n° 47 | L’amour de l’art | Charlotte Guichard

La Révolution française changea aussi les mœurs du monde de l’art organisé autour de l’Académie royale de peinture. Avant même 1789, le jeu devint plus ouvert entre les différents acteurs, avec  l’émergence de sociétés d’amis des arts, les nouvelles formes d’expositions publiques et le développement de la souscription.

L’amateur se tenait au centre du processus de transformation. Charlotte Guichard nous montre de quelle façon, après lui avoir consacré un ouvrage essentiel en 2008 : Les amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle.

Laurence Bertrand Dorléac

L'amour de l'art est-il une passion égalitaire ?
Les mondes de l'art à l'épreuve de la Révolution française

Charlotte Guichard

Dans son salon de 1767, Diderot se livre à une longue tirade contre la « race des amateurs ». Cette critique sociale et politique, devenue célèbre, vise l’ancien système monarchique des arts organisé autour de l’Académie royale de peinture. La mise en cause puis la brutale disparition de cette forme traditionnelle de protection des artistes pendant la Révolution fut l’occasion de repenser les liens entre l’art et la société, entre les artistes et leurs commanditaires, entre l’œuvre et son public.
Le soutien des arts et des artistes prend en effet des formes nouvelles, parfois inattendues et souvent expérimentales entre les années 1780 et 1810, nuançant la rupture révolutionnaire et montrant aussi les limites d’une historiographie souvent focalisée sur la distinction entre commande étatique et commande privée. L’émergence de sociétés des amis des arts, l’invention de formes d’expositions publiques inédites, le développement de la souscription – comme réinvention collective et plus égalitaire de la commande – sont autant d’expérimentations d’une articulation nouvelle entre l’art et la société qui commencent dès la fin des années 1770. Ces formes d’associations ne sont pas le fruit des artistes ni des institutions étatiques, elles sont arrimées à une figure clef, celle de l’amateur. Elles nous invitent à interroger autrement les mutations politiques et sociales de l’amour de l’art confronté à la passion révolutionnaire.

Art et sociabilité : l’expérimentation de formes nouvelles

À la fin du XVIIIe siècle, l’espace public de l’art est le monopole de l’Académie royale de peinture. Si les expositions artistiques trop évidemment commerciales sont condamnées, les sociabilités des élites apparaissent en revanche comme un terrain privilégié d’expérimentation. La peinture et la sculpture sont même au centre du dispositif créé par le premier Musée fondé à Paris en 1779 — l’Établissement de la Correspondance générale sur les sciences et les arts. Ce Museum fonctionne à partir d’une assemblée hebdomadaire d’individus réunis autour d’une exposition d’objets de science, de technique et des Beaux-arts (qui prend le nom de Salon de la Correspondance) et d’un périodique (Nouvelles de la République des Lettres et des Arts).

Comme l’a montré Francis Haskell, ce musée invente les premières expositions temporaires en France : en 1783 s’ouvre la première rétrospective d’un artiste contemporain, le peintre de marine Joseph Vernet, suivie de près par la première exposition historique des maîtres de l’École française de peinture. La contrainte de ces expositions, dans laquelle réside aussi leur nouveauté, est de reposer entièrement sur le prêt temporaire des œuvres par leurs propriétaires, qui acceptent de faire sortir leurs tableaux des collections privées[ref]Nouvelles de la République des Lettres et des Arts, 26 mars 1783. Dix-neuf propriétaires de tableaux de Vernet acceptent de participer à cette exposition qui réunit quarante-neuf peintures du peintre. [/ref] : « Tous les tableaux ci-dessus sont du cabinet de M. le comte d’Orsay qui a bien voulu en faire jouir le Public. On connaît la passion de cet Amateur distingué pour être utile aux Arts, et le riche Muséum qu’il a disposé pour eux chez lui [ref]Ibidem, 8 juin 1779.[/ref]». Cette exigence de publicité, ici associée à la figure de l’amateur, rompt avec les logiques traditionnellement plus fermées des élites. Elle s’affirmera au cours des années puisque, devant le succès de ces expositions, le Salon de la Correspondance s’ouvre à tout public, sans qu’il soit plus besoin d’être coopté ou présenté pour y entrer.

ill. 1 : Arnaud Vincent de Montpetit, Portrait de Louis XV, 1774, huile sur verre, 74 x 62 cm, Château de Versailles.

On trouve de tout aux Salons de la Correspondance. Le 11 mai 1779 sont exposés un modèle de moulin, une machine à battre le grain, un tableau par Louis Trinquesse, un autre par Simon Vouet, un portrait de Louis XV par Montpetit, inventeur d’un nouveau vernis (ill. 1), etc. Mais le caractère hybride de cette exposition nuirait à la dignité des œuvres d’art exposées, contaminées par le statut moindre des autres objets. En voulant faire évoluer une forme de sociabilité à l’origine destinée aux élites vers un public plus large, ce musée met à l’épreuve les formes traditionnelles du système monarchique des arts, ce qui explique son interdiction en 1788. Il montre le dynamisme des initiatives privées dans les mondes de l’art mais aussi l’impossibilité pour deux modèles alors antinomiques de coexister : le modèle académique qui préserve la hiérarchie des objets et des publics, et le modèle d’une entreprise culturelle, soutenue par les élites urbaines, attirées par la nouveauté.

Souscriptions : réinventer la commande artistique

ill. 2 : Jean-Baptiste Pigalle, Voltaire nu, 1776, statue grandeur nature, marbre, Musée du Louvre

On a coutume de présenter ce Musée, encore peu étudié par les historiens de l’art, comme une exception. Pourtant, cette entreprise s’inscrit dans un contexte plus large sur la manière de repenser le soutien aux artistes, hors du modèle étatique de la commande publique et à distance de la commande privée et individualisée. Certaines initiatives s’efforcent de renouveler les formes traditionnelles de la commande artistique, en imaginant une commande privée mais collective : la souscription. Dans les mondes de l’art, l’exemple le plus célèbre est la souscription pour la statue de Voltaire par Pigalle. Le projet naît en 1770, au salon de Madame Necker, autour de dix-sept hommes de lettres à l’origine du projet, parmi lesquels Diderot (ill. 2). Finalement, plus de quatre-vingt souscripteurs participent au financement de la statue : sans être publique, cette souscription suit les réseaux de la sociabilité mondaine. On trouve des gens de lettres, des monarques comme Frédéric II, des ministres et, plus étonnamment, des professeurs de mathématiques de l’École militaire[ref]Guilhem Scherf, Voltaire nu – Jean-Baptiste Pigalle, Paris, Somogy éditions d’art, 2010.[/ref].

Pendant la Révolution, la souscription est utilisée pour renouveler durablement les modalités de la commande. À distance des souscriptions ponctuelles, dont l’exemple emblématique est celle proposée en 1790 pour le Serment du Jeu de Paume de Jacques-Louis David, la Société des Amis des Arts en fait un élément clef de son programme de réforme[ref]Udolpho van de Sandt, La Société des Amis des Arts (1789-1798) : un mécénat patriotique sous la Révolution, Paris, ENSBA, 2006.[/ref]. Fondée en 1789 par l’architecte Charles de Wailly, la Société des Amis des Arts repose sur une « souscription de douze cents amateurs, qui donneraient chacun seulement une somme de 50 livres par année ». La Société des Amis des Arts témoigne d’abord d’une continuité avec les sociabilités d’Ancien Régime et le modèle aristocratique de l’amateur : parmi les souscripteurs, les membres de la finance sont très nombreux, tout comme les avocats, notaires et architectes. Si la continuité avec l’Ancien Régime est affirmée, la figure académique de l’amateur est re-légitimée par le vocabulaire du citoyen et du patriotisme. Soit l’introduction au catalogue de 1792 : « la Société (…) ne cache pas au public qu’elle a besoin d’être aidée dans l’exécution de ce louable dessein par la classe élevée et bienveillante des amateurs. N’auroit-on que la satisfaction d’avoir contribué au bien et à l’honneur de sa patrie, la chance que la Société offre au public sera toujours heureuse pour les véritables amis des arts, pour les âmes bien nées, pour les bons citoyens. » Ce vocabulaire du citoyen et de la patrie accolé à l’idéal de l’amateur, correspond à la réinvention d’une protection privée devenue collective et à une mutation du patriotisme monarchique en un patriotisme libéral.

ill. 3 : Louis-Léopold Boilly, L’Atelier de Houdon, v. 1804, huile sur toile, 88 x 115 cm, Musée des arts décoratifs

Face à la vision jacobine et davidienne de la réorganisation des Arts, cette société représente une conception libérale de l’organisation sociale, dont le peintre emblématique serait Louis Boilly (ill. 3). La Société des Amis des Arts connaît un réel succès, réforme ses statuts en 1817 et conserve son activité, sous une forme renouvelée, jusqu’à la fin du XIXe siècle. Elle participe à l’essor général des sociabilités savantes, appelées à se développer au XIXe siècle, qui permettent de relativiser la rupture révolutionnaire entre le siècle des Lumières et le moment Guizot. Ce type d’association montre le dynamisme d’une politique privée de la culture, couplée aux efforts de la sphère étatique, suggérant qu’il convient de nuancer l’opposition entre le modèle culturel étatique français et le modèle culturel privé qui prévaudrait en Angleterre[ref]Ce que suggère aussi l’ouvrage de Holger Hoock, The King’s artists : the Royal Academy of arts and the politics of British culture 1760-1840, Oxford, Clarendon Press, 2003.[/ref].

Communautés de goût : retour sur l’amateur

L’amateur est omniprésent dans ces mises en scène de l’amour de l’art. Mobilisé à des fins très différentes et apparemment paradoxales, il est tantôt envisagé comme un véritable modèle, tantôt comme un repoussoir. Sans remettre en cause la lecture bourdieusienne, qui envisage le goût comme une forme de la distinction, celle-ci ne permet pas non plus de saisir pleinement les enjeux sociaux et politiques de l’amour de l’art. Loin d’être une figure neutre et désintéressée, l’amateur est une figure éminemment politique qui naît au cœur du système monarchique et c’est là qu’il faut la replacer en premier lieu — pas dans le monde du marché et du collectionnisme privé, où l’on a coutume de la mobiliser. Si le terme apparaît pour la première fois en 1694 dans le Dictionnaire de l’Académie française, c’est dans le milieu académique que cette figure prend sa force sociale et politique et qu’elle se charge d’une dimension normative.

ill. 4 : Nicolas-Guy Brenet, La Mort de Du Guesclin, 1777, huile sur toile, 383 x 264 cm, Musée du Louvre

En 1748, l’Académie théorise le statut de l’amateur honoraire comme la norme du public artistique. Ce statut constitue une riposte à la naissance d’un espace public et critique de l’art, au sens habermassien. Dans la conception académique, l’amateur n’est pas lié à l’espace public mais à l’espace mondain et aristocratique des sociabilités : il protège les artistes mais ne participe pas aux critiques publiques. L’amateur est politique car censé favoriser le développement de l’Ecole française de peinture. Ce ‘patriotisme monarchique’ (David Bell) est mis en œuvre par l’Etat dans des programmes iconographiques célébrant l’histoire nationale (ill. 4), et approprié par les élites (tel le Bélisaire de David acheté par le prince électeur de Trêves) (ill. 5). Il est pourtant dénoncé comme un échec par les critiques de salons qui mettent en avant une autre lecture du patriotisme dans les arts : publicité des collections ouvertes à tous, fin du régime de la commande privée et critique de la peinture de genre.

ill. 5 : Jacques-Louis David, Bélisaire demandant l’aumône, 1781, huile sur toile, 288 x 312 cm, Palais des Beaux arts de Lille

Pendant la Révolution, les élites privées continuent de se réclamer du modèle de l’amateur en lui appliquant un discours patriotique nouveau. En suivant ces mutations du patriotisme, on comprend mieux l’articulation, a priori paradoxale, entre le patriotisme monarchique des élites collectionneuses de l’Ancien Régime et le patriotisme libéral qui se développe pendant la Révolution : elle éclaire la figure de Lavoisier, commanditaire de David et qui fut aussi l’un des souscripteurs de la Société des amis des arts. Ainsi se rencontrent peut-être deux historiographies très cloisonnées : une histoire sociale des collections d’Ancien Régime (Colin Bailey) et une histoire des mondes de l’art en Révolution (Thomas Crow).

Ces formes expérimentales de soutien aux arts nous rappellent qu’au XVIIIe siècle, la catégorie de l’amateur correspond à une façon nouvelle de penser le social. Être un amateur, ou plutôt se présenter comme un amateur, signifie se réinventer une identité sociale dans un rapport prédominant à l’art. Cette catégorie désigne des individus venus d’horizons sociaux différents (financiers, noblesse de robe et d’épée, marchands), soudés par une passion commune. L’amour de l’art rend possible une forme de fluidité sociale, même éphémère et fragile, toujours en performance, à distance des hiérarchies de statuts qui caractérisent la société d’Ancien Régime. Comme l’écrivait Bernard Lepetit, les hommes ne sont pas comme des billes dans des boîtes : avec l’amateur, l’histoire sociale de l’art peut accomplir son tournant pragmatique et rendre compte d’une approche renouvelée des identités sociales. Cette lecture pragmatique de l’amateur invite à comprendre autrement le lien entre l’art, la société et le politique, à partir d’une échelle plus fine du social, en partant des objets et des œuvres, et des associations qu’ils peuvent produire, et non pas des hiérarchies sociales surplombantes et prédéfinies.

Avec la suppression de l’Académie royale, l’amateur perdra sa force régulatrice alors que de nouvelles figures émergent (le collectionneur, le dilettante, le critique) qui vont à leur tour arrimer les représentations des mondes de l’art. Le collectionneur se charge de la dimension patriotique, comme le montre Charles Sauvageot, qui lègue sa collection au Louvre en 1856, tandis que l’amateur est rejeté dans la sphère privée du bon goût et des divertissements dénués de valeur symbolique.


Bibliographie

Laura AURICCHIO, Adélaïde Labille-Guiard: Artist in the Age of Revolution, Los Angeles, Getty Publications, 2009.

Colin B. BAILEY FEND, Patriotic Taste: Collecting modern art in pre-revolutionary Paris, New Haven/Londres, Yale University Press, 2002.

David A. BELLThe Cult of the Nation in France: Inventing Nationalism, 1680-1800, Cambridge (Mass.)/London, Harvard University Press, 2001.

Philippe BORDES et Régis MICHEL (dir.)Aux armes et aux arts ! Les arts de la Révolution : 1789-1799, Paris, A. Bir, 1988.

Thomas CROWL’atelier de David : émulation et révolution, traduction française, Paris, Gallimard, 1997.

Charlotte GUICHARDLes amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2008.

Francis HASKELLLe musée éphémère : les maîtres anciens et l’essor des expositions, Traduction française, Paris, Gallimard, 2002.

Bernard LEPETIT (dir.)Les formes de l’expérience : une autre histoire sociale, Paris, A. Michel, 1995.

Dominique POULOTMusée, nation, patrimoine : 1789-1815, Paris, Gallimard, 1997.


Charlotte Guichard est chargée de recherche au CNRS (UMR 8529/Université Lille-3). Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure de Fontenay-Saint Cloud, elle est agrégée d’histoire et spécialiste en histoire de l’art moderne. Elle a publié Les amateurs d’art à Paris au XVIIIe siècle (Champ Vallon, 2008) et dirigé le numéro thématique de la Revue de Synthèse, « Les Formes de l’expertise artistique en Europe, XIVe-XVIIIesiècles » (2011-1).


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