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Les jeunes générations face aux crises permanentes, par Anne Muxel

Cet article est initialement publié dans le n°3 de Comprendre son temps. 

Anne Muxel, directrice émérite de recherche au CNRS, est directrice déléguée du Centre de recherches politiques (CEVIPOF)


Les crises, porteuses d’une myriade de conflictualités, sont devenues familières aux jeunes générations des sociétés occidentales. Nées au tournant des années 2000, à la charnière de deux siècles, ces générations ont grandi dans un contexte de crises qui s’enchaînent, quand elles ne sont pas concomitantes : crise financière, crise économique, crise sociale, crise du marché de l’emploi, crise politique, crise institutionnelle, crise démocratique, crise des valeurs, crise environnementale et, plus récemment, crise sanitaire. Ces événements constituent la trame de la socialisation des jeunes et configurent le champ des possibles pour leur insertion dans la société. Ils modèlent leurs représentations du monde, leurs conceptions de la citoyenneté, leurs craintes et leurs espoirs, tant au niveau individuel que collectif. Tous sont marqués du sceau d’une « crise sans fin », selon le titre éponyme d’un ouvrage de la philosophe Myriam Revault d’Allonnes. S’y ajoute le poids des contingences sociales, économiques et sociétales, qui varie selon les segments de la jeunesse, donnant à l’omniprésence de ces événements un relief singulier et une portée différenciée sur les trajectoires de chacun, car la jeunesse est plurielle et ne peut être considérée autrement que dans sa diversité. 
Elle évolue néanmoins dans un environnement global où les crises récurrentes imposent des constantes et créent des repères augurant d’une expérience générationnelle partagée.  Devant cet amalgame de bouleversements, les jeunes Français ont tous des difficultés croissantes à envisager leur avenir et à se projeter dans un cadre rassurant et prévisible. Pour autant, ils font preuve d’une résilience et d’une capacité d’adaptation tangibles. En dépit de leur pessimisme sur le devenir de nos sociétés, ils restent relativement optimistes à l’échelle de leur propre vie. Certes, les moins de 35 ans sont une minorité (46 %) à voir l’avenir en France rempli d’opportunités et de nouvelles possibilités, mais cela représente six points de plus que pour l’ensemble des Français (40 %), comme l’indique l’enquête « Fractures françaises » réalisée par IPSOS en 2024 pour le Centre de recherches politiques (CEVIPOF), la Fondation Jean-Jaurès et l’Institut Montaigne. Les jeunes se démarquent par leur débrouillardise et par la vitalité de leurs engagements, qui leur permettent de faire face aux conflictualités protéiformes caractéristiques de notre époque. Comment les abordent-ils, avec quels repères les interprètent-ils et quelles réponses leur apportent-ils ? Pour répondre à ces questions, nous allons examiner quelques-uns des axes de conflits, internes et externes, qui traversent la société française et structurent de manière décisive les débats politiques auxquels les jeunes sont confrontés.

Démocratie et valeurs républicaines ? Oui, mais….

L’attachement aux valeurs démocratiques fait partie du répertoire politique des jeunes générations. On voit cependant sourdre, au sein de la jeunesse comme de l’ensemble de la population, une quête de démocratie directe et de participation accrue des citoyens sans la médiation des organisations ou des institutions politiques. Cette relative mise en cause des rouages de la démocratie représentative ainsi que l’émergence d’une citoyenneté plus critique peuvent, d’un côté, renforcer une vigilance démocratique, de l’autre, susciter des demandes d’autorité et nourrir les populismes de tous ordres, et donc contribuer à leur progression dans les sociétés démocratiques. On observe, chez les nouvelles générations, des signes plus marqués d’une « déconsolidation démocratique », pour reprendre l’expression utilisée par Yasha Mounk dans Le Peuple contre la démocratie, provoquée et entretenue par une érosion de la confiance accordée aux institutions politiques représentatives. Ainsi, dans la dynamique générationnelle, les jeunes générations sont plus enclines à douter de l’efficacité de la démocratie que les générations plus âgées. Cette déconsolidation peut ouvrir la voie à de nouvelles conflictualités, autour notamment de l’adhésion à un leadership autoritaire, dont l’issue démocratique s’annonce incertaine.

Dans leur conception de la citoyenneté, les jeunes privilégient aujourd’hui davantage les droits que les devoirs, au risque d’une minoration de ces derniers. Concernant le vote, par exemple, ils se départagent à égalité entre ceux qui le considèrent d’abord comme un devoir et ceux qui le voient d’abord comme un droit. Dans l’ensemble de la population, on observe aussi un affaiblissement de la norme civique du devoir de voter, mais il est moindre. D’après une enquête BVA réalisée en 2021 pour RTL et Orange, plus de six Français sur dix (63 %) se rallient encore à la première conception, celle d’une citoyenneté devoir, et ils sont 75 % à s’y rallier parmi les plus de 65 ans. Par ailleurs, l’utilité du vote est davantage remise en question. Si 84 % des 65 ans et plus le considèrent comme un moyen politique efficace (dont 48 % très efficace), cette opinion est moins probante chez les plus jeunes ; elle tombe à 60 % parmi les 25-34 ans. Les 18-24 ans reconnaissent davantage son efficacité (73 %), mais de façon mitigée, car seuls 28 % d’entre eux le considèrent comme un moyen très efficace, d’après une enquête sur les valeurs d’engagement réalisée en 2022 pour la Fondation Jean-Jaurès. 
Le nouveau cadre de citoyenneté adopté par les jeunes redéfinit aussi la façon dont ils interprètent les valeurs républicaines telles qu’exprimées dans la devise française. La liberté a pris le pas sur l’égalité, y compris parmi les jeunes se situant à gauche de l’échiquier politique. La République est considérée comme devant, avant tout, protéger les libertés individuelles. Dans un monde aux frontières brouillées par la mondialisation, où les appartenances sont plurielles et les mixités, la norme et les bornes du vivre-ensemble se recomposent pour définir une République sans doute plus ouverte, mais aussi plus que jamais travaillée par les différences culturelles porteuses de conflictualités. Face à ces nouveaux défis, les jeunes sont nombreux à chercher à concilier le respect des différences. Si la République est « indivisible », pour la majorité d’entre eux, elle ne doit pas être exclusive. Les nouvelles générations sont toujours plus tolérantes que leurs aînées.

Les jeunes se montrent aussi plus ouverts à la mondialisation. Ils sont nettement plus nombreux que leurs aînés à considérer la religion musulmane comme compatible avec les valeurs républicaines : 55 % contre 29 % des 60 ans et plus (40 % de l’ensemble des Français), selon l’enquête « Fractures françaises » déjà citée. Néanmoins, certains segments de la jeunesse, touchés par la précarité du travail et plus faiblement diplômés, ne sont pas exempts d’un repli identitaire favorable aux leaderships autoritaires d’extrême droite. Par ailleurs, au sein de la jeunesse issue de l’immigration, l’adhésion à certains communautarismes, non dénués de sectarisme et de séparatisme, peut remettre en cause l’universalisme républicain. 
Ces fractures au sein de la jeunesse ne sont pas sans risque de conflictualités, plus ou moins larvées, plus ou moins radicales, et sont susceptibles d’entamer la cohésion nationale. La jeunesse française est partagée sur les questions de mixité, d’intégration et d’identité qui taraudent les sociétés européennes. Certains signes témoignent du retour inquiétant des nationalismes, des crispations identitaires et des protectionnismes de toute sorte, y compris en matière de culture et de religion. Dans un monde global où les concurrences s’élargissent, où les niveaux et les modes de vie s’affrontent, les clivages culturels et religieux peuvent revenir sur le devant de la scène et alimenter des conflits. En témoigne la banalisation de l’antisémitisme dans les collèges et les lycées français, mise en évidence par une enquête récente de l’IFOP, « Le regard des Français sur l’antisémitisme et la situation des Français juifs en 2024 », réalisée pour le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF). Un élève sur deux (52 %) reconnaît avoir déjà entendu dire du mal des juifs dans son entourage.

Culture protestataire et extrémismes

Dans un contexte de forte défiance à l’égard du personnel et des institutions politiques, une nouvelle norme du comportement électoral s’est imposée. Caractérisée par l’intermittence du vote et par une légitimation de l’abstention, elle change profondément les usages de la citoyenneté dans les démocraties contemporaines. Elle peut aussi bien être le vecteur d’une exigence démocratique vertueuse que déboucher sur une anomie civique (voir encadré). La défiance institutionnelle diffuse et la crise des médiations politiques traditionnelles reconfigurent les contenus et les formes de politisation des jeunes. Nos démocraties sont devenues plus réflexives, et le rapport que les citoyens nouent avec le système politique est encore plus individualisé que dans un passé récent. Les allégeances partisanes se sont affaiblies, les partis politiques peinent à se réinventer et les grands récits se sont effacés et ne fournissent plus une carte lisible des systèmes d’appartenance. Les repères politiques et les clivages idéologiques se sont en partie brouillés et les jeunes identifient les extrêmes comme les seules forces politiques à partir desquelles se positionner. Selon les données du Panel électoral français du CEVIPOF, au premier tour de l’élection présidentielle de 2022, un jeune sur deux (51 %) a voté pour un candidat situé à l’un des deux extrêmes de l’échiquier partisan, participant de fait à la forte polarisation de l’espace politique. 

Les jeunes ont intégré une culture de la protestation qui suppose des formes d’intervention directe dans l’espace public (manifestations, grèves, occupations de lieux emblématiques). Ils font leurs premiers pas de citoyens actifs dans des dispositions plus critiques et plus exigeantes que leurs aînés. La tentation de la radicalité fait désormais partie de leur panoplie. Dans sa dimension protestataire, elle concerne la majorité d’entre eux et s’est banalisée, dans la rue comme dans les urnes. Lorsqu’elle fait usage de la violence et qu’elle la légitime, la radicalité touche une minorité significative d’entre eux : entre 10 et 20 % d’après une enquête menée avec Olivier Galland auprès de 7 000 lycéens en 2018. Elle peut se diffuser plus largement quand des jeunes, apparemment indifférents à la politique, laissent éclater leur mécontentement, voire leur rage.

L’environnement : un espace de conflits générationnels

Dès lors qu’est abordée la question environnementale, qui figure au premier plan des préoccupations des jeunes générations, la parole d’un boomer (surnom donné aux générations issues du baby-boom) est jugée dépassée et la fracture qui s’opère a pour sujet l’avenir. Une grande partie de la jeunesse en appelle à un changement de paradigme politique à l’échelle planétaire et défend l’urgence d’un nouveau pacte moral entre les générations si l’on veut empêcher le monde de courir à sa perte. Depuis 2019, les Marches pour le climat ont mobilisé deux millions de jeunes dans le monde et plusieurs dizaines de milliers en France. Un jeune sur cinq âgé de 14 à 16 ans a déjà participé à l’une de ces manifestations d’après une étude de 2021 réalisée pour l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). 
À plus ou moins long terme, l’éthos environnemental qui imprègne la culture politique des jeunes pourrait également transformer, sinon les équilibres partisans traditionnels, du moins les enjeux et les lignes de clivages politiques susceptibles de mobiliser les citoyens. La dénonciation de la politique institutionnelle se répand dans le registre de l’écologie politique des jeunes générations. La formule « OK boomer », employée pour railler le déni de réalité des générations plus âgées face au changement climatique, fait florès depuis qu’une députée néo-zélandaise l’a prononcée, en 2019, à l’adresse d’un député plus âgé qui s’opposait à des mesures environnementales. Prélude à un vif affrontement générationnel, elle est aussi une réponse au sentiment de mépris et de dénigrement ressenti par les jeunes de la part de leurs aînés et dont témoigne le terme de snowflakes (flocons de neige), souvent utilisé pour souligner leur inconsistance et leur fragilité, alors même que s’impose le constat de leurs engagements et de leur résilience, par exemple face à la pandémie de Covid.
Des années 1980 jusqu’à une période récente, le fossé générationnel s’était peu à peu comblé au fur et à mesure que se rapprochaient les valeurs, les modes de vie et les pratiques culturelles des jeunes et de leurs aînés, selon une grande enquête sur les valeurs des Français, réalisée à trois reprises en 1981, 1990 et 1999. Désormais, l’enjeu écologique, particulièrement crucial puisqu’il y va de la survie de la planète bien au-delà du temps présent, s’affirme comme la principale source d’opposition entre les générations. Ainsi, une enquête réalisée en 2022 avec Martial Foucault auprès des étudiants de Sciences Po montre que ce vecteur d’engagement et de politisation s’est diffusé et consolidé au cours des dernières années. L’environnement est la première cause pour laquelle les étudiants seraient prêts à se battre : 26 % la mentionnent, bien devant la lutte contre les inégalités (16 %) ou la défense des droits des femmes (15 %).

Le retour de la guerre

Depuis l’invasion russe de l’Ukraine, en février 2022, se pose la question de l’attitude des jeunes générations vis-à-vis de la conflictualité sous sa forme ultime, la guerre. Les jeunes ont intériorisé les risques de guerre ainsi que leurs conséquences pour leur propre pays. Ils ne peuvent ignorer les terrains de conflit armé que sont l’Ukraine et le Proche-Orient, et l’actualité ne cesse de leur rappeler l’intensité des menaces auxquelles les populations européennes sont exposées. Conscients des possibilités de déstabilisation totale d’un ordre mondial en pleine mutation, ils ont également intégré l’hybridité et la complexité des guerres et des rapports de force (conflits ouverts, exposition aux nouvelles méthodes de désinformation, etc.). Le terrorisme, qui a forgé chez eux de nouvelles représentations de la figure de l’ennemi, vient au premier rang des formes d’agression dont ils estiment que la France pourrait être l’objet. 
Les jeunes mesurent la dimension tragique de la guerre, sans aucune forme d’idéalisation. Là où les générations précédentes pouvaient la croire révolue sur le sol européen, ils envisagent l’éventualité de se battre pour protéger leurs compatriotes, leur pays et leurs valeurs, comme le montre une étude sur « les jeunes et la guerre » conduite en 2024 pour l’IRSEM. Un jeune sur deux anticipe ainsi la possibilité d’une guerre sur le sol français et envisage celle d’un conflit nucléaire. Le patriotisme, en tout cas intentionnel, qui s’exprime est révélateur d’une lucidité augurant de leur résilience en cas de conflit majeur et de haute intensité. Six jeunes sur dix se disent par exemple prêts à se battre pour défendre leur pays et, parmi eux, quatre sur dix le seraient même au sacrifice de leur vie.

Les fractures qui apparaissent entre générations quant à la conception de la citoyenneté et, plus largement, de la République, sur le rôle de la protestation en démocratie et la question environnementale constituent des enjeux décisifs. S’y ajoutent les menaces en matière de défense et de sécurité, dont la guerre et le terrorisme, qui sont désormais intégrées par les jeunes. Ces conflictualités ne manqueront pas de reconfigurer l’espace politique français au cours de la décennie à venir.    


Anne Muxel, sociologue et politiste, directrice émérite de recherche au CNRS, est directrice déléguée du Centre de recherches politiques (CEVIPOF). Spécialiste de la socialisation politique des jeunes, elle a consacré de nombreux travaux à la transmission générationnelle des valeurs. Elle a également ouvert tout un champ de recherches sur la sociologie de l’intime. Son dernier ouvrage s’intitule, Ils m’ont jamais lâché. Au coeur des quartiers avec les jeunes et leurs éducateurs de rue (Le Bord de l’eau, 2024).


Références