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Aide sociale et réciprocité : faut-il (vraiment) nourrir les surfeurs ?

Figure de Kite-Surf. Droits illustration ; Tourisme-Leucate. Flickr. CC BY 2.0

CC0 Domaine public

La société doit-elle nourrir les surfeurs ? Il faut comprendre ici par « surfeur », quelqu’un qui, par choix, renonce à contribuer à la vie sociale par le travail pour se consacrer à ses loisirs. La question se pose dans ces termes depuis que Philippe Van Parijs, philosophe et économiste belge, a suggéré à John Rawls, auteur de la Théorie de la justice, qu’un revenu universel serait conforme à sa pensée. En désaccord, Rawls répond que « ceux qui font du surf toute la journée à Malibu devraient trouver une façon de subvenir à leurs propres besoins et ne pourraient bénéficier de fonds publics ». En défense du revenu universel et de l’inconditionnalité, Van Parijs écrit en 1991 « Why Surfers Should be Fed: The Liberal Case for an Unconditional Basic Income ». Il y défend le droit aux surfeurs d’adopter ce mode de vie, bien qu’il ne l’approuve pas nécessairement. Il est intéressant, trente ans après, de revenir sur ce débat : la conditionnalité de l’assistance sociale.
Il est intéressant, de revenir sur ce débat qui, trente ans après, revient au centre de l’actualité lorsqu’Emmanuel Macron propose durant sa campagne que le revenu de solidarité active (RSA) soit conditionné à « une obligation de consacrer 15 à 20 heures par semaine à une activité permettant d’aller vers l’insertion professionnelle ».

Un débat récurrent qui dépasse les frontières

Depuis 1989, la France s’est dotée avec le revenu minimum d’insertion (RMI) puis le RSA d’un revenu d’assistance construit dans une logique de droits et de devoirs. La loi de décembre 1988 instituant le RMI prévoit que « toute personne qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental, de la situation de l’économie et de l’emploi, se trouve dans l’incapacité de travailler a le droit d’obtenir de la collectivité des moyens convenables d’existence ». En termes de devoir, la loi prévoit que l’allocataire doit « souscrire l’engagement de participer aux activités ou actions d’insertion dont il sera convenu avec lui », le non-respect du contrat par le bénéficiaire de la prestation pouvant conduire à la suspension du versement de l’allocation. Après de longs débats, la loi de 1988 est finalement assez floue quant aux obligations concrètes de l’allocataire puisque ces dernières sont renvoyées à un contrat d’insertion établi après l’ouverture des droits. Lors de l’examen du projet de loi, une partie des députés socialistes avaient d’ailleurs plaidé pour l’inconditionnalité, une solution imaginée en guise de compromis avec les députés d’opposition et qui a permis l’adoption du texte à la quasi-unanimité.
Dix-neuf ans plus tard, en 2017, la question ressurgit au sein même du parti socialiste, lors des primaires servant à désigner le candidat à l’élection présidentielle. De fait, lorsque Benoît Hamon propose un Revenu universel d’existence inconditionnel,il est critiqué par Manuel Valls, son adversaire, qui parle alors de « société du farniente ». À l’étranger, elle s’est posée, notamment en Finlande lors d’une expérimentation conduite en 2016, mais aussi en Suisse où après avoir été rejetée par votation en 2016 est revenue à l’ordre du jour en 2021, via une deuxième initiative populaire.

Food stamps, Brooklyn Deli (South wWilliamsburg). Crédits : Clementine Gallot, CC BY 2.0, Flickr

Pourtant, paradoxalement, parallèlement aux débats de plus en plus importants autour d’un revenu universel inconditionnel, se fait jour un mouvement de durcissement de la conditionnalité de l’aide sociale dans la plupart des pays occidentaux. En France, la conditionnalité a été durcie lors du passage du RMI au RSA en 2008. Aux États-Unis, l’administration Trump a renforcé la conditionnalité des Food Stamps. Au Royaume-Uni, l’Universal Credit (2012) et en Allemagne, la loi Hartz IV (2005) sont d’autres exemples de durcissement de la conditionnalité.

Éthique du travail et réciprocité : des valeurs partagées ?

Le World Value Survey est un projet international explorant les valeurs et les opinions par des enquêtes nationales représentatives dans près de 100 pays. Une des affirmations à laquelle les enquêtes doivent donner leur degré d’accord est : « le travail est une obligation envers la société ». Sur 79 pays ayant répondu à la dernière enquête, la moyenne (non pondérée) des enquêtes répondant « d’accord » ou « tout à fait d’accord » est de 70 %. Ceux-ci sont moins de 50 % dans seulement 5 pays : la Russie, Andorre, la Nouvelle-Zélande, l’Ukraine et l’Arménie.
D’autres enquêtes nous renseignent sur l’idée que se font les Européens de la justice économique et sociale. Deux éléments ressortent : premièrement, ils sont en faveur d’un plancher de revenu même si cela doit réduire le revenu moyen dans la société ; deuxièmement, il ils refusent qu’autrui vive à leurs dépens(1)Parodi M. et M. Forsé, 2002 : « Homo œconomicus et spectateur équitable », Revue de l’OFCE, n°82..
Il s’avère que les politiques sociales de l’ensemble des pays membres de l’Union européenne s’inscrivent dans cette lignée. Tous proposent aujourd’hui un revenu minimum garanti ; et tous conditionnent ces revenus à des efforts d’insertion sociale ou professionnelle. Les débats portent donc moins sur les principes que sur les montants et les conditions. Concernant la générosité, l’écart est considérable entre les montants accordés dans chaque pays, les deux extrêmes étant la Bulgarie qui dispense un revenu équivalent à 17 % du salaire médian(en moyenne sur un ensemble de différents types de ménage) et le Danemark qui en offre 61 % ; différence d’une telle ampleur qu’elle permet de s’interroger sur la nature même de l’allocation.

Réciprocité et justice sociale : faut-il nourrir les surfeurs ?

La défense d’un revenu inconditionnel est généralement associée à l’idée de revenu universel. La plupart des défenseurs de ce dernier mettent en avant l’idée d’une propriété commune de ressources exogènes qui ne dépendent pas du travail (la terre, les matières premières…). C’est sur ces arguments que des systèmes de revenu universel ont été justifiés par Thomas Paine, Thomas Spence, Charles Fourier, Joseph Charlier, et plus récemment Philippe Van Parijs.

WorldTraveller101 / Wikimedia Commons

On peut évoquer deux raisons pour lesquelles le droit de propriété des ressources externes est utile aux défenseurs d’un revenu universel. Premièrement, un droit de propriété qui ne découle pas d’une contribution peut justifier un partage égalitaire, ou une propriété commune, puisque personne ne peut s’en attribuer le mérite. Deuxièmement, la propriété justifie un droit inconditionnel. Dans nos économies capitalistes, les riches rentiers ont le droit de ne pas travailler, même s’ils sont valides et d’âge actif, alors pourquoi pas les surfeurs, dans l’hypothèse où ils bénéficieraient d’un droit légitime de propriété ?
Les personnes ne souhaitant pas contribuer ont-elles tout de même droit à un revenu ? Une réponse peut être apportée en examinant l’argument de Van Parijs qui pour illustrer sa pensée met en scène deux types d’individus : Les « Lazies » et les « Crazies ». Ces derniers veulent travailler mais ont besoin de ressources externes, de la terre par exemple, tandis que les Lazies préfèrent ne pas trop travailler. Suivant le philosophe Ronald Dworkin, Van Parijs argüe qu’il est juste que les Crazies indemnisent les Lazies pour l’utilisation des terres, selon leur valeur marchande. C’est une solution qui respecte le principe de non-envie (personne n’envie le panier de bien de l’autre puisqu’ils ont le même panier de bien), et qui selon Van Parijs alloue la liberté réelle de façon égalitaire et non discriminante par rapport aux préférences des uns et des autres.
Toutefois, cette solution n’est pas entièrement satisfaisante. Ainsi si, par exemple, de nouvelles terres étaient découvertes, la rente de rareté dont les Lazies bénéficieraient pourrait être moins importante. Ils y perdraient donc alors même que les ressources dont ils sont copropriétaires augmenteraient. Si les terres devenaient abondantes, sans aucune rareté, leur valeur marchande serait nulle, ainsi que le revenu légitimé par la propriété commune de cette ressource.
Deuxième inconvénient : si les Crazies décidaient de moins travailler, la rente des Lazies serait réduite, puisqu’elle dépend du travail des Crazies. En clair, si tous les Crazies s’arrêtaient de travailler, personne ne pourrait subsister : les Lazies peuvent ne pas travailler uniquement parce que les Crazies travaillent.
En fin de compte, les Lazies bénéficient de l’existence des Crazies tandis que l’existence des Lazies est couteuse pour les Crazies. Certains comparent les Lazies à des parasites mais l’image appropriée est celle de « passagers clandestins » qui profitent d’une action sans y contribuer. Cela renvoie à la question de la réciprocité. Cette relation entre travailleurs et passagers clandestins va à l’encontre de l’impératif kantien : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée par ta volonté en une loi universelle ». Dit autrement, la question qui se pose est celle du degré de « séparatisme économique » acceptable pour verser un revenu aux membres d’une communauté politique. Si une limite n’est pas posée, étant donné que la propriété capitaliste n’a pas de frontière, on peut imaginer un capitaliste s’installant sur Mars tout en continuant à percevoir ses dividendes.
Un autre arrangement est-il possible ? Oui, si l’on estime que la propriété commune des ressources externes se limite au droit d’usage (usus). Avec cet arrangement, si les ressources augmentent, aucun revenu ne diminue. Il n’y a pas de phénomène de passager clandestin. Cela n’implique pas nécessairement que les revenus des travailleurs soient strictement proportionnels à leur productivité : ils peuvent choisir, en coopérative, d’autres modes de rémunération. Cela n’implique pas non plus que ceux qui ne travaillent pas n’ont droit à aucun revenu. L’argument se limite à dire que le principe de propriété commune des ressources externes ne devrait donner droit à des revenus que si l’on est décidé à travailler avec ces ressources. La terre appartiendrait, collectivement, à tous les travailleurs. L’éventuel versement d’un revenu à des inactifs, aux « surfeurs », s’appuierait alors sur d’autres principes que la propriété commune des ressources externes, tels que le besoin ou la dignité. Un tel argument peut justifier un partage égal de ressources sociales (éducation, santé, mobilité…), ainsi qu’un revenu minimum permettant l’insertion ou le non-décrochage social.

En fin de compte la question de fond est celle de ce que l’on veut mettre en place : un dividende universel ou un revenu social garanti ?   Et si l’on opte pour ce dernier, à quoi le conditionner ?

Quelle conditionnalité ? Comment la justifier et la mettre en œuvre ?

CC0 Domaine public

Malgré des différences entre pays européens, les enquêtes sur les valeurs et opinions relativement à l’État social tendent à montrer que les citoyens se comportent à la façon d’un homo reciprocans : les enquêtes sont en faveur d’un minimum social qui couvre les besoins essentiels, tout en étant partisans d’un système de droits et devoirs. Or, ces deux points sont partiellement contradictoires : si le minimum social est justifié par les besoins, il ne devrait pas être conditionné à des devoirs. C’est à cette contradiction que la Cour constitutionnelle allemande a récemment tenté de répondre en garantissant qu’une partie du revenu minimum garanti ne pouvait être suspendue à titre de sanction par manque d’efforts d’insertion.
Dans une logique de réciprocité, plus les citoyens pensent que les assistés font des efforts, plus ils approuvent un revenu minimum élevé. Le risque lié à l’inconditionnalité des minima sociaux est que l’image de surfeurs imaginaires ou réels vienne éroder la réputation des bénéficiaires de minima sociaux et le consentement à leur garantir un revenu décent.
Une inconditionnalité totale du minimum social court alors le risque d’une mise sous les projecteurs de quelques cas d’abus (les surfeurs). Pour répondre à ceci de manière pragmatique, et dans une logique de maximisation de la liberté réelle des plus défavorisées, on peut alors imaginer un minimum social automatique et une inconditionnalité ex ante qui traduirait une présomption de réciprocité. Il ne pourrait être suspendu qu’ex post en cas d’abus manifeste, comme une sorte de clause antisurfeurs.

 Guillaume Allègre, OFCE

Guillaume Allègre est économiste au Département des études à l'Observatoire française des conjonctures économiques. Ses principaux sujets de recherche portent sur la fiscalité, les politiques sociales et les inégalités. Parmi ses publications récentes, on compte "Revenu universel  : L’état du débat"en collaboration avec Henri Sterdyniak, Ebook, OFCE, 2017 et  "Des parasites au paradis ? Revenu universel, minima sociaux et réciprocité", Working Paper, OFCE, 2021

Notes

Notes
1 Parodi M. et M. Forsé, 2002 : « Homo œconomicus et spectateur équitable », Revue de l’OFCE, n°82.