n° 33-2 | Les politiques du réel | François Michaud

La notion de réel a toujours prêté à discussion, et avant tout chez les artistes qui ne lui ont jamais attribué la même forme. Elle a plus d’une fois servi à défendre des conceptions du monde voire des modèles de société à l’opposé.
À chacun son réel : c’est le titre du large projet de recherche dirigé par Mathilde Arnoux, du Centre d’histoire de l’art allemand à Paris, dans le cadre de l’ERC Starting Grant Programm. À l’échelle de la France, de la RFA, de la RDA et de la Pologne des années 1960 à la fin des années 1980, étudier les différentes acceptions du réel des deux côtés du rideau de fer sera manifestement une façon d’écrire l’histoire de l’art de cette époque à nouveaux frais.
C’est à celle-ci que s’attelle aussi François Michaud, conservateur au Musée d’art moderne de la Ville de Paris, quand il répond à sa façon aux nouvelles questions posées, à partir de l’œuvre de l’artiste roumain Cadere.

Laurence Bertrand Dorléac

Trop de réel ?

François Michaud

Les destins croisés de la France, de la Pologne, de la République fédérale d’Allemagne et de la République démocratique allemande ne sont pas seulement des exemples parmi d’autres des partitions de la guerre froide. Les milieux intellectuels et artistiques qui s’y développent dans l’après-guerre, héritiers de la vie culturelle européenne d’avant-guerre, n’ont cessé d’autoriser de très nombreux passages. Or, le champ d’étude qu’avec Mathilde Arnoux nous nous proposons de suivre, impose avant toute chose d’abandonner définitivement l’illusion d’un monde de l’Est dans lequel ce qui advient serait soit une simple traduction des inventions de l’Ouest, soit une réaction, positive ou négative, aux tendances artistiques qui caractérisent notre côté du rideau de fer.

Si le réel est devenu problématique du fait de la guerre et de la révision des valeurs qu’elle impose, la réponse qu’entraîne une telle prise de conscience est nécessairement individuelle, bien que l’époque soit aux conceptions collectives du monde. On se rappelle ainsi l’interrogation de Witold Gombrowicz, au début de son Journal, lorsqu’il se demande comment il lui serait possible de se refuser au communisme quand une part de lui-même lui paraît tendre vers ce dernier. Chacun serait désormais appelé à définir sa position, comme si le fait d’exister simplement dans le monde n’était plus suffisant. L’existentialisme – sans doute le pluriel serait-il plus approprié – fait de cette insuffisance le principe de la condition moderne : c’est l’acte, et donc le choix, qui donne son contenu à l’existence individuelle. La rhétorique de l’engagement fait revivre à tout instant l’option fondamentale de la dialectique du Maître et de l’Esclave : vivre et n’être que sa vie, ou bien risquer celle-ci et s’élever au-dessus d’elle, refuser une soumission avec laquelle le fait de continuer simplement à vivre peut parfaitement s’accommoder. Reste, bien sûr, à traduire l’idée dans les faits ; or, de quelque parcours personnel qu’il s’agisse – et c’est, semble-t-il, l’ambition d’une telle étude que de partir de cas individuels –, il ne peut exister de traduction absolument fidèle, non plus qu’en littérature. Après 1945, les modalités d’un tel choix sont évidemment différentes suivant que l’on se situe à l’Ouest ou à l’Est, mais il paraît devoir croiser désormais toute carrière artistique, même lorsqu’il s’agit pour l’artiste de refuser, en fin de compte, de choisir. Ce choix, caractéristique de la guerre froide, rejoue au fond ce que l’Europe de 1933 avait commencé d’éprouver.

Tournons-nous vers une figure d’artiste à laquelle il peut être difficile de penser à première vue, surtout si l’on entend partir de la notion de « réel » : André Cadere. Roumain né en 1934 à Varsovie, où son père est alors ambassadeur, Cadere, installé à Paris en 1967, incarne un nouveau type d’artiste européen, « international » par ses déplacements incessants, jusqu’à à sa mort, en 1978. Il incarne une certaine propension à reformuler le réel. Tout en collant à lui, il en manipule les éléments jusqu’à ce que sa conscience individuelle et la conception théorique qu’il se forme de son travail parviennent à parfaitement correspondre. C’est une voie exigeante, ascétique – l’une de celles qui, rétrospectivement, paraissent à un certain moment donner le ton.

L’une des questions que l’on est tenté de poser alors est celle du devenir particulier de la notion de « surréel » à l’Est, ou plutôt du « peu de réalité », comme l’entendait André Breton au début des années 1920. Il ne s’agit pas d’aborder l’histoire du mouvement surréaliste de l’après-guerre – car, hormis la France, c’est la Tchécoslovaquie plus que les pays qui ont été retenus ici qui serait concernée –, mais si l’on hasarde ces mots, tirés du contexte particulier du Paris de l’entre-deux-guerres, c’est qu’ils nous semblent entretenir un certain rapport avec ce que des travaux, des attitudes, essaieront de formuler ensuite, dans un autre contexte où le réel devenu politique apparaît comme une contrainte plus ou moins insupportable, un trop-plein. L’œuvre de l’artiste russe Vladimir Yankilevsky, celles du dramaturge et plasticien polonais Tadeusz Kantor ou du romancier tchèque de langue française Milan Kundera en sont autant d’illustrations possibles.


François Michaud est conservateur au musée d’Art moderne de la Ville de Paris. Il a notamment collaboré aux expositions Francis Picabia, « Singulier idéal », Bonnard, « L’œuvre d’art : un arrêt du temps » et Ready to Shoot, exposition de la Kunsthalle de Düsseldorf sur les expériences menées en vidéo, autour de 1970, par Gerry Schum et Ursula Wevers. Plus récemment, il était commissaire avec Bernard Marcelis de l’exposition André Cadere, « Peinture sans fin ».


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