n° 112 | Nature morte, nature vive | Chang Ming Peng

Chang Ming Peng procède à une approche comparée entre art occidental et art extrême-oriental. À ce titre, elle nous propose de réfléchir au statut de « la nature morte » et des « choses » dans l’un et l’autre monde. À travers quelques exemples frappants, elle bâtit des ponts en montrant les limites d’une assimilation hâtive entre les différents univers où chaque culture est spécifique. Restent les artistes et les formes qui dialoguent par-delà l’histoire et nos scrupules.

Laurence Bertrand Dorléac

Nature morte, nature vive :
peindre l’éphémère des êtres et des choses en Occident et en Extrême-Orient

Chang Ming Peng

Si les choses modestes du quotidien nous entourent, le choix de les retenir comme sujet principal d’une peinture ne va pas de soi. En effet en Occident, le choix de peindre des « natures mortes », au sens de représentations de choses inanimées, n’a pas été une évidence à certaines époques où cette iconographie, après avoir été florissante durant une partie de l’Antiquité, connaît une éclipse totale notamment durant l’époque médiévale où la prépondérance de l’art sacré l’a reléguée soit en périphérie ornementale, soit l’a intégrée à une narration sacrée mais omet délibérément de la traiter de manière indépendante. Ce fut également le cas en Chine, lorsque la peinture didactique et religieuse fut prépondérante, influencée par le bouddhisme et le confucianisme, l’évocation des choses ne constitua pas un sujet d’inspiration en soi mais faisait partie intégrante d’une narration.

Le choix de peindre les êtres et les choses du quotidien, un parti pris singulier ?

 La célébration de la beauté de l’éphémère ou le « Carpe diem » en Chine et en Occident

La célébration de la beauté éphémère du visible a pu inspirer un art aux préoccupations comparables, l’artiste s’attachant à valoriser les saveurs du monde phénoménal sans exclure pour autant ce qui en dépasse les limites. L’apparition d’une iconographie spécifique conduisant à la constitution de genres artistiques dès l’Antiquité en Occident pourrait s’expliquer par l’influence du relativisme héraclitéen de Protagoras, le développement de l’observation des phénomènes dans la pensée aristotélicienne à l’époque hellénistique, et la célébration des plaisirs du quotidien prônée par la philosophie épicurienne. Une attention nouvelle portée à l’étude de la nature et sa valorisation comme miroir de la divinité à la Renaissance, puis des conditions sociales, économiques et spirituelles nouvelles au XVIIe siècle ont favorisé le développement des natures mortes qui sont traitées alors comme genre pictural spécifique.

Une spécialisation peut être relevée également en Chine, mais sans référence à la « nature morte » proprement dite, dont le terme n’existe pas en tant que tel dans la tradition esthétique chinoise. L’attachement à la beauté fugace du visible se manifesta notamment dans la « peinture de fleurs et oiseaux », qui connut une faveur particulière sous la dynastie Song (Xe-XIIIe siècle) en lien avec l’épanouissement d’une poésie lyrique célébrant les charmes d’un présent éphémère. Les peintres des deux traditions s’ingénient à détailler avec finesse l’éclat éphémère des motifs.

De la représentation des êtres et des choses et de leur sens symbolique

Que ce soit en Occident ou en Chine, les peintres ont parfois cherché à introduire un « symbolisme déguisé » selon l’expression empruntée à Panofsky, moyen permettant de démultiplier le sens immédiat, même si les symboles ne sont pas les mêmes dans les deux traditions. Ainsi en Occident, des natures mortes peuvent comporter un sens symbolique pouvant renvoyer à la Passion du Christ, à la douleur de la Vierge ou à la condition mortelle de l’homme, tandis qu’en Chine, des plantes ont pu être investies d’un sens symbolique et moral. Les « Quatre gentilshommes », amis du lettré, que sont l’orchidée, le bambou, la fleur de chrysanthème et celles du prunier peuvent renvoyer non seulement aux quatre saisons, du printemps à l’hiver, mais aussi à des qualités morales.

 L’approche métaphysique du visible

Certains choix d’objets, leur arrangement spatial pouvaient aussi renfermer un sens caché et plus profond d’ordre métaphysique et sacré. En effet, cette tendance se manifesta aussi bien en Occident qu’en Chine, lorsque des artistes, marqués par une profonde spiritualité ont cherché les moyens de révéler l’infini dans le fini, l’invisible par le visible, et le spirituel par le sensible. Malgré la modestie de certains sujets, des peintres sont parvenus dans des « natures mortes » à rendre sensible cette dimension métaphysique et sacrée par la disposition calculée des formes et des couleurs dans l’espace, comme en témoignent les peintures mystiques de Juan Sánchez Cotán et de Francisco de Zurbarán, inspirés sans doute par la pensée mystique de Sainte Thérèse d’Avila et de Saint Jean de la Croix. De même dans la peinture chinoise, notamment celle qui fut marquée par la pensée bouddhiste Chan, le sujet le plus modeste peut révéler un très haut degré de spiritualité. Les Six kakis de Mu Qi (XIIIe siècle), en quelques touches de pinceau, parviennent ainsi à exprimer toute la profondeur d’une pensée marquée par l’idée que l’illumination subite peut être suscitée par la présence la plus humble.

Divergences de vision : nature morte, nature vive

La représentation de la matière corruptible en Occident

Fig. 1 : Michelangelo Merisi da Caravaggio (1571-1610), Corbeille de fruits, vers 1597-1600, huile sur toile, 54,5 x 67,5 cm, Pinacoteca Ambrosiana, Milan. From Wikimedia Commons, the free media repository.

Si la représentation d’animaux morts et de fruits, fleurs ou légumes coupés sont nombreux et prépondérants en Occident, elle est bien plus rare en Chine voire souvent évitée autant que possible. L’idée de la matière corruptible est profondément ancrée dans la pensée occidentale dès l’Antiquité, comme l’attestent le « corps » qualifié par Platon de « tombeau de l’âme » et le memento mori stoïcien, et ceci perdure dans la tradition iconographique chrétienne inspirée de la Bible, où la vanité de toute chose est rappelée avec insistance dans l’Ecclésiaste, ce qui peut éclairer la récurrence iconographique des vanités dans la peinture occidentale et la représentation de « natures mortes » que la virtuosité des peintres s’ingénie à rendre « vivantes ».

Le choix prépondérant de la nature vive en Chine

Contrairement à ce parti pris, la peinture chinoise a ignoré ou écarté délibérément ce type d’iconographie et privilégié l’évocation de la nature vive, les animaux et les plantes sont représentés dans leur cadre naturel. Cet évitement peut s’expliquer par l’idée centrale selon laquelle « l’homme forme avec la nature une unité harmonieuse », l’homme entrant en osmose avec l’univers autant que la nature est en lui, ce qui est aux antipodes de la vision anthropocentrique, qui s’est imposée en Occident et éclaire la prépondérance du paysage en Chine, où l’homme apparaît minuscule, se fondant dans la nature. L’absence du tragique peut s’expliquer en partie par cette place toute relative accordée à l’homme et par le refus de discourir sur la mort dans la pensée confucéenne. Comme l’homme n’est qu’une composante très modeste d’un ordre cyclique, sa condition s’en trouve dédramatisée.

Les dissemblances du traitement plastique

Fig.2 : Li Song (actif de 1190 à 1230, dynastie Song), Panier de fleurs, feuille d’album, encre et couleurs sur soie, 26.1 x 26.3 cm, Taipei, National Palace Museum, Taïwan. From Wikimedia Commons, the free media repository.

Cette vision conduit à ne pas privilégier le point de vue humain mais un point de vue cosmique, qui, au lieu de développer une perspective monofocale, multiplie les points de vue, invitant le regard à se promener dans un espace où le vide introduit une résonance infinie. Ainsi les formes, que révèle l’usage inspiré et qualitatif du trait calligraphique à l’encre, ont-elles tendance à flotter dans le vide spatial, qui est la condition indispensable à la circulation du souffle spirituel et à la résonance intérieure qu’il suscite. Le principe esthétique fondateur de Xie He « Dans l’harmonie du souffle, le mouvement de la vie » datant du VIe siècle et la recherche de la « résonance intérieure » permettent de comprendre que, dans la tradition lettrée, les peintres ne se soient guère souciés de la ressemblance.

Attachée à la ressemblance tangible des choses, la tradition picturale occidentale a souvent organisé l’espace en fonction des lois de perspective linéaire et la définition du modelé selon les principes du clair-obscur, tandis qu’en Chine, les motifs ne sont jamais peints en accentuant la présence tridimensionnelle du modelé, ces derniers semblent planer dans le vide spatial sans repère tangible, sans que soit privilégié le point de vue d’un spectateur.

L’incidence des rencontres artistiques sur la peinture silencieuse des êtres et des choses en Chine et en Occident

 L’intérêt des peintres occidentaux pour la peinture chinoise et ses incidences sur l’approche de la « nature morte »

La multiplication des rencontres interculturelles à l’époque contemporaine a favorisé à partir du XIXe siècle un intérêt et des emprunts réciproques. Des artistes occidentaux se sont passionnés pour l’art japonais puis chinois dont ils adoptent certaines techniques comme en témoignent des réalisations de Manet, Giuseppe De Nittis, Matisse, Johannes Itten, André Masson ou Ellsworth Kelly.

 L’impact de la peinture occidentale sur les peintres d’Extrême-Orient dans l’approche de la nature morte

De même, dans la première moitié du XXe siècle, un contexte de réformes favorables à une ouverture sur l’Occident conduit des peintres chinois à aller étudier les techniques picturales occidentales. Ils s’imprègnent aussi bien de la tradition iconographique et formelle naturaliste ou postimpressionniste que des courants d’avant-garde, comme en témoignent d’une part, des natures mortes de Wu Zuoren introduisant le thème de la vanité ou celles de Lü Sibai mettant en scène des animaux morts et d’autre part, celles de Lin Fengmian, Pang Xunqin, Sanyu, marqués par le fauvisme, le cubisme ou le dadaïsme.

Réappropriations, synthèse et création

Dans l’histoire des rencontres culturelles, l’assimilation d’apports divers put se combiner parfois avec le souci d’innover par une forme de création synthétique comme en témoigne l’approche des choses par Matisse ou Ellsworth Kelly en Occident, Wu Zuoren, Sanyu, Foujita ou encore de Peng Wan Ts parmi les artistes chinois et japonais.

Si des divergences peuvent être relevées dans l’approche de la « nature morte », les rencontres artistiques devenues plus fréquentes à l’époque contemporaine ont favorisé les échanges et les interactions artistiques. De nouvelles créations synthétiques ont alors vu le jour, témoignages de rencontres qui se sont révélées fécondes.


Bibliographie sélective

James Cahill, La peinture chinoise, Genève, Skira, [1960], 1995.

François Cheng, Souffle-esprit, Paris, Seuil, 1989.

François Cheng, D’où jaillit le chant. La voie des fleurs et des oiseaux dans la tradition des Song, Paris, Phébus, 2000.

Richard Crevier, Jacques Dars, Gérard Audinet, Bernard Sordet, Chang Ming Peng, Peng Wan Ts : peintures, dessins, écrits, ouvrage collectif, 5 continents, Milan, 2007.

Emmanuelle Lesbre, Jianlong Liu, La peinture chinoise, Paris, Hazan, 2004.

Xiaohong Li, « La nature morte chez Lü Sibai, Qin Xuangfu et Huang Xiangzhi, trois peintres-enseignants de l’université centrale de Chine », Muriel Détrie, Éric Lefebvre, Xiaohong Li (dir.), Connaissance de l’ouest. Artistes et écrivains chinois en France (1920-1950), Paris, You Feng, 2016, p.159-177 et p.194-198.

Chang Ming Peng, Echos : l’art pictural chinois et ses résonances dans la peinture occidentale, Paris, You Feng, 2004.

Chang Ming Peng, En regard : approche comparée de la peinture chinoise et occidentale, Paris, You Feng, 2005.

Chang Ming Peng, Proche-Lointain : approche comparée de l’art chinois et occidental, Paris, You Feng, 2008.

Charles Sterling, La nature morte de l’antiquité à nos jours, [1952], Paris, Macula, 1985.

Nicole Vandier-Nicolas, Peinture chinoise et tradition lettrée, Fribourg, Office du Livre, 1983.

Xin Yang, Richard Barnhart, Chongzheng Nie, James Cahill, Shaojun Lang, Hung Wu, Trois mille ans de peinture chinoise, Arles, Philippe Picquier, 1997.

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Chang Ming Peng est professeure en histoire de l’art contemporain à l’université de Lille. Ses recherches portent sur l’histoire de l’art contemporain occidental (XIXe-XXIe siècles) et la peinture chinoise, l’étude des relations artistiques et l’approche comparée entre art occidental et art extrême-oriental. Elle est l’auteure d’ouvrages et de contributions sur ces questions, tels que Echos: l’art pictural chinois et ses résonances dans la peinture occidentale (2004), En regard: approche comparée de la peinture chinoise et occidentale (2005), Proche-Lointain : approche comparée de l’art chinois et occidental (2008), « La figure humaine dans l’art chinois (XIXe-XXIe siècles) « ou les enjeux d’une rencontre avec l’art occidental », dans L’art chinois contemporain (2018), « Transferts et interactions culturels entre la Chine et l’Occident : la question de l’apprentissage et de la création artistiques (XVIIIe-XXe siècle) », dans Figures, modèles et enjeux de la transmission des savoirs, actes du 143e congrès du CTHS sur le thème de « La transmission des savoirs » (2019).

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