n° 13-1 | Primitivismes | Sophie Leclercq

Les surréalistes ont réinventé l’idole des origines. Ils ont rêvé leur primitif à l’écart de la science et de la réalité en retrouvant curieusement les voies de l’histoire. Dès les années 1920, ils furent parmi les tout premiers à se révolter contre le servage des peuples non-occidentaux en appelant, non pas au nom des bons sentiments à tempérer les modalités de leur servage mais à condamner radicalement les conditions mêmes du colonialisme.
L’histoire de l’art retient surtout la passion d’André Breton pour les masques esquimaux, indiens, des mers du sud ou les poupées des Indiens Hopis de l’Arizona dont il gardait de beaux spécimens. C’est qu’il admirait leur valeur expressive et poétique, celle-là même qu’il recherchait partout comme autant de signes de vie dans un monde moderne dont il dénonçait inlassablement le désenchantement.
Car le fond du problème était moins l’autre que soi-même pris dans les rêts d’un Occident dont les poètes annonçaient inlassablement l’aliénation et la décrépitude. Anti-modernes mais au cœur même de la modernité, les surréalistes ont ouvert la voie à des réflexions dont l’histoire de l’art prend acte aujourd’hui.
Aby Warburg, Jean Laude et quelques autres ont dit l’apport indispensable de l’anthropologie et de l’ethnologie et combien le statut de l’artiste et de l’œuvre était vacillant et forcément les critères d’unicité, d’originalité, de supériorité. A l’heure où le nouveau Musée du quai Branly fait figure de boîte de Pandore en invitant au comparatisme avec d’autres pays et d’autres formes de présentation des collections, les remarquables études de Nélia Dias, Sophie Leclerq et Maureen Murphy rouvrent le dossier d’une identité instable.
Plus largement, c’est du malaise de la civilisation dont il est question, malaise Michel Leiris avait relevé la coexistence avec une culture où tout semblait être dit parce que l’on était parvenu à un certain développement technique mais où pareil développement n’avait été rendu possible qu’en étouffant certaines aspirations à l’infini.

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 23 novembre 2006

L'appropriation surréaliste des objets d'art indigènes

Sophie Leclercq

Les surréalistes manifestent une fascination pour « l’Autre », notamment d’ordre politique, à travers un anticolonialisme radical, ou encore par la production de représentations poétiques du Nègre, du Sauvage, de l’Orient, etc[ref]Voir la thèse de doctorat de Sophie Leclercq, Les surréalistes face aux mythes de l’Autre et au colonialisme, 1919-1962, centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines, Université Versailles Saint-Quentin, 2006.[/ref]. Mais le premier contact qu’ils ont avec les cultures lointaines passe par les objets. Au-delà de ce goût avéré pour les objets « primitifs », il semble que les surréalistes, et en premier lieu leur chef de file, aient tenté d’y associer leur propre image dans une démarche d’identification réciproque, voire d’appropriation, qui se joue dans l’entre-deux guerres.

La recherche de la nouveauté

En collectionnant très tôt les « fétiches », les surréalistes s’insèrent dans une histoire des artistes collectionneurs qui leur est antérieure, la première génération du primitivisme. Cet exotisme collectionné est peu à peu associé à l’idée de modernité. Carl Einstein avait déjà remarqué que l’intérêt pour la plastique « nègre » suscite une « interprétation » de ces objets. Concernant cet engouement fort des surréalistes pour l’art « primitif », on peut se demander s’il s’agit d’un anticonformisme ou au contraire d’un certain suivisme, d’une adaptation à la tendance du milieu qui est le leur. N’y a-t-il pas déjà une conscience de « faire moderne » en cultivant ce goût ?

La Révolution surréaliste, n° 6, 1er mars 1926, p. 5. Fac-similé J-M. Place.

Tandis que le marché de l’art « sauvage » rassemble essentiellement des objets venus d’Afrique et d’Océanie, ou d’Amérique précolombienne, l’intérêt de plusieurs surréalistes se porte très vite sur l’art amérindien et en particulier sur l’Amérique du Nord. Dès les années vingt, certains s’intéressent aux poupées kachina et aux masques inuit. En 1927, Éluard parle des poupées pueblos comme de « ce qu’il y a de plus beau au monde »[ref]Paul Éluard, Lettres à Gala, Paris, Gallimard, 1984, lettre de fin mai 1927, p. 22.[/ref] et l’une d’entre elles est reproduite dans La Révolution surréaliste.[ref]in : La Révolution surréaliste, n°9-10, octobre 1927, p. 34.[/ref] L’exposition qu’organise Charles Ratton en 1935, « Masques et Ivoires anciens de l’Alaska et de la Côte Nord-Ouest de l’Amérique »[ref]Archives de la Galerie Ladrière-Ratton, dossiers « Exposition Côte Nord-Ouest ». Exposition présentée à la galerie Charles Ratton du 2 au 27 juillet 1935.[/ref], les a certainement incités à accueillir des masques yup’ik dans leur propre exposition qui se tient l’année suivante dans la même galerie. Or, elle est présentée comme « la première exposition de ce genre qui ait jamais été organisée ». Si la fréquentation de l’exposition ne sera pas à la hauteur de sa nouveauté, elle suscite en revanche l’enthousiasme des surréalistes[ref]Man Ray achète d’ailleurs le moins cher des masques yup’ik. Elisabeth Cowling reprend le témoignage de Charles Ratton dans son article « The Eskimos, the American Indians and the surrealists », in : Art History, 1, n°4, 1978.
[/ref]. À cette occasion, Paul Éluard publie dans Cahiers d’Art « La Nuit est à une dimension », qu’il illustre de nombreuses reproductions de masques exposés chez Ratton[ref]D’après Elisabeth Cowling, Ratton dit ne pas se rappeler de la date de cette exposition, mais il la situe de manière très incertaine vers 1931 et 1932. Nos propres recherches à la galerie Ladrière-Ratton nous laissent penser qu’il parlait en réalité de l’exposition de 1935 et qu’aucune exposition de ce type n’a été organisée avant cette date.[/ref].

Si l’idée d’affinité esthétique entre l’art surréaliste et les objets de ces régions est valable, elle n’explique pas à elle seule leurs partis-pris. On peut également y voir une recherche de la nouveauté, tant sur le plan sociologique que dans la création poétique.

La Révolution surréaliste, n°9-10, 1er octobre 1927, p. 34.
Fac-similé J-M. Place.

La recherche de l’inédit joue un grand rôle dans ces démarches, trouvant son expression poétique dans la fascination pour la trouvaille, qui provoque, comme l’explique Breton, le « précipité du désir ». Ce critère de nouveauté joue un rôle dans la prédilection que les surréalistes accordent à l’Amérique indienne. Même s’il convient de relativiser leur déni de l’art africain, puisqu’il reste pour certains d’entre eux l’objet de convoitise[ref]Paul Éluard, « La Nuit est à une dimension », in : Cahiers d’art, 1935, n°5-6, p. 99-101.[/ref], celui-ci, déjà canonisé et associé à l’idée de modernité, ne peut représenter une « trouvaille » surréaliste.

L’appropriation marchande

Les surréalistes qui s’intéressent aux objets « sauvages » sont pleinement engagés dans une activité d’achat et de vente. Ils peuvent voyager loin en Europe dans le but d’élargir leur marché. Les relations qu’ils entretiennent avec les marchands, leur correspondance tout comme l’abondance des catalogues de ventes tenues à l’hôtel Drouot que Breton et Éluard ont gardé – beaucoup entre 1926 et 1931 – ainsi que les nombreuses annotations qu’ils comportent, révèlent à quel point l’assistance aux ventes fait partie de leur mode de vie[ref]Paul Éluard achète par exemple de nombreux objets africains à la vente de la collection Tual en 1930. Catalogue de la vente Roland Tual annoté, fonds Éluard, BLJD.[/ref]. L’aspect spéculatif n’est jamais totalement éludé. En 1929, Paul Éluard écrit par exemple à Gala : « En Hollande, j’ai acheté un fétiche unique au monde, Nouvelle-Guinée (2 m 50) 20 000 francs. Une splendeur. Un jour, je le vendrai 200 000. Sûrement. »[ref]Paul Éluard, Lettres à Gala, Paris, Gallimard, 1984, lettre de juin 1929, p. 75-76.[/ref]

La Révolution surréaliste, n°9-10, 1er octobre 1927, p. 35. Fac-similé J-M. Place.

Lors de la vente des collections Éluard et Breton en 1931, la presse n’a pas non plus manqué de remarquer qu’une telle vente ne pouvait qu’être confortée par l’actualité brûlante de l’Exposition coloniale présentée au même moment[ref]« Au hasard des ventes », in : L’Ami du Peuple, 3 juillet 1931, Archives de la galerie Ladrière-Ratton, Paris.[/ref]. Or, Paul Éluard et André Breton avaient conscience de « l’effet Exposition coloniale », comme en témoigne la lettre à Gala de février[ref] « L’argent manque terriblement. J’ai vu Ratton hier qui offre de faire une vente de mes objets et de ceux de Breton vers le début de mai. […] Il y a à cette époque l’exposition coloniale et il pense que ça aiderait. Que faut-il faire ? » Paul Éluard, Lettres à Gala, op. cit., lettre de février 1931, p. 133-134.[/ref]. Tandis que, par ailleurs, ils attaquent violemment l’Exposition coloniale, ils ont conscience du bénéfice qu’ils pourraient retirer de l’engouement pour une certaine mode coloniale.

En 1937, André Breton est chargé par un notaire de Versailles de diriger la galerie qu’il appelle Gradiva et qui présente côte à côte des œuvres surréalistes et des « objets sauvages ». Cette aventure marchande prend vite fin, mais elle est révélatrice d’une acceptation au moins partielle du marché de l’art qui contraste avec son rejet brutal du capitalisme. Alors que cette activité de vente d’objets « primitifs », tout comme celle du commerce des peintures surréalistes, n’est pas considérée comme une compromission, certains surréalistes sont exclus pour cause de « journalisme ». Aragon et Breton décrètent l’impossibilité pour un surréaliste d’être « aux ordres de l’argent »[ref]Louis Aragon, André Breton, « Protestation », in : La Révolution surréaliste, n°7, 15 juin 1926, p. 31. Philippe Soupault décèle dans l’intransigeance de ses amis des « contradictions ». Philippe Soupault, Mémoires de l’oubli 1923-1926, Lachenal et Ritter, 1986, p. 159 et 162.[/ref]. Dans leur esprit, il est des activités lucratives qui nuisent à l’esprit surréaliste et d’autres qui sont tenues pour acceptables, comme la vente de « fétiches ».

Bien sûr, si le commerce de ces objets assure quelque revenu à certains d’entre-eux, l’achat ne procède pas moins d’une véritable élection. D’ailleurs, les surréalistes attachent peu d’importance à l’authenticité et à l’ancienneté des objets et rejettent la « patine » comme critère de valeur[ref]André Breton, « Océanie », avant-propos du catalogue d’exposition Océanie, galerie Olive, 1948, O. C., tome III, Paris, Gallimard, La Pléiade, p. 834-839 ; « Phénix du Masque », in : XXe siècle, nouvelle série, n°15, Noël 1960, Perspective cavalière, Paris, Gallimard, NRF, 1970, p. 182.[/ref]. Leur passion pour les objets populaires participe de la même logique de sortir l’œuvre d’art des lieux où elle est attendue[ref]André Breton, préface au catalogue de l’Exposition surréaliste d’objets, O.C., tome II, op. cit., p. 282-283.[/ref]. Ainsi, leurs collections ne sont pas seulement composées de chefs-d’œuvre, mais relèvent aussi du bric-à-brac surréaliste. De ce fait, les surréalistes sont des collectionneurs et des marchands atypiques, mais leur appréhension poétique des objets ne doit pas éluder le rapport opportuniste qu’ils peuvent entretenir avec eux.

L’appropriation surréaliste des « arts sauvages »

Couverture du catalogue de l’exposition Tableaux de Man Ray et objets des îles, 1926.
Archives André Breton, 42, rue Fontaine.

Plus essentielle que l’appropriation marchande, l’appropriation de l’art sauvage se joue surtout selon un mode symbolique, par un rapprochement explicite et répété entre ces objets et le mouvement lui-même dans les expositions, les revues et les textes. Des expositions aux titres évocateurs, dans lesquelles sont juxtaposées des œuvres surréalistes et des objets non occidentaux sont organisées. Dès 1926, l’exposition « Tableaux de Man Ray et objets des îles » est présentée pour l’inauguration de la Galerie surréaliste. La couverture du catalogue reproduit une sculpture de l’île de Nias[ref]Réserve de la bibliothèque de recherche Kandinsky, Centre Georges Pompidou.[/ref]. Le catalogue est illustré d’objets d’Océanie aux légendes revisitées par les surréalistes comme « Ile de Pâques, l’Athènes de l’Océanie », attestant leur volonté de substituer ces objets au patrimoine classique de l’Occident, de dégager de nouveaux canons, de nouveaux classiques.

L’année suivante, c’est au tour de l’Amérique d’être mise à l’honneur. L’exposition « Yves Tanguy et Objets d’Amérique » présente côte à côte les tableaux de ce surréaliste et des objets d’Amérique, précolombiens et plus récents, comme ceux de Colombie-Britannique[ref]Catalogue de l’exposition « Yves Tanguy et objets d’Amérique », du 27 mai au 15 juin 1927, Galerie surréaliste. Réserve de la bibliothèque de recherche Kandinsky, centre Georges Pompidou. Les objets sont issus, entre autres, des collections de Louis Aragon, André Breton, Paul Eluard, Roland Tual et Nancy Cunard.[/ref]. Dans le texte du catalogue, Breton crée un pont entre les « anciennes villes du Mexique » et l’univers du peintre, qui « nous propose aujourd’hui de le rejoindre en un lieu qu’il a vraiment découvert ».

Dans « D’un véritable Continent », Paul Éluard rapproche les cultures amérindiennes des préoccupations surréalistes que sont le rêve et l’imagination. Leurs propos légitiment la présentation d’objets américains en les mettant en relation avec les domaines privilégiés par le surréalisme[ref]En 1935, on retrouve ce rapprochement poétique entre les cultures amérindiennes et le travail d’Yves Tanguy dans un poème de Benjamin Péret.« Je me souviens de Tanguy dormant dans les hautes branches d’un arbre », in : Cahiers d’Art, vol. X, n°5-6, 1935.[/ref].

Cette juxtaposition des objets non occidentaux et des productions surréalistes se retrouve aussi dans les revues. Dans La Révolution surréaliste, un masque du Nouveau-Mecklembourg illustre des « textes surréalistes »[ref]in : La Révolution surréaliste, n° 6, 1er mars 1926, p. 5.[/ref], puis un ensemble de parures et des masques de Nouvelle-Irlande accompagne un poème de Philippe Soupault [ref]in : La Révolution surréaliste, n°7, 15 juin 1926, p. 16.[/ref].

Page intérieure du catalogue de l’exposition Tableaux de Man Ray et objets des îles, 1926.
Archives André Breton, 42, rue Fontaine.

Dans un autre numéro, deux illustrations présentées en regard paraissent composer un diptyque tant les deux représentations se répondent formellement : sur la page de gauche une poupée Kachina, sur celle de droite, un cadavre exquis[ref]in : La Révolution surréaliste, n°9-10, 1er octobre 1927, p. 34-35.[/ref]. La célèbre carte « Le Monde au temps des surréalistes », parue dans Variétés en 1929[ref]« Le Monde au temps des surréalistes », in : Variétés, « Le surréalisme en 1929 », 1929, p. 26-27.[/ref], procède également de ce rapprochement. La cartographie est une discipline qui a accompagné les Découvertes et qui participe d’une logique de domestication et d’appropriation du monde. En détournant la carte réaliste du monde, les surréalistes se réapproprient la terre de sorte que « le monde au temps des surréalistes » soit un monde presque qualifié de « surréaliste »[ref]André Thirion décèlera dans cette carte une forme d’appropriation de ces cultures typiquement surréaliste. André Thirion, Révolutionnaires sans Révolution, Paris, Robert Laffont, 1972, p. 454.[/ref]. Cette mappemonde fait écho à la « Nouvelle géographie élémentaire », de Paul Nougé parue dans le même numéro. Elle est également mise en relation avec le poème d’Éluard sur « L’Art sauvage », qui la rattache explicitement aux productions matérielles des peuples valorisés.

Cette juxtaposition, qu’on retrouve à de nombreuses reprises dans les propos d’André Breton, relève d’une technique chère aux surréalistes : celle de l’analogie. L’intérêt de présenter côte à côte un objet de Nouvelle-Irlande et un cadavre exquis est de créer des liens entre ces deux réalités pour arriver au point où elles « cesseront d’être perçues contradictoirement », selon la formule surréaliste. Le titre des expositions, articulé autour de la conjonction « et », confirme par le langage le principe des scénographies. De cette manière, les surréalistes s’approprient les objets « sauvages » en les estampillant « surréalistes ».

« Le Monde au temps des surréalistes », in : Variétés, 1929. Fac-similé.

Selon Krzysztof Pomian, un objet utilisé dans un autre contexte et par d’autres individus, peut prendre un sens partiellement transformé et être chargé de signes nouveaux[ref]Séminaire de Pascal Ory sur « La mémoire culturelle à l’époque contemporaine » à l’EHESS, Intervention de Kriztof Pomian le 17 février 2003.[/ref]. L’objet non occidental présenté dans ces expositions ou ces revues, tout en préservant certains signes de sa « première vie » et ceux de son déracinement qui ont fait de lui un artefact, se transforme partiellement encore une fois pour devenir ici une sorte d’« objet surréaliste ». Cette appropriation est bien sûr une reconnaissance. Elle est aussi un moyen de définir le surréalisme à travers ces objets, de forger son identité notamment sur eux. Le surréalisme est un mouvement qui a toujours souhaité avoir la maîtrise de sa propre image. La présentation des arts « sauvages » participe de cette intention de forger et d’afficher une certaine image du surréalisme en rapport avec ces cultures [ref]À ce titre, Elisabeth Cowling parle de « Propagande surréaliste pour les œuvres qu’ils découvrirent ou redécouvrirent ». « An Other Culture », op. cit., p. 467.[/ref]. Mais c’est avec l’Exposition surréaliste d’objets, présentée du 22 au 29 mai 1936 à la Galerie Ratton [ref]Voir les vues de salle de cette exposition, archives de la galerie Ladrière-Ratton.[/ref], que ce rapprochement achoppe particulièrement.

L’Exposition surréaliste d’objets

Publicité pour l’exposition surréaliste d’objets (poupée kachina, Pueblos, Sud-Ouest des États-Unis), in : Cahiers d’Arts, n°1-2, 1936.

Cette exposition [ref]Sur la fréquentation et la réception de l’exposition, voir le livre d’or et les coupures de presse, archives de la galerie Ladrière-Ratton.[/ref] s’inscrit dans une réflexion de Breton qui expose à la même époque, dans « Crise de l’objet », l’ambition surréaliste de détourner les objets de l’usage et de la nécessité et de faire émerger des « champs de force » par les rapprochements fortuits[ref]André Breton, « Crise de l’Objet », in : Cahiers d’Art, mai 1936, in Le Surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, p. 279.[/ref]. Son classement en catégories, comme « objets naturels, objets perturbés, objets américains, objets océaniens, objets mathématiques » est un moyen de ranger les objets de l’exposition à la manière surréaliste. Les masques inuit ou de Nouvelle-Guinée s’affichent ici aux côtés du Veston aphrodisiaque de Salvador Dali ou du Déjeuner en fourrure de Meret Oppenheim.

Comme l’explique Maurice Henry dans un article à propos de l’exposition, « d’un masque esquimau en forme de canard, d’une plante carnivore, d’un verre malaxé par la lave d’un volcan à un objet surréaliste, il n’y a qu’un pas à franchir. Il est vite franchi par le visiteur.[ref]Maurice Henry, « Une Exposition d’objets surréalistes. Quand la poésie devient tangible », Le Petit journal, 24 mai 1936, archives de la galerie Ladrière-Ratton.[/ref]» Ces objets juxtaposés ont tous, pour le journaliste Guy Crouzet, « un air de famille »[ref]Guy Crouzet, « Surréalisme pas mort », Vendredi, 29 mai 1936, archives de la galerie Ladrière-Ratton.[/ref]. André Breton rédige le communiqué qui parait sous les initiales « J.F. » dans La Semaine de Paris[ref]Les archives de la galerie Ladrière-Ratton disposent du manuscrit de la main de Breton de cet article, qui laisse supposer que ce texte fait office de communiqué de presse. Publié sous les initiales J. F. (de la main d’André Breton), « Exposition d’objets surréalistes », in : La Semaine de Paris, 22-28 mai 1936 (reproduit dans les O.C., tome II, op. cit., p. 1199). On trouve également une note manuscrite de Marcel Jean qui envoie l’article une fois paru à Charles Ratton à la demande de Breton.[/ref] et Paul Éluard écrit pour Cahiers d’Art « L’Habitude des tropiques ». Tous ces textes confortent par le discours l’analogie recherchée dans l’exposition.

Salle de l’Exposition surréaliste d’objets, 1936.Galerie Ladrière-Ratton, Paris.

Ainsi, entre l’« exposition surréaliste d’objets » et l’« exposition d’objets surréalistes », il n’y a qu’un pas. Or, la première épreuve du catalogue révèle que le titre initialement prévu était celui d’« Exposition d’objets surréalistes ». De même, ce titre est celui des articles de Maurice Henry et d’André Breton[ref]Cette inversion se retrouve dans le titre de la conférence que Breton prononce l’année précédente à Prague : « situation surréaliste de l’objet. Situation de l’objet surréaliste ».[/ref]. La volonté de considérer l’objet amérindien comme un objet surréaliste se traduit également par le fait que l’objet retenu comme emblématique de l’exposition sur la publicité est un objet amérindien, une Kachina pueblo[ref]Affiche de présentation de l’exposition, première page de Cahiers d’Art, n°1-2, 1936.[/ref].

Ces objets « sauvages » sont donc mis en avant dans l’image que le surréalisme entend donner de lui-même, liés par analogie aux objets surréalistes, combinés à eux à des fins subversives, et finalement appropriés pour devenir des « objets surréalistes ». Ils appartiennent à la « galerie surréaliste » au même titre que Sade et Lautréamont figurent dans le « panthéon surréaliste ».


Bibliographie

Textes de surréalistes
Breton, André, Œuvres complètes, 3 tomes, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1988.
Breton, André, Perspective cavalière, Paris, Gallimard, NRF, 1970.
Eluard, Paul, Lettres à Gala, Paris, Gallimard, 1984.
Eluard, Paul, « La Nuit est à une dimension », in : Cahiers d’art, 1935, n°5-6, p. 99-101.
Péret, Benjamin, « Je me souviens de Tanguy dormant dans les hautes branches d’un arbre », in : Cahiers d’Art, vol. X, n°5-6, 1935.
Thirion, André, Révolutionnaires sans Révolution, Paris, Robert Laffont, 1972.

Revues
La Révolution surréaliste, n°1-12, 1924-1929.
Variétés, « Le surréalisme en 1929 », 1929.
Analyses
Cowling, Elisabeth, « The Eskimos the American Indians and the surrealists », in : Art History, 1, n°4, 1978.
Cowling, Elisabeth, « An Other Culture », in : Dada and Surrealism reviewed, Ades Dawn, Art Council of Great Britain, 1978.

Archives
Archives de la galerie Ladrière-Ratton
Correspondances, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet
Archives Breton, DVD-Rom, 42, rue Fontaine, Calmelscohen, 2003

 


Sophie Leclercq a soutenu une thèse au Centre d’histoire culturelle des sociétés contemporaines de l’Université de Versailles Saint-Quentin intitulée Les surréalistes face aux mythes de l’Autre et au colonialisme, 1919-1962. Elle travaille au département de la recherche et de l’enseignement du musée du quai Branly en tant que chargée de l’édition scientifique, où elle assure en particulier la rédaction de la revue d’anthropologie et de muséologie Gradhiva. Elle est également chargée de cours à l’Institut d’études politiques de Lille où elle anime un séminaire sur les mémoires coloniales.


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