n° 16 | L’artiste et le philosophe | Sophie Delpeux et Gilles Tiberghien

La figure majeure d’Allan Kaprow rappelle ce moment des années 1950-1960 où le discours moderne formaliste se fissure au profit de positions moins établies. L’heure est alors venue d’imposer avec de plus en plus de chance d’être comprise, une critique radicale des conditions de la scène artistique ; de vouloir un bouleversement de la vie quotidienne, la réconciliation de l’art et la vie, la rupture avec la position dévoyée d’un spectateur demeuré bêtement passif.
Représentant de ce qui deviendra Fluxus, dans le sillage de John Cage à la New School for Social Research (où il a séjourné de 1956 à 1958), Kaprow défend une forme de happening qui, dès 1959 et ses Eighteen Happenings in Six Parts, préconise une démarcation entre art et vie aussi fluide et aussi indistincte que possible.
L’idée de fusionner l’art et la vie dans un esprit de renaissance permanente, prenait racine aux États-Unis dans le XIXe siècle, chez Emerson, Thoreau, ou Whitman, même si la condition contemporaine passait après eux par des formes de désacralisation que n’auraient sans doute pas admises ces pionniers. Entre temps, le philosophe pragmatiste John Dewey aura pris la relève et réclamé des artistes la continuité des œuvres d’art, des événements et des minuscules choses de la vie quotidienne qui fondent l’expérience.
Dans son ouvrage le plus important publié dans les années 1930 : Art as Experience, Sophie Delpeux et Gilles Tiberghien voient comme un manuel pour Kaprow en prenant la mesure du dialogue qui s’établit entre l’artiste et le philosophe, au-delà de contextes historiques modifiés.
Ce faisant, ils posent la question qui nous revient sans cesse de savoir à quoi sert un texte pour un artiste : un texte de philosophie.

Laurence Bertrand Dorléac
Séminaire du 11 juin 2007

Il arrive, et plus souvent qu’on ne le pense, que les artistes lisent les philosophes. Des artistes contemporains comme Joseph Kosuth, Hermann de Vries, Robert Morris, Bill Viola, Daniel Buren ou Fabrice Hyber en font partie ; parmi leurs références : des maîtres de la spiritualité, des théoriciens de toutes sortes, Merleau–Ponty, Wittgenstein, Heidegger, Derrida, Deleuze, Maître Eckhardt, Coomaraswany, les écrits de maîtres Zen, etc. Le numéro 44 de La Revue d’Esthétique dirigé par Anne Moeglin-Delcroix, intitulé « Les artistes contemporains et la philosophie » témoigne de ces affinités. Dans son article, « Expérience et performance. Fragments d’un discours pragmatiste »[ref]Yoann Barbereau, « Expérience et performance. Fragments d’un dialogue pragmatiste », La Revue d’Esthétique, Jean-Michel Place, n° 44, 2003, p. 25.[/ref] Yoann Barbereau définit les contours théoriques du dialogue entre Kaprow et Dewey et écrit justement que « les années qui voient l’esthétique analytique commencer à dominer les débats sur la scène philosophique sont aussi celles où sur la scène artistique se joue un acte, au centre duquel on trouve ce que le théâtre des opérations philosophiques a repoussé hors du plateau : Art as experience ». Ce préalable théorique établi, notre idée était de regarder d’un peu plus près ce dialogue dans un contexte moins transversal et d’identifier dans la pratique même d’Allan Kaprow son influence.


Allan Kaprow, Fluids, octobre 1967, photo Dennis Hopper.

Une éthique de création

La lecture des textes théoriques d’Allan Kaprow, ainsi que l’étude des documents relatifs aux Happenings, activités ou événements qu’il a suscités donnent la mesure de l’empreinte que lui a laissée la lecture de L’Art comme expérience. D’une certaine manière, ce livre a pu constituer un « manuel » pour l’artiste. La critique du musée, des lieux institutionnels et des valeurs marchandes, facteurs empêchant l’implication et par là, l’expérience du spectateur selon John Dewey, cet éloignement de l’art et de son public, réflexion qui constitue l’ouverture de son essai est aussi une thématique récurrente d’Allan Kaprow, qu’il va radicaliser au fil de son parcours.
Dans le premier chapitre de son essai, John Dewey identifie une césure. Le musée est à la fois cause et conséquence, selon lui, de la distance que la société moderne a ménagé et entretenu entre l’art et les hommes, distance peu souhaitable selon lui pour que les œuvres soient la source d’une véritable expérience : L’auteur regrette que l’art soit ainsi « relégué dans un monde à part » et éloigné « de l’existence ordinaire et collective [ref]John Dewey, L’art comme expérience, Paris, Farrago, 2005, p. 21.[/ref]».
En conséquence, il incombe au « philosophe » qui entreprend d’écrire sur les beaux-arts de contrer cette tendance dominante en restaurant « cette continuité entre ces formes raffinées et plus intenses de l’expérience que sont les œuvres d’art et les actions, souffrances, et événements quotidiens universellement reconnus comme des éléments constitutifs de l’expérience [ref]Ibid.[/ref]». Ainsi, pour comprendre l’esthétique, « dans ses formes accomplies et reconnues », il convient de commencer à la chercher « dans la matière brute de l’existence ». Qu’elle est-elle ? Dewey répond en ces termes : « les spectacles qui fascinent les foules : la voiture de pompiers passant à toute allure, les machines creusant d’énormes trous dans la terre, la silhouette d’un homme, aussi minuscule qu’une mouche, escaladant la flèche du clocher, les hommes perchés dans les airs sur des poutrelles, lançant et rattrapant des tiges de métal incandescent [ref]Ibid., p. 23.[/ref]».
Une énumération qui témoigne d’une implication dans le monde moderne, ses bruits, ses constructions qui résonne avec celle que Kaprow rédige dans son texte manifeste de 1958, « L’Héritage de Jackson Pollock » : « Nous devons nous préoccuper et même être éblouis par l’espace et les objets de notre vie quotidienne, que ce soient nos corps, nos vêtements, les pièces où l’on vit, ou si le besoin s’en fait sentir, par le caractère grandiose de la 42e rue [ref]Allan Kaprow, « L’Héritage de Jackson Pollock », L’art et la vie confondus, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996, pp. 38-39.[/ref]. Kaprow décide dès alors de « montrer comme si c’était la première fois, le monde que nous avons toujours eu autour de nous [ref]Ibid.[/ref]». Ce qui est l’une des conditions de l’expérience selon John Dewey.
Cette idée commune de redécouvrir le quotidien a toutefois une fin différente, chez Dewey, sortir de la routine et faire l’expérience pleine de la vie moderne lui permet de penser l’expérience esthétique comme une forme spécialisée de cette expérience alors que Kaprow propose pour sa part de faire du réinvestissement du quotidien son seul but. Pollock a selon ses termes tué la peinture en la transformant en un monde à parcourir, et de ce fait l’expérience esthétique se doit d’être dissoute dans l’expérience simple.

Allan Kaprow, Transfer, 1968, photo Andy Glantz

Définitions de l’expérience

Dewey fait la différence entre l’expérience et « une expérience ». On fait l’expérience de toutes sortes de choses de façon superficielle, incomplète, vague, alors que l’on a « une expérience » lorsque l’on va au bout de sa réalisation. Ainsi l’on peut dégager les traits principaux qui constituent une telle expérience aux yeux de Dewey.
L’expérience forme un tout et les parties de ce tout sont liées. Dans « une expérience », il y a un mouvement d’un point à un autre. Ensuite, une expérience est spécifique, elle a une unité qui la désigne en propre. Ce caractère propre lui donne ce que l’on pourrait appeler un style et fait que toute expérience véritable, c’est-à-dire aboutie, est esthétique. C’est vrai d’une conversation, d’un dîner réussi ou d’une expérience de pensée, par exemple. Enfin une expérience suppose toujours une intégration de quelque chose d’étranger, ce qui ne va pas sans peine car « il n’y a pas d’expérience esthétique intense qui soit entièrement jubilatoire [ref]John Dewey, L’art comme expérience, op. cit. , p. 66.[/ref]».
Mais le modèle de l’expérience pour Dewey est « organiciste » : pour lui, en effet, toutes les expériences, si diverses soient-elles, sont « le résultat de l’interaction entre un être vivant et un aspect quelconque du monde dans lequel il vit [ref]Ibid., p. 69.[/ref]». Une idée qui frappera naturellement Kaprow pour qui la notion d’environnement est centrale. Sans compter que, dans l’optique de Dewey, il n’est guère possible de séparer l’esthétique de l’artistique dans la mesure où réception et production sont toujours liées et où un spectateur est toujours aussi, si peu que ce soit, un acteur. Les happenings, dans la mesure où précisément ils réclament la participation du public, sont pleinement des expériences artistiques – ce qui, dans le vocabulaire de Dewey, est presque une tautologie.

Implication et partage

Le phénomène est notable : la pratique d’Allan Kaprow radicalise le propos de Dewey tout en lui étant d’une grande fidélité. Pour donner la mesure de ce respect scrupuleux, deux autres brefs exemples peuvent être évoqués. Ils sont également issus du premier chapitre. De la même manière, Kaprow s’empare de thématiques pour les pousser à leurs conséquences les plus radicales.
En plus de sa critique du musée, John Dewey stigmatise un marché de l’art qui institue les œuvres en valeur, les privant ainsi de leur force. Celles-ci ne peuvent plus être expérimentées par le public, puisqu’elles sont remplacées par une simple procédure de reconnaissance ou d’attribution. Dans ce contexte, les objets d’art « fonctionnent comme des signes du bon goût et des garanties d’une culture d’exception [ref]Ibid., p. 28.[/ref]». Prenant sans doute cette situation très au sérieux, Kaprow ne produit quasiment pas d’objets qui puissent engager une spéculation ou durer dans le temps. Il s’efforce sa carrière durant d’offrir des expériences en temps réel aux personnes présentes qui ne seront plus spectatrices mais participantes. Cette notion de présence et d’implication est d’ailleurs évoquée dès le premier chapitre de L’art comme expérience.
Dewey insiste beaucoup sur l’importance de la communauté. Il commence par préciser : « Je ne dis pas que la communication tournée vers d’autres est ce que vise l’artiste. Mais elle est la conséquence de son œuvre […] Finalement les œuvres d’art sont le seul moyen de communication complet et sans voile entre l’homme et l’homme, susceptible de se produire dans un monde de fossés et de murs qui limitent la communauté d’expérience [ref]Ibid., p. 135.[/ref]». D’où l’importance de l’amitié qui, dans son livre, est souvent citée en exemple, pour la comparer à la simple habileté ou pour illustrer ce que peut-être l’intégration d’une autre culture à la nôtre. Une idée qui ne pouvait pas échapper à Kaprow dont toute la vie et l’œuvre témoignent d’une volonté de mettre en marche un même élan collectif dans l’art et dans la société. Dans les traces de Dewey, Kaprow s’intéresse d’ailleurs à la pédagogie.

Allan Kaprow, Easy, 1972, photo Bee Ottinger

Art et philosophie

Autant d’éléments qui donnent la mesure de l’influence que constitue le texte de Dewey pour Allan Kaprow et comment il tend à le « mettre en pratique » avec ses rituels laïcs que sont les happenings, puis les activités. Autant de célébrations du monde contemporain et du degré d’intégration que l’homme peut y avoir. John Dewey évoque évidemment les rituels dans le premier chapitre de son essai pour leur caractéristique de composante pleine de la vie de la communauté — gestes et objets —, mais il est bien évident qu’à aucun moment, il n’envisage la possibilité de leur réapparition telle que Kaprow va pouvoir la concevoir. Dans ce contexte, l’art n’est pas le prolongement de la philosophie avec d’autres moyens. Ni non plus sa « relève » contre – hégélienne, comme si la philosophie s’accomplissait à travers l’art et non plus l’inverse. La philosophie pour les artistes est souvent une sorte de « précipité » au sens chimique, une formule élémentaire qui leur permettra de tester un ensemble de propositions qui semblent parfois très éloignées de la pensée dont elles s’inspirent, mais qui n’en sont en fait que des produits parfois méconnaissables, dont elles constituent pourtant bien le noyau. Entre Dewey et Kaprow, les liens sont beaucoup plus évidents en apparence mais sans doute faut-il chercher plus avant dans le tissu conceptuel de la pensée de Dewey pour retrouver chez Kaprow les éléments qui ont innervé sa pratique tout au long de sa vie. Une chose est sûre, la philosophie et l’art dont parle Kaprow ont ceci en commun d’échapper aux formalismes et à l’auto réflexion, si bien que l’on pourrait dire, en paraphrasant Robert Filliou : pour Kaprow, la philosophie était aussi ce qui rend la vie plus intéressante que la philosophie.

Ps : Lors de la séance du 11 juin 2007, trois happenings et activités d’Allan Kaprow ont été décrits et commentés : Fluids de 1967, Transfer de 1968 et Easy de 1972. Durant les deux premiers, des groupes de volontaires ont été amenés à accomplir des tâches de construction et de manutention en compagnie de Kaprow. Souvent vaines : bâtir une structure de glace en plein soleil, déplacer des barils vides de leur lieu de stockage jusqu’à ce même lieu en plusieurs étapes, ces entreprises mobilisent pourtant toute l’énergie et l’attention des participants. Ces deux happenings n’avaient d’autre dessein que d’isoler l’expérience vécue, partagée, les phénomènes d’entraide — une certaine poésie de l’instant et du quotidien, que rien de matériel ne saurait capturer.
Easy de 1972 marque le passage aux activités, plus discrètes, tournées davantage vers des phénomènes d’introspection : Kaprow invite un groupe composé d’étudiants à s’approprier à deux reprises des pierres dans le lit d’un cours d’eau asséché en les humidifiant. C’est l’occasion pour chacun de « mettre de sa personne » sur et dans l’objet inanimé et de mesurer l’unicité de la première expérience en la comparant à la seconde, plus prévisible.


Bibliographie

Allan Kaprow, Milan, Skira, 1998.

Yoann Barbereau, « Expérience et Performance. Fragments d’un dialogue pragmatiste », Revue d’Esthétique, n° 44, 2003, pp. 24-35.

Benjamin H. D. Buchloch, Judith F. Rodenbeck, Experiments in the Everyday. Allan Kaprow and Robert Watts. Events, Objects, Documents, New York, University of Columbia, 1999.

Jean-Pierre Cometti, L’Amérique comme expérience, Pau, Publications de l’Université de Pau, 1999.

Sophie Delpeux,  » « Partir des arts ». La modernisation du métier d’artiste selon Allan Kaprow », Les écrits d’artistes depuis 1940, Saint-Germain-La-Blanche-Herbe, Imec, 2004, pp. 444-454.

John Dewey, L’art comme expérience, Paris, Farrago, 2005.

Allan Kaprow, Assemblage, Environments & Happenings, New York, Abrams, 1966.
Allan Kaprow, L’art et la vie confondus, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996.

Jeff Kelley, Childsplay. The art of Allan Kaprow, Berkeley, University of California Press, 2004.

Richard Schusterman, L’art à l’état vif, Paris, Les éditions de minuit, 1991.


Sophie Delpeux est docteure en histoire de l’art de l’Université de Paris I et Maître de conférences à Paris I. Ses travaux portent sur le Happening, la Performance et le Body Art depuis la fin des années 1950 jusqu’au milieu des années 1970 et la construction de leur mémoire. Elle consacre actuellement ses recherches à Allan Kaprow. Dernier article publié : « Paternités de Dennis Oppenheim », Les Cahiers du Musée d’Art Moderne, n° 99, printemps 2007.

Gilles Tiberghien est Maître de conférences à Paris I où il enseigne l’Esthétique. Membre du Comité de rédaction des Cahiers du Musée d’Art Moderne et des Carnets du Paysage, il a publié, entre autres, Land art, éditions Carré, 1993 ; Nature, art, paysage, Actes-sud, 2001 ; Amitier, Paris, Desclée de Brouwer, 2002 ; Notes sur la Nature, la cabane et quelques autres choses, Paris, Le Félin, 2005.

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