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Quelle guerre pour quelle paix ? par Julie Saada

Cet article est initialement publié dans le n°3 de Comprendre son temps. 

Julie Saada, professeure des universités à Sciences Po, conduit ses recherches à l’École de droit.


La plus grande puissance mondiale semble accomplir la révolution appelée par une constellation d’idéologues combinant néoréaction, autocratie et accélération du capitalisme. Pour eux, la guerre en Ukraine est la matrice de ce nouvel ordre qui a pour corollaire l’anéantissement des valeurs et des croyances de ses ennemis. Face à la menace russe, et alors qu’ils ne peuvent plus compter sur le soutien étatsunien, les Européens peinent à concevoir le retour de la guerre sur leur continent et la guerre elle-même comme une modalité de la politique. Héritiers de la modernité et de son rêve d’un monde sans violence, ils doivent pourtant mettre fin au déni de la guerre et choisir entre deux objectifs : une paix par la force où la guerre est la norme et la paix l’exception ; une paix par le droit où la paix est la norme et la guerre l’exception.

Si Donald Trump apparaît à certains comme un acteur irrationnel, donc imprévisible tant en politique interne qu’internationale, force est de constater qu’après quelques mois de présidence, le nombre de décisions prises semble réaliser un programme réfléchi quand on le rapporte aux écrits de certains idéologues de son entourage, présents ne serait-ce qu’à travers J. D. Vance et Elon Musk. La radicalité des mesures imposées, notamment par les executive orders, produit un effet de sidération — le résultat en réalité d’une technique consistant à « flood the zone », selon les termes de l’ancien conseiller de Donald Trump Steve Bannon, c’est-à-dire à saturer l’espace médiatique et politique pour annihiler toute réaction. De fait, au plan interne, les juges peuvent difficilement faire obstacle à la quantité de décisions prises lorsqu’elles contreviennent au droit étatsunien tant ils ont, à l’inverse, besoin du temps propre à la procédure juridique — le temps qui caractérise l’État de droit, comme le soulignait le politiste et philosophe Bernard Manin dans l’ouvrage qu’il a consacré à Montesquieu. Au plan international, la convoitise à l’endroit du Canada, du Panama et du Groenland manifeste un impérialisme prédateur assumé qui, comme au plan interne, vise à se libérer des règles, en l’occurrence celles du droit international. La politique de la plus grande puissance du monde semble avoir changé de vitesse et produire la révolution appelée par une constellation d’idéologues, dont Peter Thiel, Curtis Yarvin ou Marc Andreessen, combinant néoréaction, promotion de l’autocratie comme seul gouvernement efficace (à l’image d’un PDG dirigeant son entreprise) et accélération du capitalisme. Le revirement vis-à-vis de la Russie est certainement ce qui a le plus frappé les Européens. Faut-il vraiment s’en étonner ?

La guerre en Europe ou le plan Yarvin

Un mois avant l’invasion de l’Ukraine en 2022, Curtis Yarvin, le père, avec Nick Land, des « Lumières sombres » (Dark Enlightment), écrit qu’il revient à la Russie non seulement de rétablir l’ordre en Europe — avec l’autorisation de Trump (s’il revient au pouvoir) puisque les États-Unis sont la plus grande puissance —, mais aussi d’en prendre possession, si bien que « l’Anschluss de l’Ukraine est une grande idée ». En mettant fin au soutien étatsunien à l’OTAN et, plus généralement, à l’Europe, Trump pourrait favoriser le développement de régimes autoritaires au sein de cette dernière. La guerre en Ukraine deviendrait la matrice de cet ordre nouveau – paradoxalement nouveau et réactionnaire à la fois – dans lequel les nations, et certainement pas des confédérations ou des unions comme l’Union européenne (UE), formeraient l’unique échelle des communautés politiques. Le renversement politique serait aussi et surtout culturel. Selon Yarvin, l’invasion de l’Ukraine aurait pour premier avantage pour Poutine de renforcer son image de restaurateur de la Grande Russie, donc de consolider son pouvoir en interne. Son second avantage serait de permettre à Poutine de gouverner une Ukraine devenue post-étatsunienne et post-libérale, « avec des vêtements traditionnels, des moyens de transport modernes et un internet optimisé à la fibre optique, mais sans le porno, la K-pop ou les gays ». Idéalement, la Russie exercerait son pouvoir sur l’Europe jusqu’à la Manche, afin de la libérer du libéralisme et d’en faire un « laboratoire de la réaction » où se mettraient en place des régimes autocratiques capables de durer. Pour Trump, ce serait un moyen d’augmenter encore son pouvoir en affaiblissant le Département d’État et le Pentagone, dans un horizon où « l’excès de pouvoir n’existe pas ».
Ce qui frappe notamment, à la lecture de Yarvin ou de Thiel, c’est leur tendance à penser le politique à partir de la guerre. Yarvin prône la prise de pouvoir et des victoires qui « doivent écraser les croyances et les présomptions les plus profondes de ses ennemis », y compris ceux de l’intérieur, notamment ceux de l’État administratif. Vance, quant à lui, se situe dans le droit fil de Thiel lorsqu’il déclare, lors de la conférence de Munich sur la sécurité, en février 2025, qu’au nom de la liberté d’expression, il faudrait lever les régulations concernant les plateformes, l’intelligence artificielle et la protection des données. Selon lui, la guerre trouverait ainsi son lieu dans le numérique — une guerre sans qu’une seule balle ne soit tirée, mais dont les dégâts peuvent être colossaux. Elle viserait la destruction des organisations médiatiques, des bureaucraties, des universités, de l’aide humanitaire d’État, pour les supplanter par une techno-oligarchie aux mains de milliardaires animés par cet imaginaire politique néoréactionnaire. Thiel affirme d’ailleurs que « le retour de Trump à la Maison-Blanche augure l’apokálypsis des secrets de l’ancien régime » et annonce, dans une sorte d’avertissement, un avenir aux « idées nouvelles et étranges ».

Le déni de la guerre

Ce dont nous devrions donc nous étonner, c’est de notre propre étonnement. Comme si la guerre avait fait effraction dans notre horizon politique en février 2022 et, plus encore, depuis que nous ne pouvons plus compter sur le soutien étatsunien face à la menace russe. Cette prise de conscience douloureuse inscrit le présent dans un horizon tragique dès lors que la guerre pourrait directement nous concerner : voilà qui traduit, souligne l’historien Stéphane Audouin-Rouzeau, notre déni de la guerre ou notre déréalisation du fait guerrier. La réalité de la guerre semblait nous être devenue étrangère. Non pas qu’elle n’existait pas, y compris en Europe : il suffit de se souvenir du conflit en ex-Yougoslavie ou, antérieurement, des guerres de décolonisation, à commencer par celle d’Algérie. Mais elle semblait ne plus nous concerner dès lors que nous avions construit, depuis 1945, un système international destiné à la restreindre à la légitime défense et à encadrer, par le droit humanitaire, les actions qui s’y déploient. La construction européenne a aussi produit des agencements juridiques, économiques et institutionnels qui devaient garantir la paix et placer la guerre en dehors de notre horizon politique, du moins pour notre espace politique européen. Selon le sociologue Hans Joas, nous avons ainsi rêvé d’une modernité libérée de toute violence et nous serions devenus, de ce fait, incapables de penser la guerre comme une modalité de la politique. 
Pour Hans Joas, ce rêve est le produit même de la modernité : il s’identifie à cette dernière. Dans Kriege und Werte (Guerre et modernité), il le fait remonter au problème de la guerre laissé par Hobbes. De fait, ce dernier a voulu, dès le Citoyen (1642), puis dans le Leviathan (1651),  fonder la science politique en déduisant les conditions par lesquelles la paix et la sécurité pourraient être garanties. Seul un pouvoir fort, source unique du droit, doté d’une autorité sans limite et d’une puissance démesurée, pourrait mettre fin à la vie « solitaire, besogneuse, pénible, quasi-animale, et brève » qui prévaut en son absence. Mais cette solution engendre un nouveau problème. En garantissant la paix à l’intérieur, Hobbes empêche ce qui pourrait produire une paix à l’extérieur, une paix internationale. Car la paix intérieure garantie par un souverain puissant ne peut plus être assurée si ce souverain se soumet à un ordre supérieur (loi internationale ou super souverain) qui limite sa puissance. Autrement dit, les conditions de la paix interne sont devenues les conditions de la guerre internationale. Pour Joas, c’est ce problème que les libéraux ont voulu résoudre. Ils l’ont fait tantôt en pensant un libéralisme républicain de type cosmopolitique (une confédération d’États libres, c’est-à-dire républicains, dans la conception de Kant), tantôt en théorisant un libéralisme utilitariste (formulé par Montesquieu et Adam Smith) qui constate les coûts de la guerre et conçoit l’idée d’une paix par le commerce, si bien que la guerre en est venue à être perçue comme une relique d’un âge dépassé qui n’aurait pas bénéficié des Lumières européennes.

Paix hobbesienne ou paix kantienne ?

La thèse de Joas semble faire fi de la conscience de la guerre issue des grandes expériences du conflit, depuis les levées en masse et l’intégration des sociétés dans la guerre, entre 1793 et 1815, jusqu’à l’expérience du combat dans la Grande Guerre et la mobilisation non seulement des soldats, mais aussi de la société dans sa quasi-totalité, ou de l’autre guerre totale que fut la Seconde Guerre mondiale et d’un génocide dont la conscience a lentement émergé. Or, ces violences constituaient, pour ceux qui les vivaient, un temps irréductible à tout autre, comme le souligne Stéphane Audouin-Rouzeau, une expérience que l’on doit comprendre comme collective et culturelle à la fois. L’extensivité de ce que l’on entend par guerre, le fait qu’elle ne se réduise pas à la continuation de la politique par d’autres moyens, pour reprendre Clausewitz, mais qu’elle doit aussi être comprise comme une réalité culturelle, participent de cette difficulté à la cerner tout en montrant l’ampleur non seulement militaire, mais aussi sociale et, plus largement, culturelle du phénomène. Si l’expérience matérielle de la violence a été effacée de nos consciences – du moins, comme pouvant constituer le présent d’un temps social –, c’est peut-être parce que la perception commune de la guerre s’est, à un moment donné, limitée à ses moments paroxystiques. En nous représentant la guerre comme de grandes batailles où s’affrontent des armées régulières, nous en avons formé une conception héroïsée, donc déréalisée.
La thèse de Joas décrit pourtant assez fidèlement notre conscience présente de la guerre : la difficulté qui est la nôtre, nous Européens, à nous sentir concernés par elle, si ce n’est au moment où elle nous menace directement. Elle offre aussi deux modèles de paix qui nous permettent de penser la signification de la guerre au temps présent. Le premier modèle, celui de la paix de type hobbesien – une paix précaire dès lors que la guerre existe non pas seulement dans les combats effectifs, mais aussi dans ce que Hobbes nomme « la volonté de s’engager dans des batailles » – est une paix comme exception dans un contexte international où la guerre est la norme. Et la guerre internationale se maintient même lorsque les ordres politiques internes sont pacifiés, c’est-à-dire tenus par un pouvoir fort. Le second modèle, celui de la paix perpétuelle élaboré par Kant en 1795 (et qui a connu un renouveau contemporain), fait au contraire de la paix la norme et de la guerre l’exception. Kant pense qu’un concept cohérent de paix doit intrinsèquement inclure l’idée de perpétuité, sans quoi il ne s’agit que d’un cessez-le-feu, d’une trêve. Plusieurs types de paix ont certes été identifiés : paix d’hégémonie ou hiérarchique, paix d’équilibre ou polycratique, paix d’union politique ou fédérative, paix de droit international ou confédérative, paix directoriale ou oligarchique. Mais Kant soutient la cohérence d’un modèle spécifique : celui où le gouvernement cherche à servir l’intérêt des peuples, lesquels n’ont pas intérêt à la guerre. Il lie la paix à un système confédéral liant des États libres, des États de droit visant, précisément, l’intérêt des citoyens. 
Il reste à savoir lequel des deux paradigmes, hobbesien ou kantien, est le plus cohérent pour l’Europe et dans une configuration internationale plus large, alors que se lève le déni de la guerre et que nous sortons du rêve d’une modernité sans violence, comme le décrit Joas. Le modèle hobbesien, avec un pouvoir fort qui identifie la liberté à la sécurité, pourrait être celui de la paix auquel Poutine aspire. Cette paix, pas plus que la guerre, n’est ni construite ni limitée par le droit, car la guerre doit rester une prérogative des États souverains au nom de leur indépendance. Elle est une paix par la force. Et c’est ainsi que Yarvin conçoit la guerre : elle doit relever de la seule décision des États, dans un monde où ce n’est pas le droit qui limite la guerre, mais la guerre qui est source du droit. Dans une telle perspective, les droits humains, de même que le droit humanitaire, ne sont qu’une faiblesse des esprits humanistes incapables de comprendre le caractère irréductible de la guerre et sa violence incontrôlable (pour Yarvin néanmoins, le conflit doit être évité dans la mesure du possible dès lors que son issue reste incertaine). 
L’autre paradigme de la paix, celui de Kant et qui est, en un sens, l’inspiration intellectuelle de la construction européenne, fait de la guerre un dernier recours et une exception dans un cadre où la paix par le droit est la norme. Cette conception est peut-être ce qui a conduit à notre propre déni de guerre, si l’on se place dans la perspective de Joas. Mais elle est aussi la seule que nous pouvons tenir, nous Européens – en nous réveillant du rêve d’un monde sans violence –, si nous ne voulons pas d’une paix provisoire à laquelle un pouvoir puissant aura consenti, mais qu’il pourra à tout moment briser pour augmenter sa puissance et étendre son territoire. La question reste donc de savoir quels moyens nous sommes prêts à nous donner pour nous protéger d’une paix qui ne serait qu’une trêve, une paix par la force qui risquerait de couver une autre guerre.


Julie Saada, professeure des universités à Sciences Po, conduit ses recherches à l’École de droit. Ses travaux en philosophie du droit international portent sur les normes juridiques et éthiques de la guerre et de l’après-guerre ainsi que sur la justice pénale internationale et la justice transitionnelle. 


Références

Je remercie Arnaud Miranda pour ses remarques sur mon article.