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Diplômés du supérieur : une évolution salariale ralentie

Chaque année en France, une nouvelle cohorte de jeunes quitte le système éducatif et intègre le marché du travail. Or, les données disponibles montrent qu’entre ceux qui y sont entrés à la fin des années 1990, et ceux qui l’ont intégré au début des années 2010, la progression salariale pendant les sept premières années de carrière s’est ralentie. Autrement dit, l’augmentation annuelle moyenne des salaires est plus faible pour les cohortes récentes qu’elles ne l’étaient pour leurs aînés. Identifier les fondements de ces écarts fournit une information fondamentale qui permettrait d’anticiper les évolutions du marché de l’emploi, appliquer des politiques publiques adaptées, et prévenir les inégalités futures.

Identifier les populations concernées

Les enquêtes Générations du Centre d’étude et de recherche sur les qualifications (CEREQ) offrent un panorama complet des débuts de carrière des jeunes entrants sur le marché de l’emploi en 1998, 2004 et 2010. L’étude de ces données révèle que le ralentissement de la progression salariale ne s’observe que pour les diplômés de l’enseignement supérieur. Une fois pris en compte les effets de composition de genre, localisation et secteurs d’activités, le salaire moyen(1)Le salaire moyen est calculé à partir des salaires d’embauche des contrats commençant dans l’année, sur les sept premières années de carrière de chaque cohorte. de cette catégorie de diplômés 1998 augmente de 4 % par an, contre 3%  pour les diplômés de 2004 et un peu plus de 2%  pour ceux de 2010. À titre de comparaison, la progression salariale annuelle des diplômés du secondaire (baccalauréat ou certificat d’aptitude professionnelle) est d’environ 3% p our les deux cohortes, 1998 et 2010.

Le graphique ci-dessous permet de visualiser l’évolution salariale des trois cohortes que j’ai étudiées, par niveau d’éducation.

Salaire d’embauche moyen par cohorte et niveau d’éducation en fonction du nombre d’années depuis la sortie du système éducatif (CEREQ, Enquêtes Générations)

Quels rôles pour l’offre et la demande sur le marché des jeunes diplômés ?

Entre les années 1990 et 2010, le marché du travail français a évolué, notamment pour ce qui touche au profil des individus en termes d’éducation ou d’âge entrant sur le marché (l’offre). De même, les profils recherchés par les entreprises (la demande) ne sont pas tout à fait les mêmes.
Du côté de l’offre, la proportion des diplômés du supérieur passe de près de 24 % de la population active à plus de 36%  entre 1999 et 2011(2)D’après les recensements INSEE de 1999 et 2011.. De plus, l’introduction de licences professionnelles et la normalisation des cursus induite par le processus de Bologne ont modifié le profil des diplômés.
Du côté de la demande, la théorie économique prédit une série d’effets potentiels de l’augmentation de la proportion de diplômés entrants sur le marché de l’emploi : le premier effet postule que le diplôme est un signal de la productivité des individus. Dans ce cadre, si le nombre de diplômés augmente, les employeurs considèrent (à tort ou à raison) qu’il est plus facile d’obtenir un diplôme, donc que la productivité moyenne des diplômés a diminué. Ils proposent donc des salaires plus bas. Deuxièmement, considérant que le diplôme est un moyen d’accumulation de capital humain, les changements du système éducatif et l’augmentation des étudiants du supérieur ont affecté la nature et l’acquisition de ce capital. Finalement, si les rendements des entreprises sont décroissants, c’est-à-dire que chaque nouvel employé apporte un gain productif inférieur à l’individu employé juste avant lui, une augmentation du nombre de diplômés embauchés diminue mécaniquement leur salaire.


Pour vérifier la validité de ces hypothèses, il est possible d’examiner les évolutions salariales en se basant sur la nomenclature des 486 professions et 31 catégories socioprofessionnelles (PCS, ex-CSP). En effet, chaque poste dans une entreprise appartient à une PCS donnée, qui renseigne sur la demande du profil correspondant. L’évolution de la proportion des diplômés travaillant au sein de chaque profession ou catégorie et la progression salariale moyenne au sein de chacune d’entre elles informe également sur les mécanismes d’offre. En effet, si la progression salariale moyenne diminue uniformément au sein de toutes les PCS entre la cohorte 1998 et 2010, cela conforte la vision du diplôme comme signal et/ou l’hypothèse de la détérioration du diplôme comme moyen d’acquisition du capital humain. En revanche, si les évolutions salariales sont liées aux parts relatives des PCS occupées par les diplômés, cela suggère plutôt que la productivité des diplômés est liée aux rendements productifs décroissants des entreprises.

Décomposer la progression salariale par profession et catégorie socioprofessionnelle

La différence de progression salariale moyenne entre deux cohortes peut se décomposer en une moyenne des différences de progression salariale moyenne par PCS que l’on peut pondérer en fonction des poids relatifs des PCS.

On aboutit alors à une marge dite « extensive » qui reflète l’évolution de la part représentée par cette PCS relativement aux autres PCS et à une marge dite « intensive » qui est la progression salariale moyenne au sein d’une même PCS. Si la marge extensive est positive, cela signifie qu’une part plus importante de la cohorte la plus récente travaille dans une PCS en comparaison de la part représentée par une cohorte plus ancienne.  Si la marge intensive est positive, cela signifie que le salaire moyen au sein de cette PCS augmente plus rapidement pour la cohorte la plus récente que pour la cohorte la plus ancienne. La réalité démontre que pour l’essentiel les marges intensives sont négatives.

Le graphique ci-dessous détaille les marges extensives et intensives des principales professions et catégories socioprofessionnelles au sein desquelles travaillent les diplômés du supérieur (évolution entre les cohortes 1998 et 2010).

Décomposition de la progression salariale par PCS — Diplômés du supérieur (CEREQ, Enquêtes Générations)

Ce graphique montre deux choses : d’abord, la marge intensive est négative pour presque toutes les PCS, c’est-à-dire que la progression salariale a ralenti partout, sauf chez les enseignants-chercheurs et les artistes. On observe, ensuite, qu’elle varie en fonction de la PCS : celles pour lesquelles la marge intensive est la plus négative sont les ingénieurs, les cadres du privé, et les professions médico-sociales. Ces trois PCS ont aussi en commun une marge extensive positive (c’est-à-dire un surplus d’employés en 2010 par rapport à 1998). Cette dernière observation suggère des rendements décroissants de la production par PCS, puisqu’il apparaît que les PCS les plus affectées par le ralentissement de la progression salariale sont parmi celles qui connaissent l’afflux de nouveaux diplômés le plus important. La demande des entreprises pour les diplômés du supérieur semble s’être maintenue, mais n’a pas augmenté suffisamment pour compenser le surplus d’offre induit par l’accroissement du nombre de diplômés.

La dynamique de la progression salariale en début de carrière

Si la cause principale du ralentissement de la progression salariale est une augmentation de l’offre des diplômés, il reste à identifier les mécanismes qui mènent à ce résultat. On en explore deux : le premier est l’accès aux postes d’encadrement, le second est l’appariement initial entre spécialités du diplôme et PCS de l’emploi.

La part des nouveaux contrats impliquant des responsabilités managériales diminue chez les diplômés du supérieur : ils représentent un peu plus de 23 % des embauches de la cohorte 1998, contre un peu plus 20%  des embauches de la cohorte 2010. Or, ces contrats s’accompagnent d’augmentations salariales significatives, particulièrement dans les PCS « supérieures » où ils sont le plus représentés. Sept à huit ans après être entré sur le marché de l’emploi, un diplômé du supérieur nouvellement embauché en tant que manager gagne à peu près 18%  de plus qu’un employé qui n’encadre pas d’équipe s’il travaille en tant que cadre ou profession intellectuelle supérieure, et près de 17%  de plus s’il travaille dans une profession intermédiaire. Le moindre accès de la cohorte 2010 à des postes d’encadrement est donc un facteur d’une moindre progression salariale.
Un second mécanisme relève de l’adéquation entre spécialités et PCS, c’est-à-dire leur faculté de se combiner. En classant les spécialités (mathématiques, gestion, psychologie, etc. offertes par les diplômes du supérieur) en fonction du salaire moyen que chacune rapporte au sein d’une PCS moins d’un an après le diplôme, on obtient une mesure de la qualité de l’appariement spécialité-PCS. Un jeune diplômé est bien apparié lorsque la moyenne des salaires obtenus par ses pairs de la même spécialité au sein de la PCS dans laquelle il a obtenu son premier emploi est élevée par rapport aux moyennes des autres spécialités. À l’inverse il est mal apparié s’il cette moyenne est en dessous des autres spécialités. La qualité de l’appariement n’est pas fixe dans le temps, et évolue en fonction de la cohorte considérée.
Cette mesure peut être affinée en calculant la différence entre le salaire moyen de la spécialité qui rapporte le plus au sein d’une même PCS et les salaires moyens auxquels on accède grâce aux autres spécialités. Une mesure dont on peut observer l’évolution dans le temps en l’effectuant pour chaque cohorte. On peut également étudier l’effet de l’appariement initial sur l’évolution des niveaux de salaire.
Deux éléments ressortent de ces mesures : premièrement, l’appariement s’est dégradé entre les cohortes 1998 et 2010, ce qui suggère plus d’inégalités entre les spécialités au sein des PCS. Par exemple, au sein de la PCS « Cadres d’entreprises” » la spécialité de diplôme la plus mal appariée pour la cohorte 1998 est “É« hanges et Gestion”,  »vec un écart de salaire moyen de 137 € avec la spécialité la mieux appariée (“Sciences humaines et Droit”). »Pour la cohorte 2010, la spécialité la moins bien appariée au sein de cette même PCS est “Spécialités plurivalentes des services”,  avec un écart de salaire moyen de 591€  avec la spécialité la mieux appariée (“Services aux Personnes”,  »ui comprend notamment la santé, l’enseignement, et le tourisme.).
Secondement, l’impact de la qualité de l’appariement sur les salaires des années suivantes s’est renforcé entre les cohortes 1998 et 2010. Alors que son effet n’est significatif que jusqu’à trois ans après la mesure de l’appariement pour la cohorte 1998, il est significatif jusqu’à sept ans pour la cohorte 2010. Ainsi, un appariement malheureux en début de carrière à des conséquences plus durables pour les diplômés du supérieur en 2010 qu’en 1998.
Les deux mécanismes explorés — l’accès aux postes d’encadrement et l’appariement spécialité/PCS — éclairent sur la dynamique de la progression salariale et suggèrent que l’excès d’offre de jeunes diplômés du supérieur sur le marché de l’emploi provoque un effet de congestion. D’une part, la demande des entreprises pour les managers se réduit, ces postes étant déjà occupés, ce qui prive les derniers entrants d’un moyen de progression salariale. D’autre part, les conséquences de l’appariement initial spécialité-PCS perdurent pour les derniers entrants, ce qui suggère que ceux-ci font face à des difficultés à changer de PCS si leur appariement initial est de faible qualité.
L’excès d’offre de diplômés du supérieur par rapport à la demande des entreprises est donc la cause principale d’une plus faible progression salariale entre 1998 et 2010. Ce phénomène, qui diffère en fonction de la profession et catégorie socioprofessionnelle, touche particulièrement les PCS « supérieures » »dont les effectifs ont le plus augmenté entre 1998 et 2010. L’excès d’offre se traduit par un moindre accès aux postes d’encadrement, et un poids plus élevé de l’appariement initial à moyen terme.
À long terme, le ralentissement de la progression salariale, s’il se poursuit au-delà des sept premières années de carrière, est un fort vecteur d’inégalités entre cohortes. Il n’est en effet pas dû à la qualité des diplômes du supérieur, mais bien au différentiel entre offre et demande, il peut s’avérer complexe à corriger par les politiques publiques visant l’offre : seul un soutien à la demande, c’est-à-dire des « coups de pouce » »à l’embauche et à l’avancement de carrière, pourrait soutenir la progression salariale des plus diplômés.

Pauline Corblet, département d’économie 

Pauline Corblet est doctorante au Département d'économie. Elle conduit sa thèe sous la direction d'Alfred Galichon (Université de New York et Sciences Po Paris). Ses intérêts de recherche portent sur l'économie du travail, les modèles de recherche et d'appariement et l'économétrie structurelle.
Bibliographie

Notes

Notes
1 Le salaire moyen est calculé à partir des salaires d’embauche des contrats commençant dans l’année, sur les sept premières années de carrière de chaque cohorte.
2 D’après les recensements INSEE de 1999 et 2011.