n°80 | Présences concrètes | Marc Desportes

Après ses Paysages en mouvement. Transport et perception de l’espace, XVIIIe-XXe siècles , publié chez Gallimard en 2005, Marc Desportes s’intéresse à la présence singulière des objets dans l’art du 20e siècle. Il se propose de clarifier les différentes utilisations de ces objets par les artistes en fonction des circonstances, ainsi que de considérer leur apport et leur opacité.

Laurence Bertrand Dorléac
> Séminaire de la Fondation Hartung Bergman, août 2015

Présences de l'objet dans
l'art du XXe siècle

Marc Desportes

          Le thème de mon intervention sera la présence des objets, j’entends la présence réelle, concrète. Je pense par exemple au Verre d’absinthe (1914), une sculpture en bronze de Picasso à laquelle il colle une véritable cuillère à absinthe.
Qu’apporte la présence de cet objet ? Distinguons ici présence de l’objet concret et présence concrète de l’objet et parlons d’abord de la première.
Un objet concret peut être envisagé sous tous ses aspects. Ainsi, une feuille de journal considérée pour sa texture graphique et destinée à un collage n’en reste pas moins lisible. L’objet concret peut être le support d’une démarche inductive, dira-t-on, ce qui importe beaucoup à André Breton lorsqu’il considère l’objet trouvé ou l’objet rêvé.
Le face-à-face avec l’objet concret n’est pas le propre des œuvres comportant un objet réel, observera-t-on, car un peintre traditionnel s’y confrontait lui aussi. Mais son approche était spécifique. Dans Contre Sainte-Beuve, Proust disait à propos de Chardin que l’artiste peint un objet non parce qu’il est beau, mais parce qu’il est beau à voir. À voir avec des yeux de peintre, faut-il ajouter, c’est-à-dire des yeux qui s’apprête à peindre, les yeux d’un corps dont le bras se termine par un pinceau.
Apparaît ici une différence entre la liberté de considérer un objet sous tous ses aspects (et l’on peut penser que l’objet est susceptible de « forcer » l’attention) et la médiation propre à l’art qui inscrit l’approche de l’objet dans une certaine démarche.

Plastique, pratique, symbolique

          Parlons maintenant de la présence concrète de l’objet. Selon quels traits l’artiste va-t-il aborder l’objet ? Dans certaines œuvres, l’objet est employé pour ses qualités plastiques, son rôle pratique, les significations qui lui sont associées. C’est à cette première série de traits que je m’attacherai.
Considérons les caractéristiques plastiques de l’objet, c’est-à-dire sa forme, sa couleur, sa texture. Ces caractéristiques valaient déjà dans une nature morte traditionnelle puisqu’elles participaient à la composition. Elles valent également dans de nombreuses œuvres comportant des objets.
Certaines de ces œuvres sont figuratives. On pense à la fameuse Tête de taureau (1942-1943) de Picasso, faite d’une selle et d’un guidon. D’autres sont abstraites. On peut penser ici aux sculpteurs new-yorkais des années 1960. Dans toutes ces compositions, l’objet est là pour sa forme, sa couleur, sa texture. Mais sa présence dépasse ces caractéristiques. Présent in concreto, l’objet donne à voir une matière qui peut être dégradée, abîmée, laissant apparaître des écailles, des éraflures, des décollements, autant de données tactiles, à présenter et non à représenter. Présent in concreto, l’objet renvoie au contexte dont il a été extrait. Ainsi, les éléments junk évoquent l’univers heurté, violent, sale du New York des années 1960… S’ouvre alors le domaine des connotations de l’objet.

          Considérons l’emploi de l’objet comme élément signifiant. Une signification était souvent associée à l’objet dans l’art traditionnel (le sablier d’une vanité représentant la vie qui passe). L’objet présent in concreto peut présenter, lui aussi, une signification (les engrenages collés dans une représentation anthropomorphe signifient que l’homme est une machine). L’objet peut également évoquer une histoire. Ce peut être l’Histoire avec une majuscule, comme dans les assemblages que Schwitters réalise au lendemain du premier conflit mondial. Ou l’histoire avec une minuscule, qu’elle soit scénarisée comme dans les events d’un artiste fluxus dans lesquels l’objet a la fonction d’un accessoire, ou qu’elle ne le soit pas, comme dans les déambulations surréalistes au cours desquelles un objet est trouvé.

          Considérons enfin l’objet selon son rôle pratique. La présence d’un objet dans une œuvre traditionnelle se justifiait le plus souvent par sa fonction : le chaudron sur l’entablement était là pour l’usage qui en était fait.

Max Ernst, "Armada von Duldgedalzen", 1919. Droits réservés

Max Ernst, « Armada von Duldgedalzen », 1919. Droits réservés

L’objet présent in concreto peut également valoir pour sa fonction usuelle. C’est le cas de la cuillère à absinthe qui, posée sur le verre en bronze, supporte un morceau de sucre. Mais l’artiste peut également jouer avec les fonctions de l’objet. Ainsi, Ernst fiche non un bouchon mais une main de poupée dans le goulot d’un flacon (Armada von Duldgedalzen, 1919). Ainsi, Meret Oppenheim recouvre de fourrure une tasse et sa soucoupe dans le Déjeuner à la fourrure (1936), ce qui suscite un sentiment d’étrangeté.

          L’artiste est libre de jouer sur différents registres. Commentons la pièce d’Ernst déjà citée : une main de poupée est fichée dans le goulot, les doigts orientés vers le haut, une bobine étant enfilée sur le pouce. Il y a là une riche combinaison : le flacon vaut comme le socle selon une relation d’analogie formelle, un socle supportant une statue qui serait réduite à une main selon une relation métonymique (la partie pour le tout), cette main tenant une bobine qui vaudrait pour une couronne selon, à nouveau, une relation d’analogie formelle. L’assemblage vaut comme la représentation d’un roi, du christ-roi… et c’est tout un ensemble de relations qui confère à la pièce son unité, sa valeur, sa signification.
Le plus souvent, l’objet déborde les rôles définis par la tradition : élément plastique, il impose sa matérialité, ses connotations… Pourquoi ces débordements ? Parce que l’objet reste présent en tant que tel. C’est toujours un balai à toilette que l’on voit dans les mains d’Ubu Roi, même si celui-ci en a fait son sceptre. Et ce sont cette présence, cette constance, qui expliquent que l’objet ne puisse être réduit à un rôle prédéfini.

Arrière-plan

          Mais l’objet peut être abordé selon d’autres traits que ceux que la tradition considérait déjà. Pour le comprendre, référons-nous à l’expérience d’une œuvre comportant un objet. Dans l’approche d’une telle l’œuvre, le statut de l’objet intervient de façon déterminante. Car le regardeur saisit immédiatement de quoi il s’agit : il reconnaît la cuillère à absinthe, la roue de bicyclette, le flacon, la tasse… L’objet présent in concreto s’impose, dispensant de tout effort d’interprétation.
Par sa présence, l’objet reconduit à un complexe de perceptions, de gestes et de significations, si bien que le regardeur se retrouve face à l’objet dans la position de l’utilisateur potentiel. « Reconnaître un objet usuel consiste surtout à savoir s’en servir […] Mais savoir s’en servir, c’est déjà esquisser les mouvements qui s’y adaptent, c’est prendre une certaine attitude ou tout du moins y tendre… » écrit Bergson dans Matière et Mémoire. C’est selon ce mode qu’est appréhendé l’objet présent concrètement, un mode qui dépasse la vision au sens strict puisque le regardeur se sent impliqué presque physiquement.

          Transposons ces remarques. L’artiste qui porte son attention sur un objet peut l’aborder selon un mode comparable à celui du regardeur. Les faits les plus divers sont alors susceptibles de venir à son esprit. Car un objet est une chose élaborée, fabriquée, utilisée, maniée, parlée, valorisée… et toutes ces dimensions entrent en jeu dès qu’on le considère concrètement. Son utilisation est régulée par des conventions, présente une dimension gestuelle, renvoie à des pratiques collectives… Ce sont donc de nombreuses données d’arrière-plan qui interviennent dans la relation à l’objet. Le plus souvent, cet arrière-plan est occulté aux yeux du sujet qui est absorbé par la tâche à accomplir. Un objet n’en existe pas moins en référence à celui-ci. En ce sens, l’objet ne présente pas d’indépendance, comme le mentionnent les définitions usuelles, si ce n’est dans l’acception physique du terme.

          La notion d’arrière-plan permet de comprendre comment un artiste qui considère concrètement un objet peut se référer aux faits les plus divers. Identifions les traits selon lesquels l’objet est appréhendé dans certaines œuvres.
Celui de porter une étiquette, par exemple : avant les cubistes, ce trait avait rarement été considéré pour lui-même en peinture car l’attention à l’étiquette implique une appréhension langagière ; Braque et Picasso intègrent sciemment des étiquettes dans leur collage, conscients de la différence cognitive qui existe entre vision et lecture. À l’examen, le trait de porter une étiquette est lié à ce qu’on a appelé l’arrière-plan de l’objet. Car considérer l’étiquette, c’est signaler un âge où les objets doivent être identifiés par ces petits morceaux de papier imprimés, ce qui renvoie à l’existence de marques commerciales, à la nécessité de les promouvoir, à l’organisation du commerce moderne, à l’affichage urbain…
Second exemple de trait, celui d’exister sur un mode sériel : c’est à la sérialité de l’article manufacturé que s’attache Duchamp dans sa recherche d’une relation marquée par l’indifférence, l’absence de goût, l’anesthésie, au fondement des ready-mades. A l’examen, ce trait relève également de l’arrière-plan de l’objet. Car appréhender un article manufacturé en tant qu’élément sériel, c’est renvoyer à l’expansion de la fabrication industrielle, au bouleversement des conditions de conception et de production des articles courants, au clivage, vivement ressenti au début du siècle, entre le Beau et l’Utile. Et, sans aucun doute, la formation de l’idée duchampienne d’indifférence face à l’objet a dû se nourrir d’autres faits d’arrière-plan : les conditions du commerce moderne, par exemple, qui autorisent une certaine rêverie de la part du flâneur et dans lesquelles l’objet se présente parfois sous le jour d’une vacance fonctionnelle.

Apport et opacité

          Le trait de l’objet relevé par l’artiste ne peut aucunement être considéré de façon extérieure mais doit être resitué dans sa démarche. En cela, ce n’est pas un trait objectif. Considérer une roue de bicyclette pour elle-même ne laisse rien deviner des raisons pour lesquelles Duchamp l’a choisie. L’objet ne dit rien par lui-même : on parlera d’opacité de l’objet. Mais, et c’est là son aspect dual, le trait relevé par l’artiste est lié à l’objet ou plutôt à son inscription dans son arrière-plan. On parlera alors de l’apport de l’objet. Apport et opacité, telles sont donc les deux modalités de la présence concrète de l’objet.

Bibliographie thématique

A. Présence concrète de l’objet dans l’art

Dinge in der Kunst des XX. Jahrhunderts, cat. d’expo., Munich, Steidl, 2000

Susan EVANS, The Object in contemporary art, Londres, University of East London, 1997

Ellen JOHNSON, Modern Art and the Object, New York, Harper and Row, 1976

L’Ivresse du réel, cat. d’expo., Paris, Réunion des Musées nationaux / Carré d’Art, 1993

Unmonumental : The Object in the 21st Century, cat. d’expo., New York, New Museum, 2007

Diane WALDMAN, Collage, Assemblage and the Found Object, New York, Abrams, 1992

B. L’objet dans la société

Arjun APPADURAI, The Social Life of Things. Commodities in Cultural Perspective,  Cambridge, Cambridge University Press, 1986

Jean BAUDRILLARD, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Gallimard (Tel), 1972

Marie-Pierre JULIEN et Céline ROSSELIN, La Culture matérielle, Paris, La Découverte, 2005

Daniel MILLER, Material Culture and Mass Consumption, Oxford, Blackwell Publishers, 1987

John SEARLE, La Construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard, 1995


Né en 1961, ancien élève de l’École Polytechnique,Marc Desportes a pour thème de recherche les relations entre technique et culture, tant dans le domaine spatial que dans le domaine artistique. Il a publié « Paysages en mouvement. Transport et perception de l’espace, XVIIIe-XXe siècles » (Gallimard, 2005).

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