n° 12-1 | Qu’est-ce que l’art social ? | Catherine Méneux

Au milieu du XIXe siècle, la réaction contre le spiritualisme est un prélude à la lutte qui va s’engager contre un art pour l’art autonome et débarrassé de toute responsabilité sociale. Un certain nombre de penseurs ouvrent alors la voie en s’attaquant à cette vision du monde éthérée, mensongère et bêtement consolatrice, montrant que le ciel de Platon ou de Bossuet n’était qu’un piètre refuge alors qu’il fallait affronter le réel. Dans ses Philosophes classiques du XIXe siècle (1857), Taine appelait à reprendre la tradition réaliste et à se placer sur le terrain des faits et de la science.
On sait à quel point le retour au réel fut mal accueilli par la critique qui dénonça son hideux matérialisme et son obsession du mal. N’ayant plus d’au-delà, ce réalisme pouvait être le plus dur possible, le plus objectif et le plus opposé à toute esthétique moralisatrice. Derrière sa détestation se profilait une critique de l’Allemagne qui, à partir de 1870, combattrait pied à pied ce qui avait fait le charme d’une nation, relayé par Madame de Staël (De l’Allemagne, 1814). L’union libérale des voisins (préfiguration de l’Europe), tant voulue par les Renan et Taine, fut alors enterrée au profit d’un retour à la France blessée dans son orgueil et préparant sa revanche.
Si un pan de l’intelligence française se replia sur le désenchantement, l’autre se consacra de toutes ses forces à la reconstruction et c’est dans le sillage de cette renaissance que prospéra l’idée d’un art lié à la vie sociale et à la morale au point de pouvoir changer le vieux monde. Les débats firent rage entre 1889 et 1914, autour de l’art social dont Catherine Méneux montre qu’il ne peut nier complètement l’autonomie et la liberté d’action acquises des artistes modernes. Dans cette société industrielle en pleine redéfinition de son cadre économique, politique, religieux, l’art était l’un des objets symboliques investi par de nombreux acteurs pour inventer une société plus juste, où chacun aurait accès à la culture, à la beauté, à l’harmonie, aussi bien dans l’intimité que sur la place publique. Nous retrouvons ainsi les prémisses saint-simoniennes, la philosophie de Taine ou le rationalisme de Viollet-le-Duc auxquels s’ajoutent les élans anarchistes et, venus de l’extérieur, l’efficacité des modèles anglais (avec Morris surtout) et belge.
Christophe Prochasson insiste sur le caractère exceptionnel de ce tournant du siècle, un « moment » dans l’histoire où il semblait possible d’accorder l’art, la politique et la science. Il sait bien les contradictions inhérentes aux espoirs de voir l’art réconcilié avec le peuple quand celui-ci fait peur par sa masse et par ce qu’il suppose d’absence de « bon » goût. S’y ajoutent la faiblesse du nombre de réalisations puis le gong funèbre de la Grande guerre.
La défense d’un art moderne français fut évidemment enrayée par le conflit mondial mais resurgira dans les années 1920-1930, selon des modalités nouvelles et une volonté étatique plus nette dont les effets se font surtout sentir à l’Exposition internationale des arts et techniques de 1937. Après les combats pour l’art social, les luttes intestines des anarchistes qui avaient défendu la modernité au détriment de l’éternel miséreux prôné par leur théoricien Kropotkine, avec Picasso qui s’imposait comme l’artiste capable de lier la liberté individuelle moderne et l’histoire, Robert Delaunay pouvait crânement annoncer en 1935 : « Moi, artiste, moi, manuel, je fais la révolution dans les murs ».

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 21 septembre 2006

L'art social au tournant du siècle

Catherine Méneux

Au début du XIXe siècle, deux conceptions de l’art se sont opposées : l’idée de l’art comme « finalité sans fin », comme une activité autonome dont les critères sont définis par les artistes eux-mêmes, et celle qui voit dans l’art un moyen d’expression subordonné aux fins de la vie sociale, à l’intérêt collectif et à la morale [ref]Sur la première moitié du XIXe siècle, voir : Neil McWILLIAM, Dreams of happiness. Social art and the French left, 1830-1850, Princeton Press University, 1993[/ref]. Qualifiée très tôt « d’art social », cette deuxième conception de l’art a fait l’objet de débats particulièrement importants entre 1889 et 1914. De fait, à partir du moment où un Etat démocratique intervenait dans la vie artistique, la question des rapports entre l’art et la société concernait l’ensemble des citoyens. Face à la politique culturelle de l’État, une certaine critique a soulevé le problème de l’utilité sociale de l’art et de l’effet des œuvres sur le spectateur. Quant aux artistes, ils se sont exprimés sur leur éventuel rôle social par le texte, l’action ou l’œuvre plastique. Les écrivains ont également nourri les discussions. Les débats sur l’art social se sont ainsi articulés autour de quatre pôles distincts : littéraire, artistique, critique et politique. De manière générale, ils ont porté sur la question de la fonction sociale de l’art dans une société industrielle et marchande, alors que les artistes s’étaient efforcés de gagner une véritable autonomie et d’être valorisés sur le seul critère de leur originalité et donc de la force expressive de leur individualité[ref]Alain BONNET, L’enseignement des arts au XIXe siècle. La réforme de l’École des Beaux-arts de 1863 et la fin du modèle académique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006 ; Eric MICHAUD, « Autonomie et distraction », in Histoire de l’art. Une discipline à ses frontières, Editions Hazan, 2005, p. 13-47.[/ref].

Renouveau de l’art social au temps du symbolisme et de l’anarchisme

Fig. 1- Jules Desbois, Cruche à cidre, 1890-1893, étain fondu, 21 x 15 x 12,5 cm. Paris, musée d’Orsay.

L’art social devient un objet important de discussion dans les élites littéraires et artistiques lorsque la société républicaine et le paternalisme libéral suscitent une contestation grandissante. La création par des écrivains du Club de l’art social (1889-1890), puis de la revue L’Art social (1891-1894) en témoigne[ref]Françoise SCOFFHAM-PEUFLY, Les problèmes de l’art social à travers les revues politico-littéraires en Allemagne 1890-1896, maîtrise, Paris VIII-Vincennes, 1970, sous les dir. de Madeleine Rébérioux et Jean Levaillant.[/ref]. Attaquant l’individualisme bourgeois et la littérature symboliste, ils plaident pour la révolution par l’art et l’accès du peuple à la culture. En 1892, Paul Desjardins, Gabriel Séailles et quelques autres créent une association L’Union pour l’action morale ; spiritualistes, ils veulent œuvrer charitablement pour le peuple. Ils encouragent alors la reproduction des chefs-d’œuvre, la diffusion de la culture populaire et des artistes jugés idéaux, tels que Puvis de Chavannes[ref]Jean-David JUMEAU-LAFOND, « L’Enfance de Sainte-Geneviève : une affiche de Puvis de Chavannes au service de l’Union pour l’action morale », Revue de l’art, n° 109, 3-1995, p. 63-74[/ref]. Des critiques comme Roger Marx s’attachent également à valoriser l’art décoratif en invoquant l’utile et la modernité. Quant aux artistes de la mouvance symboliste, ils s’investissent dans un artisanat populaire (fig. 1). A défaut d’être démocratique, cet artisanat est populaire puisqu’il emprunte aux formes élaborées par le peuple. L’œuvre est alors le lieu de l’union entre l’artiste et le prolétaire.
Toutes ces idées ne constituent pourtant qu’un faux départ dans la mesure où les vraies questions ne sont pas véritablement posées. En effet, les revendications portent plus sur la liberté du créateur que sur son éventuelle intégration dans la société industrielle. Les années 1894-1895 sont alors l’occasion d’un premier bilan. L’art décoratif symboliste est critiqué car il émane d’artistes travaillant individuellement, loin des traditions nationales, au détriment d’un style unique et collectif. Les objets créés sont également trop raffinés pour être accessibles au peuple. Des débats se mettent également en place sur les « industries d’art » et l’architecture. Par ailleurs, de nombreux commentateurs regardent du côté de l’étranger. William Morris devient l’objet d’une admiration fervente. En effet, il est non seulement à l’origine d’un art moderne, national et populaire, mais il a proposé une véritable doctrine pour conjuguer l’art et la démocratie, sans pour autant « pactiser » avec les marchands et les industriels[ref]Voir également : Relire Ruskin. Cycle de conférences organisé au Musée du Louvre du 8 mars au 5 avril 2001 sous la direction de Matthias Waschek, Paris, Musée du Louvre, 2003.[/ref]. Les idées d’Edmond Picard et de Jules Destrée en Belgique, ainsi que les réalisations de Gustave Serrurier-Bovy nourrissent également les débats. Du côté des écrivains, les discussions ont principalement lieu dans les revues anarchistes et au sein d’un nouveau cercle, dénommé « groupe de l’art social » en 1896. Des peintres aux convictions anarchistes, tels Signac et Pissarro, sont alors conduit à s’exprimer : refusant la distinction des écrivains entre « l’art pour l’art » et « l’art social », ils insistent sur le caractère social intrinsèque à leurs œuvres et sur l’émotion susceptible d’être partagée avec le spectateur[ref]Voir : 48/14 La revue du musée d’Orsay, printemps 2001, numéro spécial sur le néo-impressionnisme et l’art social.[/ref].

Fig. 2- Henri Rivière, Le Coucher du soleil, lithographie en couleurs, 54,5 x 83 cm, n° 11 de la série Les Aspects de la nature, 1898.

L’idée d’un art social prend une nouvelle orientation à cette époque. Si le saint-simonisme, le rapport du comte de Laborde[ref]Comte Léon de LABORDE, De l’union des arts et de l’industrie, 2 vol., Paris, Imprimerie impériale, 1856.[/ref], la philosophie d’Hippolyte Taine et le rationalisme viollet-le-ducien restent des références importantes, les modèles anglais et belges pèsent désormais d’un poids déterminant. Les propositions dans le domaine ont une dimension réformiste claire. En 1894, Gustave Geffroy lance l’idée d’un « Musée du soir » destiné à la formation des ouvriers d’art. La Société populaire des beaux-arts, créée en 1894, organise des conférences et se veut un instrument de cohésion sociale en réunissant des artistes et un public divers. Après le musée et l’association, c’est le décor du quotidien qui est investi d’un pouvoir éducatif. L’architecte et critique d’art Frantz Jourdain plaide pour « l’art dans la rue » et l’implication des artistes dans le décor utilitaire de la voie publique[ref]Frantz JOURDAIN, « L’art dans la rue », Revue des Arts Décoratifs, T. XII, janvier 1892, p. 211-214.[/ref]. Quant à Roger Marx, il déplace les discussions dans la salle de classe et lance une campagne de presse en faveur de « l’art à l’école ».

Fig. 3- Alexandre Charpentier, Les Boulangers, bas-relief en briques vernissées, exécuté par E. Muller, 1897. Paris, square Scipion.

Ces hommes veulent promouvoir un art moderne, rationnel et français dans des lieux offerts au regard du peuple et de l’enfant. Loin des modèles historiciste, académique et réaliste, cet art nouveau est l’œuvre d’artistes tels que Henri Rivière ou Alexandre Charpentier (fig. 2, 3). Par ailleurs ces propositions nécessitent l’appui des pouvoirs publics, qui peuvent seuls impulser des directions communes et financer les projets. Néanmoins les instances étatiques restent peu ouvertes à ces nouvelles idées. Dans le domaine du logement social, la loi Siegfried de 1894 atteste pourtant de l’évolution des mentalités : les promoteurs de l’habitation ouvrière reconnaissent la nécessité de faire appel à L’État pour le logement des plus pauvres[ref]Roger-Henri GUERRAND, Prolétaires et locataires. Les origines du logement social en France 1850-1914, Paris, Editions Quintette, 1987.[/ref]. Les architectes prennent alors progressivement conscience du rôle social qu’ils peuvent jouer. La création du groupe L’Art dans Tout à la fin des années 1890 en est un exemple emblématique[ref]Rossella FROISSART-PEZONE, L’Art dans Tout. Les arts décoratifs en France et l’utopie d’un Art nouveau, Paris, CNRS Editions, 2004.[/ref]. Réunissant des décorateurs et des architectes, le groupe défend un véritable projet social et une esthétique rationaliste, en proposant notamment des meubles et des ensembles destinés à la classe moyenne.

Art et démocratie

Les années 1898-1901 correspondent à une transition vers de nouvelles pratiques culturelles. L’Affaire Dreyfus confirme l’impérieuse nécessité de l’éducation, alors que les discours sur la dégénérescence, la faillite des élites et la peur de la foule se multiplient. C’est dans ce contexte que se crée le mouvement des Universités populaires. L’architecture et les arts industriels montrés à l’Exposition universelle de 1900 permettent parallèlement de dresser un bilan. L’exposition révèle surtout le manque d’unité et de portée sociale de l’art décoratif français. Tournant le dos à ce vaste bazar, les débats entre les politiques, les critiques et les artistes s’intensifient alors. L’État français est désormais fortement remis en cause. Le pôle politique écarté, les initiatives en matière d’art social réunissent les écrivains, les intellectuels, les artistes et les critiques.

Fig. 4- Georges Auriol, Couverture de la revue Les Arts de la vie, sous la direction de Gabriel Mourey, 1905.

L’objectif n’est plus la démocratisation de l’art, mais la démocratie culturelle, qui aboutit à une réhabilitation de la culture populaire et à une révision des hiérarchies établies. L’idée commune est de rapprocher l’art et le peuple, par le biais de la vulgarisation, d’expositions et de projets prospectifs. Dans l’élan de la loi sur les associations de 1901, de multiples sociétés naissent : L’Esthétique, le Collège d’esthétique moderne, L’Art pour tous, le Nouveau Paris et la Société internationale d’Art populaire et d’hygiène, sans compter les multiples sociétés fondées dans le domaine du logement social. Souvent internationales, plaidant pour la décentralisation, ces associations sont une réponse directe à l’inefficacité de la politique gouvernementale. Parmi les personnalités dominantes de ce mouvement, on peut citer Maurice Leblond, Louis Lumet, Henri Cazalis (qui écrit sous le pseudonyme de Jean Lahor), Frantz Jourdain et Gabriel Mourey (fig. 4). Certains sont clairement socialistes ; d’autres, tels Cazalis, sont effrayés par les foules sans goût et veulent créer un « art pour le peuple », afin de sauvegarder la culture savante, tout en intégrant le vieux fonds populaire français. Outre ces figures prédominantes, on retrouve dans les enquêtes et associations les mêmes personnalités : Gustave Geffroy, Octave Mirbeau, Roger Marx, André Mellerio, André Fontainas ou Georges Moreau. Parmi les artistes impliqués dans ces groupes, citons Charles Plumet, Louis Bonnier, Léon Benouville, Auguste Rodin, Eugène Carrière, Georges Auriol, Henri Rivière, Adolphe Willette, Etienne Moreau-Nélaton, Pierre Roche, Albert Besnard, Alexandre Charpentier ou Steinlen.

Jules Lavirotte, Pavillon ouvrier, Exposition de l’Habitation, Paris, 1903

L’art social, qui intègre désormais les idées des sociologues et des économistes, se focalise alors sur certains « lieux » :
– La cité, la rue et l’habitation : que les textes et les initiatives portent sur le logement à bon marché, la cité-jardin ou l’urbanisme, de multiples tentatives sont faites pour intégrer la modernité dans l’espace urbain. La voie publique est désormais pensée de façon fonctionnelle : elle devra notamment réunir le jardin pour les loisirs, la maison du peuple, pour les réunions, une bibliothèque et un musée pour l’instruction[ref]Gustave KAHN, L’Esthétique de la rue, Paris, E. Fasquelle, 1901 ; Georges BENOIT-LÉVY, La Cité-jardin. Préface par Charles Gide, Paris, H. Jouve, 1904.[/ref]. (fig. 5)
– l’intérieur : l’idée est de décorer et de meubler l’intérieur des plus modestes, au meilleur marché possible, suivant une logique rationnelle, hygiénique et esthétique. Au niveau stylistique, les promoteurs de ce nouvel art décoratif défendent une esthétique Art nouveau, simplifiée, « francisée » et compatible avec la production industrielle.

Fig. 6- Etienne Moreau-Nélaton, Affiche de l’Exposition L’Art à L’École, 1904, lithographie en couleurs, 140 x 103 cm. Paris, BNF, Estampes.

– l’école : il s’agit d’introduire dans l’école les dernières avancées de la pédagogie et de la psychologie et une « esthétique hygiénique », à savoir simple, claire, naturelle, rationnelle et patriotique sur le plan symbolique. (fig. 6)
Sans moyens financiers et sans reconnaissance, les petites associations peinent toutefois à initier des réformes. Par ailleurs, les opposants à la démocratie culturelle ne manquent pas. Camille Mauclair ou des groupes, comme la Commission du Vieux-Paris, dénoncent les utopies ou le radicalisme des propositions.

Synthèse française et institutionnalisation de l’art social

Avec la fin de l’Affaire Dreyfus, l’essoufflement du mouvement des Universités populaires et une vague de grèves sans précédent, l’alliance qui avait uni les intellectuels, les artistes et les classes populaires, se détend après 1906. Sur la scène artistique, l’Art nouveau vit ses derniers instants et la concurrence étrangère oriente les discours vers la tradition nationale et le classicisme.
L’art social, comme en témoigne l’éphémère réapparition d’une revue portant ce titre en 1906, reste un idéal à atteindre pour une partie des anciennes générations, comme pour les nouvelles. Il n’est plus alors envisagé comme un art populaire, mais comme un concept susceptible d’être opérant dans une société démocratique et industrialisée.

Fig. 7- Henri Sauvage et Charles Sarazin, Projet de salle de classe, paru dans : L’Art à L’École, par Ch. Couyba et al., Paris, Bibliothèque Larousse, [1908], p. 50-51.

L’année 1907 voit la création de deux sociétés importantes : la Société nationale de l’art à l’école et l’Union Provinciale des Arts Décoratifs ; elles sont toutes deux présidées par le sénateur Charles Maurice Couyba. La première société a pour objectif « de faire aimer à l’enfant la nature et l’art, de rendre l’école plus attrayante et d’aider à la formation du goût et au développement de l’éducation morale et sociale de la jeunesse »[ref]L’Art à l’école, par Ch. Couyba et al., Paris, Bibliothèque Larousse, s.d. [1908], p. 125.[/ref] (fig. 7) ; le but de la deuxième est de « provoquer et réaliser la décentralisation artistique et industrielle en reconstituant les industries et métiers régionaux »[ref]L’Art et les métiers, novembre 1908, p. 23-26.[/ref]. Ces sociétés sont dirigées par de hauts fonctionnaires et des politiques, qui disposent du pouvoir nécessaire pour initier des réformes. Elles vont peser d’un poids d’autant plus important que les réalisations étrangères deviennent une pression angoissante dans les années 1908-1910.
C’est dans ce contexte que Roger Marx, membre de la Société nationale de l’art à l’école, lance l’idée d’une exposition internationale d’art social[ref]Roger MARX, « De l’art social et de la nécessité d’en assurer le progrès par une exposition », Idées modernes, 1ère année, n° 1, janvier 1909, p. 46-57 ; « L’art social » dans : L’Art social, Paris, E. Fasquelle, 1913, p. 3-46.[/ref]. Il reprend ainsi une proposition émise par Couyba en 1907. Néanmoins, la formule de « l’art social » n’a pas été choisie au hasard : il s’agit de marquer les esprits et de créer un sursaut salutaire. Il s’agit également d’inscrire les velléités réformistes des groupes précités dans une tradition française, qui va du saint-simonisme à Henri Cazalis en passant par le comte de Laborde, Proudhon et Jean-Marie Guyau. Sur le plan politique, le positionnement de Roger Marx est celui du solidarisme radical, qui vise à la cohésion sociale et qui croit en l’action de L’État. De fait, cet art social, défini comme un art qui « se mêle intimement à l’existence de l’individu et de la collectivité », ne s’adresse plus seulement au « quatrième état », mais à la société entière. Dans ses propositions, Roger Marx synthétise alors une grande partie des idées émises depuis 1900.
Comme en témoignent le ralliement des politiques et des principaux groupes artistiques, le projet d’exposition fait progressivement l’objet d’un véritable consensus[ref]G.-Roger SANDOZ et Jean GUIFFREY, Exposition française. Art décoratif Copenhague 1909. Rapport Général précédé d’une Etude sur les Arts Appliqués et Industries d’Art aux Expositions, Paris, Comité français des expositions à l’étranger, s.d.[/ref]. Quant à l’idée d’un art social, elle fédère finalement tous ceux qui rêvent d’un art moderne et français, en dépit de réserves bien connues : la tradition nationale, élitiste et décorative, la nostalgie de l’esprit corporatif et du mécénat, l’individualisme des artistes.
La guerre balaye les promesses qu’avait fait naître ce projet. L’idée d’un art social restera présente dans les mémoires. A titre d’exemple, le manifeste de l’Union des arts modernes en 1934 contient cette simple petite phrase : « l’art moderne est un art véritablement social. »


Bibliographie

Paul ARON, Les Ecrivains belges et le socialisme 1880-1913. L’expérience de l’art social, d’Edmond Picard à Emile Verhaeren, Bruxelles, Labor, 1985.

Henri CAZALIS [sous le pseud. de Jean LAHOR], L’Art Nouveau. Son histoire. L’Art Nouveau étranger à l’exposition. L’Art Nouveau au point de vue social, Paris, Lemerre, 1901.
—————————————–, L’Art pour le peuple, à défaut de l’art par le peuple, Paris, Librairie Larousse, 1902.
—————————————–, Les habitations à bon marché et un art Nouveau pour le peuple, Paris, Librairie Larousse, 1903.

Charles Maurice COUYBA, Les Beaux-arts et la nation. Introduction de Paul-Louis Garnier, Paris, Hachette, 1908.

Marie-Jeanne DUMONT, Le logement social à Paris 1850-1930, les habitations à bon marché, Liège, Martaga, 1991.

Rossella FROISSART-PEZONE, L’Art dans Tout. Les arts décoratifs en France et l’utopie d’un Art nouveau, Paris, CNRS Editions, 2004.

Roger-Henri GUERRAND, Prolétaires et locataires. Les origines du logement social en France 1850-1914, Paris, Editions Quintette, 1987.
———————————-, « Les artistes, le peuple et l’Art Nouveau », L’Histoire, mai 1995, p. 62-67.

Eugenia HERBERT, The Artist and Social Reforme : France and Belgium, 1885-1898, New Haven, Yale University Press, 1961.

Frantz JOURDAIN, De choses et d’autres, Paris, H. Simonis Empis, 1902.

Jean-David JUMEAU-LAFOND, « L’Enfance de Sainte-Geneviève : une affiche de Puvis de Chavannes au service de l’Union pour l’action morale », Revue de l’art, n° 109, 3-1995, p. 63-74.

A. de LA CHAPELLE, « Un Art nouveau pour le peuple. De l’art dans tout à l’art pour tous », Histoire de l’art, n° 31, octobre 1995, p. 59-68.

Roger MARX, L’Art social. Préface par Anatole France, Paris, Bibliothèque-Charpentier, E. Fasquelle éditeur, 1913.

H. A. NEEDHAM, Le Développement de l’esthétique sociologique en France et en Angleterre au XIXe siècle, Paris, Honoré Champion, 1926.

Léon TOLSTOI, Qu’est-ce que l’art ? Traduit du russe et précédé d’une introduction par Teodor de Wyzewa, Paris, Perrin, 1898.


Catherine Méneux achève une thèse de doctorat d’Histoire de l’art sur « Roger Marx (1859-1913), critique d’art » à l’Université de Paris IV. Elle a assuré le commissariat scientifique, la direction et la co-rédaction des catalogues des expositions récentes : Roger Marx, un critique d’art aux côtés de Gallé, Monet, Rodin, Gauguin… (Nancy, 2006, organisée en partenariat avec le musée d’Orsay) ; Critiques d’art et collectionneurs Roger Marx et Claude Roger-Marx 1859-1977 (Paris, INHA, 2006). En accompagnement de ces expositions, elle a organisé un colloque et une journée d’étude Autour de Roger Marx 1859-1913, critique et historien de l’art (Nancy, musée des beaux-arts et Paris, INHA, 2006). Elle enseigne actuellement à l’Université de Paris I (U.F.R. des arts plastiques et sciences de l’art) et au Mobilier national. Titulaire d’une maîtrise de Sciences économiques (Paris II), après avoir collaboré à la préparation de l’exposition Paris-Bruxelles / Bruxelles-Paris (Paris et Gand, 1997) et avoir travaillé plusieurs années sur le marché de l’art parisien, elle a publié La magie de l’encre. Félicien Rops et la Société internationale des aquafortistes (1869-1877) (cat. exp., Pandora, 2000). Pour l’INHA, elle a réalisé l’inventaire des archives Claude Roger-Marx en 2003-2004. Ses recherches portent sur l’art social, la critique d’art, les sociétés d’artistes, ainsi que l’histoire des arts graphiques.


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