n° 42 | Frans Masereel (1889-1972) : Idéalisme dans l’art d’un témoin de l’Histoire | Olivier Van den Bossche

Frans Masereel est un artiste belge dont la gravure  a imprégné durablement  le genre, un peu partout et jusqu’en Chine où il eut des émules dès les années 1930, à partir du moment où ses œuvres y entrèrent clandestinement. Connu pour avoir offert un trait acide à son engagement contre la misère,  la guerre et le fascisme, il compte parmi les artistes idéalistes qui ont lutté tout au long de leur vie pour une société plus juste et plus égalitaire — comme le montre Olivier Vandenbossche, à la fois lucide dans les grandes crises politiques et manifestement resté imperméable à la réalité des régimes communistes.

Laurence Bertrand Dorléac

Frans Masereel (1889-1972) :
Idéalisme dans l'art d'un témoin de l'Histoire

Olivier Van den Bossche

« Masereel fait de « bonnes » images comme Tolstoï fait de « bons » livres : elles doivent être comprises de tous : de la servante comme de l’artiste, de l’étudiant comme du professeur. Et ses œuvres appartiennent, comme les vers de Walt Whitman, à une démocratie imaginaire. Il peut aussi bien les montrer à des ouvriers et à des apprentis qu’aux plus grands artistes. » Par ces mots, Stefan Zweig explique l’aspect universel de l’œuvre du graveur et peintre belge Frans Masereel (1889-1972)[ref]Préface de Stefan Zweig à la monographie de Frans Masereel publiée en 1923 chez Axel Juncker Verlag, Berlin. [/ref].
Masereel a lutté toute sa vie pour une société idéale et égalitaire, et s’il s’est exprimé avec violence via son art contre tout ce qui, dans la société, dégrade l’homme, son œuvre a su aussi célébrer la vie sur un ton plus optimiste. Ces deux aspects font que Masereel a été et reste un artiste de l’idéal. Mais comme l’idéal est une composante du politique, il est difficile de parler d’égalité sans parler politique, et a fortiori pendant le XXe siècle.

L’anarchiste derrière l’opposant à la Grande Guerre

Frans Masereel naît en 1889 dans une famille aisée de Gand. Il appartient à la bourgeoisie flamande francophone, celle de Verhaeren, Maeterlinck, Van de Velde, Eekhoud, Van Rysselberghe, etc. La comparaison avec Verhaeren est édifiante à plus d’un égard : Masereel se reconnaît sans doute beaucoup dans ce poète, qu’il a lu et qu’il admire d’ailleurs énormément.[ref]Masereel illustre, dès 1917, des poèmes d’Émile Verhaeren (il s’agit là d’un de ses premiers travaux publiés : Quinze poèmes de Verhaeren Georges Crès). Il l’illustre de nouveau en 1921, et ses gravures sont encore maintenant fréquemment utilisées pour accompagner les poèmes de Verhaeren (voir par exemple Le Passeur d’Eau, 1955).[/ref] Vu à travers le prisme idéologique de Verhaeren, on se rend compte que le langage artistique de Masereel n’est pas né ex-nihilo : dans la veine de Signac et de Mallarmé, Verhaeren croit au pouvoir de l’art de transformer la société, mais de façon indirecte. L’intellectuel anarchiste doit poser les jalons d’une nouvelle société, en créant de nouvelles formes d’expression artistiques qui en appellent, chez le lecteur, à des stratégies de perception et d’interprétation différentes, à des visions alternatives du monde.[ref]David Gullentops, Hans Vandevoorde (dir.) Anarchisten rond Emile Verhaeren. VUBPress, Bruxelles, 2005.[/ref] Ainsi, l’artiste doit partager le combat du révolutionnaire. Il doit s’exprimer et annoncer une ère nouvelle, or, au tournant du siècle, on est condamné à produire un art individualiste, regrette Émile Verhaeren en 1897 : « La société actuelle étant inharmonique ne peut – cela va de soi – inspirer un art harmonique. Il ne reste au poète qu’à rêver d’un temps où l’harmonie sociale réalisée engendrera une beauté nouvelle et à la chanter et à la prévoir s’il a du génie. Aujourd’hui il n’y a place large que pour l’art individualiste où chacun reflète ses désirs, ses peines, ses joies. Nous sommes condamnés à n’exprimer que nous-mêmes et notre œuvre profonde ou superficielle n’est que le miroir de notre force ou de notre médiocrité. Un art qui serait à la littérature ce que le Parthénon ou la cathédrale de Chartres sont à l’architecture ou à la sculpture est impossible à cette heure[ref]Émile Verhaeren, en réponse à une enquête,  L’Enclos, janvier-février 1897, in Gullentops et Vandevoorde, op.cit. p. 197.[/ref] .»
Dans une telle société, c’est une idée depuis longtemps assimilée : l’art pour l’art est une idée détestable chez les anarchistes. Il faut tout au contraire un art conscient, un art moral qui prenne position. Dans Paroles d’un révolté publiées en 1885, Kropotkine donne le ton : «Vous, poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, si vous avez compris votre vraie mission et les intérêts de l’art lui-même, venez donc mettre votre plume, votre pinceau, votre burin au service de la révolution. […] Montrez au peuple ce que la vie actuelle a de laid [ref]Pierre Kropotkine, Paroles d’un révolté, 1885, in Gullentops, Vandevoorde, op.cit.pp. 74-75.[/ref]. » Masereel a fort probablement lu Kropotkine et intériorisé la mission qu’il réserve à l’artiste : produire un art à but social. En effet, il a lu les écrits révolutionnaires russes (traduits par sa tante, épouse du professeur Mac Leod, scientifique anarchiste enseignant à Gand). Il existait un réel climat intello-anarchiste en Belgique, véritablement implanté des années 1890 jusqu’à la guerre et, comme Masereel se trouvait dans le foyer de la pensée libertaire, il eût été étonnant qu’il y échappât.

En exil en Suisse pendant la Grande Guerre : l’engagement pacifiste

Il y a sans doute une part d’idéalisme derrière la critique virulente que Masereel fait de la Première Guerre Mondiale. En effet, Masereel ne se contente pas de dénoncer la guerre : comme Verhaeren avant lui, consciemment ou non, il intègre des éléments de la société harmonieuse qu’il imagine. La société peut être transformée, incendiée, le peuple peut se saisir de son destin. Un monde meilleur peut survenir, mais il devra commencer par la paix.
Masereel connaît L’assiette au beurre d’Henri Guilbeaux : au début de  la guerre, alors à Paris, il lui propose, en vain, sa collaboration. En 1915, il rejoint Guilbeaux, Jean Salives, Henri Barbusse et Pierre-Jean Jouve à Genève, où ils se rassemblent autour de Romain Rolland. Là-bas, Masereel travaille pour plusieurs journaux, crée son propre journal et sa propre maison d’édition avec des collaborateurs. Il livre chaque jour un dessin ou une gravure dans la presse pacifiste genevoise. Les journaux auxquels il collabore (La Feuille et Les Tablettes) sont publiés en Suisse, et interdits à la fois en France et en Allemagne, où ils sont toutefois lus clandestinement[ref]L’historiographie de Péronne réserve une place peu importante à la force de pression du pacifisme de Genève sur les populations, mais il faut préciser qu’un journal comme La Feuille voit les nombres d’abonnements annuels et de tirages quotidiens multipliés respectivement par 4 et par 11 entre 1918 et 1919.  La presse pacifiste n’est donc pas invisible.[/ref].
Ses commentaires graphiques portent sur des déclarations ou des extraits de discours, de chaque côté du front, sur le sort des populations, ou sur l’horreur de la guerre en général. L’esprit inlassablement critique des dessins quotidiens de Masereel dans La Feuille, le détachement de toute propagande nationaliste et la brutalité des thèmes et des représentations[ref]Voir les séries Debout les morts ! et Les morts parlent de 1917. [/ref] sont autant d’aspects remarquables de son œuvre de début de carrière.
Cependant, Masereel n’est pas un simple satiriste : l’artiste travaille comme un forçat contre la guerre, pour répandre l’idée de la fraternité entre les peuples, encourager les populations à refuser la guerre, rétablir les priorités humaines perdues de vue depuis 1914… dans des contrastes de noir et blanc violents, il demande inlassablement la paix.
La totalité de son travail est empreinte de l’anarchisme dans lequel il a baigné et il est possible de reconnaître les grands traits de son vocabulaire : comme un Jossot, il condamne les bourgeois, l’Église et le militarisme ; il en appelle à un monde nouveau (le Soleil joue un rôle important d’annonciation, l’incendie est prêt) ; il attire l’attention sur les oubliés, notamment la femme et l’enfant. La foule est anonyme, immense, uniforme, mais elle est dense et puissante. Il lui accorde une force décisive, elle peut faire violence : la paix doit venir des peuples. Quant à Dieu, il est souvent dépassé, et l’image du Christ est récurrente pour stigmatiser l’erreur et l’horreur humaines. La femme est omniprésente et le jeune homme est la victime (soldat, ouvrier, révolutionnaire ou Socialisme).[ref]D’ailleurs on observera que le soldat allemand et le soldat français ne sont pas distinguables : comme le Français et l’Allemand sont frères et n’ont rien à faire dans cette guerre, lorsqu’il se réfère à l’Allemagne ou à la France, Masereel représente Hindenburg ou Clemenceau à niveau égal d’hostilité. Les peuples sont identiques, car victimes fraternelles de leurs gouvernants.[/ref] Cependant, il sépare l’idéal du réel politique : dès lors que la révolution se déroule véritablement en Russie, elle passe de la femme symbolique (Annonciation) ou du jeune homme martyr (ouvrier, prolétaire, soldat-victime, révolutionnaire), à la personnification sous les traits de Trotski ou Lénine. De même, dès lors que la paix est signée, dans de mauvaises conditions, elle passe de la paix symbolique à un papier-torchon ou papier de plomb portant le nom « Traité de paix ».
Chaque jour, Masereel dessine pour aiguiller les mentalités des lecteurs : les peuples sont frères et peuvent se saisir de leur destin, mais doivent passer au-delà de la société traditionnelle conduite par le gouvernant et le bourgeois pour que la paix advienne enfin. S’il est intéressant, le langage artistique tel que l’utilise Masereel dans ses dessins, n’est toutefois pas aussi expressif et puissant qu’il le sera dans ses gravures, pour lesquelles il dispose de plus de temps de préparation et doit se dispenser de texte. Ainsi s’opère le passage du journaliste critique à l’artiste véritable.
Son séjour à Genève dure seulement jusqu’en 1921, mais il lui permet de trouver son mode d’expression et son outil, de se faire un nom dans la gravure, instrument démocratique s’il en est. Les nombreuses illustrations de livres et l’influence directe qu’il a exercée sur des artistes romands[ref]Voir Alexandre Mairet, Edmond Bille, et Maurice Barraud, notamment. Alexandre Mairet : les gravures sur bois de Bernard Wyder, Lausanne, Les Éditions d’en bas, 1991. [/ref] attestent de sa maturité artistique.

Une œuvre universelle : « Chaque homme devrait être un roi sur la Terre »

Dès 1918, il publie des « Romans sans paroles », des romans graphiques qui se passent de légendes, en nombre limité d’abord puis rapidement suivent des rééditions populaires. Son œuvre se diffuse très rapidement et connaît un succès considérable, notamment en Allemagne, où elle paraît parfois à 100.000 tirages. Masereel est doublement populaire : il produit un art accessible hors des musées, pas éternel mais qui reflète plutôt l’époque contemporaine ; il est aussi proche et au milieu du peuple dans la mesure où il chante la vie telle que l’encourageait Verhaeren. En effet, de manière individualiste, il célèbre la vie, celle de tout individu qui se reconnaîtra dans son chant humaniste : « Et cela fermente, et cela se lève, et cela vit d’une vie inécrasable désormais mais souterraine et chère. Une génération monte déjà presque nettoyée des vices bourgeois, cherchant dans la simplicité de la vie, dans la douceur vaillante, dans l’aide mutuelle acceptée ou donnée d’après les besoins, dans la coopération de chacun au bonheur, la consolante raison d’être homme. […] Il ne s’agit point ici d’art social, d’art asservi à des théories ou à des programmes ; la question se pose tout autrement. S’exprimer tel qu’il est, le plus sincèrement et le plus ardemment voilà le lot du poète. Ce qu’il aura de plus cher et de plus clair en lui, ce qui fait son émotion de chaque jour, sa volonté de chaque heure il le traduira tout d’abord parce que toute sa tête et tout son cœur en seront remplis. […] il aura fait une œuvre pure et personnelle.[ref]Emile Verhaeren, Le Réveil, octobre 1894.[/ref]»
Ainsi, Masereel délaisse-t-il après la guerre l’art protestataire pour un art individualiste, certes, mais qui loue la vie simple et, par-là, devient universel : il représente les joies de la vie, la femme, l’enfant, la nature… et ses personnages continuent de porter l’espoir d’une nouvelle société qui viendrait par la révolution[ref]Voir Mon Livre d’heures (1918), 25 images de la passion d’un homme (1918), La Ville (1925), L’Idée (1927), et les illustrations de l’Ulenspiegel de Charles De Coster(1926)reprenant le classique littéraire flamand.[/ref].
Pendant l’entre-deux-guerres, ses très nombreuses œuvres présentent des points communs évidents : elles contiennent des idées utopiques, de lutte des classes – des idées presque socialisantes. On découvre la vision du monde réel et idéalisé de Masereel (le jeune homme omniprésent est quasiment un autoportrait). On retrouve un langage libertaire, le protagoniste, universel et éternel révolutionnaire retourne à la nature après la grande ville, tente de contribuer à la révolution, s’oppose à la société… Mais jamais Masereel ne donne de nom à cette révolution.
Ces romans graphiques auront un grand succès, et il est indubitable que Masereel a pour une grande part contribué à la révolution artistique de la gravure mondiale via un renouveau de la tradition flamande. Ainsi était-il considéré comme le chef de file d’un grand groupe de graveurs belges nommé officieusement « les Cinq » (avec les frères Cantré, George Minne et Henri Van Straten)[ref]Joris Minne, Lumière en het ontstaan van de grafische groep « De Vijf », Bruxelles, 1964.[/ref].

Un esprit libre ?

Masereel était anarchiste par l’image qu’il tentait de projeter d’un monde nouveau et idéal. Il s’est toute sa vie qualifié d’apolitique, mais ne pas être encarté ne signifie pas être dénué de conviction politique. Sans surprise, il est sympathisant des groupes socialistes et communistes dans leur action commune contre le fascisme pendant les années 1930 : il fréquente Barbusse, Vaillant-Couturier, Jean-Richard Bloch, Aragon, etc., travaille pour Clarté, crée des tracts antifascistes, participe à l’Association des Écrivains et Artistes Révolutionnaires… Ses livres et ses bois gravés sont brûlés en 1933 en Allemagne, il y est interdit de séjour et reçoit même une menace de mort publique en 1936.
Il faut noter que, alors qu’il était dans les hauteurs de l’idéalisme anarchiste, il est descendu de ses nuages pour prendre position (contre). Il continue de chanter l’idéal, mais cet idéal semble devoir mettre pied à terre à partir des années 1930, et prendre forme dans le socialisme soviétique. Malgré des mises en garde  (de Zweig, de Rolland et de son ami et protecteur Georg Reinhart) à plusieurs reprises, Masereel semble fasciné par l’URSS. Il y effectue deux voyages, et pour mieux apprécier le second séjour, apprend le russe, et en retourne enchanté.
Dans Du noir au blanc (1939), l’artiste entreprend de représenter l’histoire du monde en une seule œuvre, de la Création jusqu’à la société communiste. Bien qu’il donne priorité à une lecture lyrique, il admet qu’on puisse en faire une interprétation marxiste. L’idéalisme verse dans le politique. Masereel est passé de l’égalitarisme idéaliste, placé au-dessus de la Grande Guerre (comme Romain Rolland était « au-dessus de la mêlée »), à une prise de position assumée contre le fascisme. Mais sans qu’il l’admette, il se politise aussi pour le socialisme, pour lui la meilleure version appliquée de l’égalitarisme.
Qu’en dit l’intéressé ? Masereel veut un « socialisme cultivé » où les hommes soient assez mûrs pour vivre en commun ; il veut « un communisme idéal, d’aspect anarchique mais qui n’exclue pas l’individualisme. Mais ce n’est pas possible car la mentalité de l’homme n’est pas encore assez cultivée. », dit-il dans un entretien, en 1969.[ref]Film de Frans Buyens, Ik houd van zwart en wit,1969.[/ref] Par conséquent, il se contente pendant un moment du régime soviétique. Jusqu’à sa mort, cette admiration non avouée explicitement reste ambiguë.

Récupérations politiques de l’œuvre gravé d’un idéaliste

Il est intéressant de noter que Masereel adopte un langage idéaliste si clair qu’il a été recyclé à de nombreuses reprises, et surtout par des mouvements révolutionnaires et dans les démocraties populaires d’Europe de l’Est. Frank Popper explique, en 1981, le succès de la gravure en ce qu’elle est un « moyen d’expression privilégié en temps de tension et de bouleversement » ; en temps de paix elle permet un « rayonnement exceptionnel de l’œuvre et une démocratisation de l’art[ref]Dans le catalogue de l’exposition de 1981 à la Bibliothèque Nationale « 50 ans de gravures sur bois chinoises, 1930-1980 ».[/ref]. » C’est sans doute ce qui explique pourquoi Masereel a participé, parfois malgré lui, au courant mondial qui a fait de la gravure sur bois au XXe siècle le reflet d’un ensemble de luttes pour la liberté.
Et comme l’établissement de l’idéal passe souvent par la révolution, on n’est pas surpris de le voir réutilisé dans des contextes révolutionnaires différents. Ainsi, Masereel a-t-il été édité clandestinement en Chine dans les années 1930. L’intellectuel révolutionnaire Luxun se procura des livres de Masereel et les ramena pour les publier en Chine, pour donner un vocabulaire aux artistes révolutionnaires. Une thèse et plusieurs expositions[ref]Voir à cet égard le mémoire en histoire de l’art de Marine Capmarty en 2003, Frans Masereel (1889-1972): l’œuvre gravé d’un artiste engagé et le renouveau de la xylographie en Chine, l’exposition citée de 1981 et l’exposition 2009-2010 au musée des Beaux-Arts de Gand « Roar China ! Lu Xun, Masereel et l’avant-garde graphique en Chine, 1919-1949 ».[/ref] ont établi l’influence, incontestable, de l’œuvre gravé de Masereel, sur la gravure révolutionnaire chinoise. Il est par ailleurs célèbre et célébré en Union Soviétique, et dans les démocraties populaires d’Europe de l’Est, on ne peut pas faire l’impasse sur sa personne. On le connaît assez pour identifier les emprunts de forme et de contenus dont il fait l’objet ; dans le réalisme socialiste il est à la gravure ce que Fernand Léger est à la peinture[ref]Jérôme Bazin, « Le réalisme socialiste et ses modèles internationaux », in : Le bloc de l’Est, entre global et national, Vingtième Siècle, 2011/1 (n° 109), 288 p., Presses de Sciences Po.[/ref].
Enfin, il faut faire mention de la situation particulière qui lui est réservée en Allemagne. Les graveurs débutants s’inspirent de son travail pour apprendre la technique[ref]Erhard Werndel, Holzschnitt Holzstich. Eine praktische Anleitung. Leipzig, E.A. Seemann Verlag, 1968.[/ref]. Et on en est presque à se disputer l’attachement que l’on éprouve envers l’œuvre de Masereel : en RDA, le ministre Gerhart Ziller explique en 1949 que les gaullistes en France, ou que les chrétiens-démocrates de la République Fédérale ont intérêt à le faire taire plutôt que de diffuser sa parole, alors qu’en Allemagne Démocratique, au contraire, il trouve un public attentif qui l’écoute.[ref]Gerhart Ziller en préface au livre paru à Dresde, Sachen Verlag, 1949. [/ref] Cependant, il enseigne aussi en RFA (à Sarrebrück), dès le lendemain de la guerre. Il est accepté et célébré à la fois par l’Est et l’Ouest, sans que ce soit exclusif. Il ne faut pas oublier qu’il était extrêmement populaire en Allemagne avant le fascisme.
Tandis qu’il est récupéré par les démocraties populaires, chinoise et soviétiques, il est aussi très apprécié par l’Ouest, où il est enfin célébré après la Seconde Guerre Mondiale (grand prix à Venise en 1953, expositions dans les grandes capitales du monde occidental). L’artiste n’occulte sans doute pas entièrement le pacifiste, antifasciste et résistant de la première heure, mais le fait est là : on (re)-découvre véritablement Masereel après la guerre et on aime à l’associer à son idéologie[ref]Les milieux catholiques se le réapproprient aussi : voir le livre sur Masereel et les mouvements ouvriers chrétiens, De optimisten hebben de wereld: Frans Masereel en de christelijke arbeidersbeweging, Berchem, 2005.[/ref].
Dans l’interview de 1969 déjà citée, Masereel explique son succès « est-ouest » des années 1950 et 1960 par « l’humanisme universel » de son travail, qui parle à tous. Il est difficile pour un artiste du XXe siècle d’échapper au politique, tout comme il est difficile pour un projet politique à vocation un tant soit peu démocratique d’échapper aux images en noir et blanc de Masereel.


Bibliographie

Frans BUYENS, Ik houd van zwart en wit, Amsterdam, Films Lyda-Dacapo, 1962.

Joos FLORQUIN, Ten Huize van… Louvain, Davidsfonds, 1969.

William McGILL, Frans Masereel, Contemporary Master of the Flemish Woodcut, thèse de doctorat à l’Université Catholique de Louvain, 1957.

Theo PINKUS, Bernard ANTENEN, Frans Masereel, Bilder gegen den Krieg, Frankfurt/Main, Zweitausendeins, 1981.

Joris VAN PARYS, Frans Masereel (1889-1972). Une biographie, Bruxelles, AML Éditions,2008

Pierre VORMS, Gespräche mit Frans Masereel. Dresden, Verlag der Kunst, 1967


Étudiant en Master d’histoire à Sciences Po, Olivier Van den Bossche prépare sous la direction de Laurence Bertrand Dorléac un mémoire d’histoire et d’histoire de l’art sur l’artiste Frans Masereel et la Première Guerre mondiale.


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