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L’Europe dans le maelström des nouvelles conflictualités, par Hugo Micheron

Cet article est initialement publié dans le n°3 de Comprendre son temps. 

Hugo Micheron, politiste, spécialiste du Moyen-Orient, est responsable du séminaire « Intelligence artificielle, démocratie et milieu informationnel » à Sciences Po.  


La période actuelle est marquée par d’importantes transformations géopolitiques mondiales qui se superposent. Ce phénomène, perceptible à travers l’intrication des crises, rend sa lecture délicate. Les dynamiques en cours ont en commun de questionner, d’une manière ou d’une autre, la place et le rôle de l’Europe sur l’échiquier mondial et sa capacité à s’ériger comme acteur géopolitique de premier plan.

Les guerres du Moyen-Orient et l’astanaïsation des relations internationales

Le conflit syrien a constitué la dernière grande crise au Moyen-Orient avant celle déclenchée par les attaques du 7 octobre 2023 en Israël et la guerre à Gaza et au Liban qui s’est ensuivie. De son début, en 2011, à son règlement partiel, en 2019, le conflit syrien a été un moment charnière pour l’Union européenne (UE) qui, durant cette période, est passée du statut de puissance active dans la région à celui de témoin passif, profondément et durablement affecté par les évolutions qui y ont pris forme. 
Il en va ainsi de la crise des réfugiés de l’été 2015 et de ses lourdes répercussions politiques en Scandinavie et en Allemagne, telles que l’affirmation de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) et, plus largement, le renouveau des mouvances d’extrême droite, aujourd’hui favorables à la Russie ou perméables aux ingérences de l’alt-right étatsunienne. Il en va également du jihadisme de Daech, auquel ont participé 6 000 Européens sur la période et qui s’est traduit par une campagne d’attentats sans précédent dans l’ensemble des pays d’Europe de l’Ouest, à commencer par la France. 
La perte d’influence de l’Europe en Syrie est aussi le produit d’une stratégie mise en place par ses rivaux, principalement la Russie et l’Iran, qui y ont lourdement investi dans l’objectif de sauver le régime de Bachar al-Assad, et, dans un registre différent, par la Turquie. En septembre 2015, un an après l’annexion de la Crimée (laquelle avait été précédée de l’opération spéciale dans le Donbass) la Russie intervenait au Levant, déployant des troupes au sol et garantissant au dirigeant syrien une couverture aérienne décisive pour le prémunir contre l’effondrement qui le menaçait. De même, l’Iran et ses supplétifs – Hezbollah libanais, milices chiites irakiennes etc. – mettaient en place un impressionnant dispositif militaire pour sauver un allié qui représentait une pièce maîtresse de ses rouages d’influence régionale. A contrario, la Turquie, en soutien à l’opposition syrienne, lançait, durant l’été 2016, l’opération « Bouclier de l’Euphrate » pour couper la route à l’expansion kurde, reprendre la main sur événements qui affectaient le Sud turc et occuper, jusqu’à aujourd’hui, une partie du nord du pays.
Dans la foulée de leur intervention, la Russie, l’Iran et la Turquie, en désaccord sur l’issue à donner à la crise syrienne, se sont réunis au Kazakhstan pour signer les accords d’Astana. Passée quasiment inaperçue en Europe, en dépit de son importance, cette entente fournit un cadre d’analyse précieux pour comprendre le recul géopolitique de l’UE. Malgré leurs divergences, un terrain d’entente est immédiatement apparu entre les trois pays précités : l’exclusion de l’UE du cadre de règlement de la crise syrienne et, dans le prolongement, l’endiguement de son influence au Moyen-Orient. Peu d’observateurs ont alors remarqué l’importance de ce qui se jouait pour l’Europe dans la capitale du Kazakhstan.      
Sa traduction concrète ne s’est pourtant pas fait attendre. La pression politique exercée contre l’Europe s’est intensifiée dans l’ensemble des zones d’intérêts stratégiques où elle disposait d’un rôle historique. De la Libye au Sahel et à l’Afrique de l’Ouest, de Gaza à l’Ukraine en passant par l’Arménie et la Géorgie, la perte d’influence de l’Europe sur le cours des événements est saisissante. La Russie, la Turquie et l’Iran, quant à eux, opèrent plus ouvertement sur ces terrains de crise, signe d’un endiguement des puissances européennes et de la réduction de leurs cadres d’intervention dans les affaires du monde. Ainsi, depuis 2018, l’« astanaïsation » des relations internationales ou, si l’on préfère, l’exclusion de l’Europe des cadres d’intervention et de résolution des conflits, s’est étendue à d’autres parties du monde.
La France, en tête des pays ciblés, figure bien souvent dans le viseur de relais d’action non seulement russes, turcs, iraniens, mais aussi azéris et chinois, sans oublier les acteurs non étatiques, à l’image des groupes jihadistes qui n’ont pas disparu de la géopolitique mondiale. 

La centralité des périphéries 

Au cœur de ces reconfigurations, peu de commentateurs ont noté l’importance d’un espace géopolitique : celui du Caucase et de l’Asie centrale, situé entre l’Iran, la Turquie et la Russie. Outre la formalisation du processus d’Astana, cet espace est aussi le lieu d’impulsion d’autres mouvements de premier plan. Ainsi, malgré leur importance, les agissements d’un pays du Caucase, l’Azerbaïdjan, attirent encore peu l’attention en Europe. Hostile à l’action de l’UE, en raison notamment de son soutien à l’Arménie à la suite de l’offensive azerbaïdjanaise contre le Haut-Karabagh durant l’automne 2020, le pays est à l’origine du Groupe d’initiative de Bakou (GIB), créé en 2023 dans le but de soutenir la lutte des peuples « mal-décolonisés ».  
Lors de sa conférence inaugurale, le GIB a convié les représentants de plusieurs mouvements indépendantistes français (Martinique, Guyane, Corse, Nouvelle-Calédonie, Polynésie française), afin d’encourager les tentations de sécession dans ces zones stratégiques en exploitant les vulnérabilités et les lignes de faille de la France autour des conflits identitaires et nationalistes. Par exemple, à l’issue d’une nouvelle réunion à Istanbul, en février 2024, le GIB adressait une lettre au président français pour l’interpeller sur les heurts se déroulant en Nouvelle-Calédonie, en les présentant comme une continuation des guerres de décolonisation algérienne et africaines. Via des campagnes désinformationnelles sur les réseaux sociaux, l’Azerbaïdjan s’est impliqué dans l’amplification des contenus hostiles à l’État français en Nouvelle-Calédonie, soutenant activement l’indépendance de l’archipel et militant pour le départ de ce qui était présenté comme des forces d’occupation françaises.      
Le Caucase et l’Asie centrale sont en outre des terrains de recomposition des réseaux jihadistes entre trois zones d’intérêts majeures pour eux : le Moyen-Orient (Syrie, Irak, Liban, Jordanie), l’Asie centrale (Afghanistan, Pakistan notamment) et l’Europe. Aidés par la déstabilisation de l’Afghanistan depuis le retour au pouvoir des taliban en 2021, les réseaux jihadistes d’Asie centrale et de Tchétchénie sont au cœur du regain d’activité terroriste de l’État islamique au Khorasan (EI-K, branche de l’État islamique, active en Asie centrale et en Asie du Sud.). Depuis 2023, ces réseaux sont considérés comme la principale menace jihadiste, et plusieurs attentats perpétrés ou déjoués en Europe au cours des dernières années ont été le fait de réseaux caucasiens (tchétchènes ou ingouches), parfois avec le soutien de leurs relais d’Asie centrale. Point important, et signe que les reconfigurations dans cette région géopolitique ne sont pas uniquement l’objet des forces étatiques mais aussi le fruit des activités des groupes non étatiques, les groupes jihadistes ne sont alliés ni avec la Russie, ni avec l’Iran ou la Turquie. Cela n’exclut naturellement pas les tentatives d’instrumentalisation par les uns et les autres dont ces trois régimes sont coutumiers, mais il faut noter qu’ils ont eux-mêmes été frappés par des attentats jihadistes de grande ampleur, menés par l’EI-K en 2024 : à Kerman en Iran début janvier 2024 (84 victimes), dans une église catholique d’Istanbul fin janvier 2024 (1 victime) et dans la salle de concert Crocus City Hall, dans la banlieue de Moscou, en mars 2024 (140 victimes). À cet égard, la stratégie médiatique de Vladimir Poutine, qui s’est mis en scène en train d’embrasser le Coran lors d’une visite en Tchétchénie à la fin de l’été 2024, n’est pas anodine, alors que la guerre à Gaza produit un bruit de fond extrêmement défavorable à l’Occident qui facilite le regain des activités islamistes en Europe et divise les opinions publiques européennes. Dans le même temps, en dépit des faiblesses dont fait preuve l’UE sur la scène internationale, et singulièrement au Moyen-Orient, les mises en cause de son action extérieure, toujours vivaces, sont devenues inversement proportionnelles à sa véritable présence sur le terrain. La responsabilité européenne dans les évolutions en cours au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie centrale, objet récurrent des débats internes qui animent les démocraties, les cénacles diplomatiques et, bien sûr, l’espace informationnel hybride du numérique, est discutée avec une virulence qui dépasse de loin la capacité d’action du Vieux Continent. 

L’Europe face à l’arsenalisation de l’information et aux insurrections intellectuelles 

En perdant sa capacité à peser sur les événements se déroulant dans son environnement immédiat, l’Europe tend à être l’objet des transformations qui s’y produisent. Les rivaux géopolitiques et ennemis déclarés de l’Occident de toute sorte sont désormais tentés d’agir directement à l’intérieur de ses démocraties en exploitant le climat d’insurrection intellectuelle qui y règne de façon de plus en plus visible, dorénavant stimulé par les réseaux MAGA (Make America Great Again) en Europe.
À l’aide des méthodes dites d’arsenalisation de l’information, et bien aidés en cela par l’amplification algorithmique, les acteurs étatiques et non étatiques s’essayent à creuser les clivages identifiés dans les débats occidentaux. Par le biais de multiples campagnes de manipulation de récits et de tropes (détournements de sens), déjà présents sur les réseaux sociaux, ils cherchent à accroître la fragmentation et la polarisation à l’œuvre dans le champ politique. En raison de la nature même de la démocratie, par définition ouverte à la circulation idéologique, l’UE est particulièrement exposée à la bataille des récits. Elle évolue même dans une position de vulnérabilité stratégique assez sensible. Elle n’a pas encore de réelle souveraineté algorithmique et peut difficilement réguler les algorithmes des plateformes étrangères. Or, les réseaux sociaux sont les premiers lieux de conscientisation politique de la génération des 15-25 ans. Cette situation contraste d’ailleurs avec celle des grands rivaux géopolitiques et économiques qui disposent de plateformes numériques (les GAFAM pour les États-Unis, Telegram et Vkontact pour la Russie, sans parler de la Chine et de son internet cloisonné) ou des moyens techniques pour y exercer leur influence et y défendre leur vision du monde et leurs intérêts.
Contrairement à leur ambition d’origine, les réseaux sociaux ne forment pas un espace virtuel planétaire favorisant l’échange d’idées et l’émancipation intellectuelle. Ce ne sont pas des forums de débat où les opinions politiques contraires s’expriment librement. La jungle des réseaux sociaux est un environnement brutal, ouvert aux quatre vents et balayé par des tempêtes. Seuls les récits les plus puissants ou les plus relayés s’impriment durablement. Alors que l’IA générative réduit considérablement les coûts de la manipulation des opinions de masse et favorise sa généralisation, l’Europe, peu équipée en la matière, se révèle bien mal préparée à cette guerre informationnelle.

L’Union européenne face aux prédateurs


La pression que font peser les États-Unis sur l’Europe, à travers l’hostilité et la prédation du trio Donald Trump, J. D. Vance et Elon Musk, tant dans le domaine commercial (imposition des droits de douane, guerre des tarifs) qu’informationnel (ingérence politique et algorithmique, par exemple, sur le sort d’élections démocratiques par Musk) et militaire (révision de la politique étatsunienne vis-à-vis de Ukraine dans un sens extrêmement favorable aux prétentions du Kremlin) se présente comme un facteur majeur de déséquilibre géopolitique européen. En guerre sur le front est en Ukraine, en retrait à l’est et au sud de la Méditerranée, exposée aux reconfigurations qui se dessinent dans le Caucase et en Asie centrale, l’Europe est désormais pressurisée dans son arrière-pays transatlantique et contrainte dans son environnement naturel et immédiat. 
Dans un monde où les attributs de la puissance sont en partie redéfinis par la nouvelle donne technologique, l’Europe peut, et doit, faire face au cumul des crises et à leurs nouvelles formes de conflictualité. Il convient de mettre un terme à la désynchronisation du politique et du technologique — le second se développant plus vite que la capacité du premier à l’absorber et à le réguler. Il est ainsi crucial qu’un groupe de pays influents au sein de l’UE aligne ses orientations diplomatiques pour repenser les conflictualités dans toutes leurs dimensions stratégiques : politiques, géopolitiques, militaires, commerciales et informationnelles. 
 


Hugo Micheron est chercheur en science politique. Arabisant, il est spécialiste du Moyen-Orient et du jihadisme. Après une thèse à l’École normale supérieure, il a poursuivi ses recherches postdoctorales au sein du Near Eastern Studies de l’université de Princeton (2020-2022) et il est senior fellow au Program on extremism de l’université George Washington. Il enseigne à Sciences Po, où il est responsable du séminaire « Intelligence artificielle, démocratie et milieu informationnel ». Il est notamment l’auteur de La Colère et l’Oubli. Les démocraties face au jihadisme européen (Gallimard, 2023), qui a reçu en 2023 le prix Femina essai ainsi que le prix Brienne du livre géopolitique.