui est montré »4. La chute de cet ordre, engagée par l’industrialisation, fait simultanément prendre conscience de l’importance de la nature, enclenchant alors nostalgie et glorification. De la curiosité à la passion de la technicité et du machinisme, le monde est passé, au 20e siècle, à l’effroi de l’ère postindustrielle apparaissant incontrôlable. L’échelle humaine de la chaîne de production vole en éclats et la société de consommation, encore si joyeuse il y a quelques décennies, devient symbole de déchets, détritus en tout genre, gaspillage, pollution irrémédiable de la nature menant à sa mort future.

          En revenant à la période contemporaine, il est à noter que le cabinet moderne expose davantage le curieux que le merveilleux. La fable est obsolète et le monde désenchanté. Tout en préservant ce désir de narration et la qualité aussi bien ludique qu’intellectuelle du lieu, le nouveau cabinet se veut l’image d’une nature noire et décadente. Même si, au premier coup d’œil, l’illusion du positivisme du 19e siècle fait son effet, même si les meubles vintages, jarres antiques et autres objets d’époque sont réaménagés, la foi en la science et l’espoir du progrès semblent avoir déserté les lieux. A contre-pied, l’artiste contemporain réinvestit le cabinet pour dénoncer la société de consommation, dresser un procès aux politiques capitalistes et aux gouvernements peu soucieux, comme l’expose le travail Tate Thames Dig de l’américain Mark Dion. Archéologue de la modernité, il compose un cabinet de curiosités grâce aux rebus glanés dans la Tamise entre 1999 et 2000 et dévoile en direct chaque strate de notre société.

Un animal post moderne

          Ce méli-mélo de science – allant de la taxidermie au cabinet de curiosités – avec le domaine esthétique et la citation au passé, nous porte à penser à une certaine postmodernité de la figure animale. L’historien d’art Steve Baker s’est frotté à ce questionnement dans son ouvrage The Postmodern Animal5, publié en 2000. Ainsi, l’art de la fragmentation serait au goût du jour et la figure animale passe aussi à la découpe. Cette manière de montrer la bête non plus dans son intégralité mais plutôt par petits morceaux, souvent hybride ou recousue, est appelée par Steve Baker de botchedtaxidermy. Le terme pourrait être traduit par « taxidermie loupée » ou « cochonner6».

2. Isaacs, Say It Isn't So, 1994.

2. Isaacs, Say It Isn’t So, 1994.

         Créer et montrer un animal en pièces n’est pourtant nullement une action censée nous alarmer quant aux dangers des manipulations génétiques ou rappeler les violences faites aux animaux. Encore une fois, la taxidermie-cochonnée, qui n’est pas toujours à prendre de façon littérale mais plutôt comme une forme d’imperfection ou de manquement, sert à rendre moins lisible la figure animale, « abrasively visible7», et nous force ainsi à sortir de la seule réflexion sur l’espèce. Le botching peut désigner différentes formes de l’utilisation de l’animal, allant de la peluche à son hybridation avec d’autres espèces en passant par le laisser-aller de la désintégration corporelle. L’humour fait souvent partie intégrante du processus, comme le montre l’œuvre Say It Isn’t So, 1994 (ill. 2), de John Isaacs.
Cette sculpture d’un homme vêtu d’une blouse blanche à tête de rat peut d’abord porter à confusion et faire croire à un message dénonciateur de la toute puissance de l’homme. Pourtant, à regarder de plus près, on s’aperçoit que le visage de rongeur est en fait formé à partir d’un moulage en cire d’un poulet congelé auquel ont été ajoutés oreilles, cheveux et yeux lui donnant un air inspiré des bandes dessinées. Le personnage hybride porte dans une main une éprouvette et brandit la seconde en un doigt d’honneur. Plaisanterie rappelant les toiles de Giuseppe Arcimboldo, ou simple effronterie de l’artiste, Say It Isn’t So est là davantage pour nous déranger, nous bousculer dans nos repères que pour questionner le devenir de la nature.

Nature morte : miroir de l’homme moderne

3. Tim Noble & Sue Webster, Dirty White Trash (with gulls) 1998.

3. Tim Noble & Sue Webster, Dirty White Trash (with gulls) 1998.

          Les bêtes mais aussi les rebus de la nature ou les déchets industriels assemblés et mélangés afin de donner forme à l’homme, un homme décadent, semblent être l’apanage des travaux des artistes Tim Noble et Sue Webster, depuis maintenant deux décennies. Cet art de l’hybridation prend toute son ampleur dans les sculptures-poubelles constituées majoritairement d’animaux empaillés. Accolées à des détritus de la vie courante, elles forment des amasqui ne se révèlent qu’une fois éclairés. L’ombre projetée sur le mur découvre alors des silhouettes humaines, celles des artistes, dans des poses tantôt aguicheuses tantôt plaintives. Les shadow sculptures, comme ils aiment les appeler, recèlent de vermines et autres animaux qui envahissent les zones urbaines dans lesquelles vient se cacher l’ombre de l’homme. Dirty White Trash (withgulls) (1998) (ill. 3) montre, comme son titre l’indique, deux goélands naturalisés se disputant le butin de poubelles. Une fois illuminée, l’œuvre laisse découvrir l’ombre des artistes assis, dos à dos, l’un buvant dans verre à pied, l’autre fumant une cigarette. Si l’image projetée propose un moment de détente, la sculpture de rebus est en somme un carottage de la culture populaire allant de sa consommation de junkfood aux oiseaux, ici des goélands, qui prospèrent dans les villes grâce aux déchets.

Notes

1 Si les œuvres de Damien Hirst ont pu provoquer un certain scandale, elles n’en ont pas pour autant été censurées. En regardant ce travail, sans surplus émotionnel, on constate que l’artiste montre, sans prendre en compte les sensibilités du public et le tabou que représente la mort dans les sociétés occidentales, la réalité organique intrinsèque à la vie de chaque individu, humain ou animal. L’homme face à la mort, ici animale, qu’elle soit naturelle ou due à l’abattage, parvient avec peine à se raisonner quant à la (triste ?) banalité de ces événements. « Cette lecture sans recul, soumise à l’affect, révèle une incapacité à réfléchir sereinement sur l’horreur qui nous entoure », constate Barbara Denis-Morel, « L’animal à l’épreuve de l’art contemporain : le corps comme matériau », Sociétés & Représentations, n°27, 2009, p.157.

2 Marianne Celka, « L’homme de la condition postmoderne dans son rapport à l’animal », Sociétés, n°4, 2009, p.82.

3 Catherine Grenier, « Faire la bête », in La revanche des émotions : Essai sur l’art contemporain, Paris, Seuil, 2008, pp.167-183. L’auteur précise que la figure animale est un simulacre efficace car il s’inscrit dans le même champ d’existence que l’homme. Ainsi, le glissement par identification de l’homme vers l’animal est aisé. « Le simulacre est une image qui n’a d’efficacité que si l’on y adhère. Ce n’est pas une figure de rhétorique, comme la métaphore, ni une image mimétique. L’objet qui tient lieu de simulacre est un facteur d’identification d’autant plus opérationnel qu’il s’inscrit dans le même ordre de réalité que celui du modèle auquel il se rapporte », ibid., p.168.

4 Voir à ce sujet le livre de Céleste Olalquiaga, Royaume de l’artifice : l’émergence du kitsch au XIXe siècle, Lyon, Fage, 2008, p.41.

5 Steve Baker, The Postmodern Animal, Londres, Reaktion Book, 2000.

6 Steve Baker, « One of the alternative French verbs for to botch, or to bungle, iscochonner… », ibid., p.64.]

7 Steve Baker, « visible de façon corrosive », ibid., p.62.

 

Bibliographie

Steve BAKER, The Postmodern Animal, Londres, Reaktion Book, 2000.

Christian DEBIZE, « Cabinet de curiosités d’hier et d’aujourd’hui », dans Merveilleux ! d’après nature, cat. exp. , Château de Malbrouck à Manderen, Paris, Fage, 2007.

Catherine GRENIER, « Faire la bête », La revanche des émotions : Essai sur l’art contemporain, Paris, Seuil, 2008, pp.167-183.

La part de l’autre, cat. exp., Arles, Actes Sud/Carré d’Art, 2002.

Le cabinet des merveilles : Éternuements de corneilles, pied d’huître et œufs de léopard, cat. exp. Milan, Silvana Editoriale, 2008.

Merveilleux ! D’après nature, cat. exp., Paris, Fage, 2007.

Mythology, cat.exp.,Londres, Haunch of Venison, 2009.

Céleste OLALQUIAGA, Royaume de l’artifice : l’émergence du kitsch au XIXème siècle, Lyon, Fage, 2008.

Rachel POLIQUIN, The Breathless Zoo : Taxidermy and the Cultures of Longing, Pennsylvanie, Penn State UniversityPress, 2012.


  Marion Duquerroy est docteure en histoire de l’art, spécialiste de la période contemporaine. Elle a soutenue une thèse portant sur l’idée de nature dans l’art contemporain britannique des années 1990 à nos jours, à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Elle s’intéresse particulièrement à la période de la désindustrialisation et à son impact sur la création artistique. Elle enseigne depuis plusieurs années à l’université.

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